En suspension

Doucement, je repose mon crayon. Je relève alors mon regard vers la glace. Parfait. Le noir souligne mes yeux et leur donne cet aspect ancien, un peu comme les personnages dans les films muets des années trente. Un sourire vient orner mes lèvres, le personnage commence à prendre vie. Mia est en train de disparaître, cédant sa place à Justin.

Je cherche parmi le fouillis de la loge le dernier ingrédient nécessaire à ma transformation. Sous la brassière de Léonie, coincé entre la bouteille d'eau de Flo et les lunettes de Camille, je le trouve finalement.

Une craie noire.

Délicatement, je frotte mon doigt dessus m'imprégnant du charbon, je le passe ensuite sur mes lèvres et mes pommettes. Il n'en faut pas trop. L'image que me renvoie le miroir ne me satisfait pas, trop concentré. Je recommence. Après quelques modifications, le résultat semble parfait.

Flo récupère alors mon outil pour dessiner une fausse barbe à Camille. Cette intervention me reconnecte à ma troupe, je les observe alors, cherchant comment je pourrais les aider. Léonie finit par répondre à ma question en me demandant de répéter la première scène.

J'accepte.

Je ne suis pas partisane des répétitions de dernière minute, cela me stresse facilement, mais je sais qu'elle en a besoin pour se sentir sereine. Cependant, je ne rentre qu'à moitié dans mon personnage. Je n'arrive pas à faire abstraction des blagues de Flo en arrière-plan. Alors je bafouille et il y a quelques ratés.

La scène finie, on s'intègre à la discussion de nos deux autres compères. Il reste moins d'une heure avant le début de la représentation. Je finis de m'habiller. Le pantalon est trop grand, cela a beau être pour le jeu, je suis obligée de le remonter constamment. C'est pourquoi, j'attends toujours le dernier moment avant de me vêtir. Le fin débardeur blanc suffit à me faire transpirer, mais je sais que je vais devoir porter un manteau par-dessus alors je profite de la légèreté de mon haut court sans râler. Je dépose le gilet sur le dossier de ma chaise, bien en évidence pour ne pas avoir à le chercher au moment venu.

Le chapeau est l'un des éléments les plus importants. J'attache, du mieux que je peux, mes petits cheveux blonds. Malgré toutes les barrettes et les pinces que j'ai mises, ceux-ci arrivent encore à s'enfuir et à glisser hors de ma coiffure. Tant pis. Justin sera un domestique aux cheveux mi-longs. Je cache la dîtes structure en filament sous mon chapeau melon. J'arrange les quelques mèches rebelles dépassant encore.

Il ne reste que quelques minutes avant que la pièce ne démarre. Flo et Léonie cachent leur stress dans une joute verbale. Ils ne sont plus eux même, ils ont laissé place à Monsieur et Madame Lenglumé, et nous font l'honneur d'une scène de ménage improvisée. Camille commence à avoir le trac, je le sais parce qu'elle vient de vérifier pour la douzième fois les accessoires. Les omelettes sont prêtes, les bouteilles aussi, le réchaud est à sa place. Tout est parfait. Pour patienter, elle tourne en rond, lisant à moitié ses répliques.

Moi, j'observe. J'observe et je mange. Des abricots. J'en ai ramené une bonne vingtaine, mais la boîte est presque vide. Il n'y en avait peut-être pas vingt...

Cinq minutes. Hugo, le metteur en scène, vient nous prévenir. On se réunit alors pour une pause relaxation. Les yeux fermés, on souffle doucement, et on inspire en faisant gonfler notre ventre, comme un ballon. À la fin de l'exercice, Flo et Camille se mettent en place sur scène. Hugo leur laisse une petite minute d'installation avant de lui aussi faire son entrée.

Il présente alors la pièce au public. Je ne l'écoute pas. Je veux que ce moment m'appartienne entièrement. Les oreilles bouchées, la respiration calme, les paupières closes, je fais le vide. Je m'écoute penser. Je m'efface complètement. Je ne suis plus Mia. Je ne suis pas encore Justin. Je suis entre deux.

La porte claque. Hugo vient de rentrer. Ça va être à moi. Je rentre après le troisième coup de cloche.

Ding. J'inspire un grand coup, fermant les yeux pour mieux ressentir l'air.

Dang. Mes poumons se vident d'un seul coup. Justin est prêt.

Dong. Je prends ma respiration puis j'entre.

Le temps s'arrête. Une seconde.

Suspendu, comme en apesanteur, l'espace s'est figé. Je ne suis plus Mia, che chui en train de stdevenir Jchuschtin. Mon cerveau se met à chuinter à l'image de mon personnage. L'atmosphère est électrique. Les lumières viennent seulement de s'allumer, j'ai toute l'attention du public. Ils attendent, ils observent. Dans ce moment hors du temps, je ne pense plus. Je profite de la magie de cette seconde de perfection.

Puis je pose mon premier pied sur le plancher, et casse ainsi la faille spatio-temporelle qui s'était créée. J'entre dans la farce, dans un nouvel espace-temps.

Mon personnage se déplace et je me détache de tout. Il ne reste que le théâtre, la pièce, mon texte, Justin.

Au bout d'une heure, les lumières s'éteignent et le noir se fait. Le public se met à applaudir et la fatigue accumulée lors de la représentation s'évapore. Je regarde mes amis. Un sourire éclaire leurs visages. On l'a fait. C'est fini.

A leur attitude, je sens alors que Camille et Léonie sont revenues. Flo met un peu plus de temps, avant de redescendre pour reprendre les rênes de son corps. Moi, j'ai du mal à laisser Justin partir. Ma tête pense encore avec ce chuintement benêt.

Le temps des applaudissements finis, je vais à la rencontre de nos spectateurs, Justin m'accompagne non loin et s'amuse à connaître le ressentit de nos invités. La plupart sont ravis. Mon personnage en contamine certains qui se mettent à imiter sa malheureuse diction. Bon gars, il ne les reprend pas et joue de cela.

Finalement, le temps de retrouver son corps arrive et je rejoins les loges suivies des autres comédiens. Le démaquillage et le déshabillage se font dans les rires et les répliques taquines de Flo et Léonie. Justin finit par disparaître de mon corps. Je sais qu'il n'est pas très loin, alors je souris, fatiguée malgré tout. Rapidement, la scène est rangée, les accessoires sont replacés dans la loge, les costumes sont pliés et agencés en tas pour s'y retrouver le soir prochain.

La nuit arrive, et je m'endors apaisée. J'ai vécu un moment parfait. Je suis heureuse. Ce n'est pas tous les jours, que l'on vit une seconde de perfection, un moment suspendu.

_______^o^_______

Petite nouvelle écrite dans le cadre d'un défi de la  ConfrerieLitteraire ! En solo cette fois-ci. Elle trottait depuis un moment dans ma tête ^^ J'espère que cela vous aura plu !

La citation qui m'a inspiré était la suivante ^^

"Mais si ! Un moment parfait, tu sais, c'est un moment suspendu... un peu entre deux..." Vanyda

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top