6 - Je veux m'envoler, et hurler comme jamais !

Lorenza


Le silence s'installe de nouveau entre nous. Je constate que mon invité est loin d'être bavard, et j'ignore quels sujets aborder pour le mettre à l'aise.

Parler du monstre, déjà ? Il est peut-être un peu tôt. Et je pense que cela l'effrayerait plus qu'autre chose. Je sais à quel point il peut s'agir d'une expérience traumatisante. Même moi qui suis considérée comme la plus forte mentalement, parmi notre groupe de trois amies, j'en ressors souvent en pleurs, recroquevillée sous mes draps, ou dans un coin de la pièce. Qui sait, je préfère me dire que le risque de se faire tuer n'est pas de zéro, même si aucune d'entre nous ne s'est encore faite physiquement blesser par la créature. Et puis, je préfère attendre que nous soyons tous les quatre, avant d'aborder ce sujet.

Je ne me rends compte que je me mordille la lèvre que lorsque je vois Alexandre ouvrir la bouche pour prendre la parole. Mais il se ravise, se faisant interrompre par quelques petits coups donnés sur la porte de ma chambre.

« Ca doit être Lynne et Mei. », dis-je, sautant du matelas par la même occasion.

Je me dirige rapidement vers la porte, d'un pas sautillant, et ouvre celle-ci à la volée, me retrouvant face à mes deux camarades, et les invite alors à entrer. La petite blonde embrasse ma joue avant de s'exécuter, m'arrachant un petit sourire au passage. Mei, elle, semble plutôt réticente. Je me doute qu'elle ne doit pas être des plus à l'aise à l'idée de faire la connaissance d'une nouvelle personne, sans savoir si cette dernière sera ouverte en ce qui concerne la transidentité de mon amie. Si tel n'est pas le cas, en tout cas, deux possibilités s'offriront à nous. Soit il s'agira de pure ignorance, et nous laisserons Mei expliquer la chose, soutenue par Lynne et moi-même. Soit, ce sera pure haine et méprise de la part d'Alexandre, et alors, monstre ou pas, je ne le laisserai plus approcher la brune, et lui conseillerai de ne plus tenter de nous adresser la parole. Je ne possède que peu de patience, d'autant plus lorsque l'on parle du bien-être des personnes qui me sont proches.

J'attrape la main de Mei, délicatement, et l'encourage d'un regard que je veux bienveillant. Elle pose ses iris sur moi un petit instant, puis, après quelques inspirations, se décide à entrer. Je hoche la tête, referme la porte, puis l'accompagne jusqu'au centre de la pièce où s'est déjà installée la fille dont je suis amoureuse, à genoux sur la literie, à la place où je me trouvais auparavant. Je décide de m'asseoir juste derrière elle, attrapant délicatement ses épaules pour l'attirer contre moi. Mei, elle, se pose sur le rebord du lit, à côté de nous deux. Elle n'ose pas lever les yeux vers Alexandre lorsqu'elle prend la parole, visiblement mal à l'aise.

« Euh... Bonjour. Je... Je suis Mei.

- Alexandre. » répond immédiatement son interlocuteur.

Cela me fait mal au cœur de témoigner de l'état mon amie. Il est assez rare de la voir ainsi, mais cela arrive, lorsqu'elle fait face à une personne inconnue. Je m'autorise à poser une main sur son épaule tendue, afin de lui signifier ma présence dans l'espoir de lui donner un peu de courage.

« Enchantée, Alexandre. Lynne m'a un peu parlée de toi, sur le chemin, déclare-t-elle d'une voix légèrement plus assurée.

- Elle n'a pas dû te dire grand-chose, puisqu'on ne se connaît pas encore.

- Ah, euh... Oui, effectivement.

- Mei est un peu timide, intervient la blonde. Elle veut dire que j'ai mentionné ta présence parmi nous. »

La connaissant, elle a certainement fait-part à Mei du fait que nous soupçonnons le garçon de vivre, lui aussi, des terreurs nocturnes. Mais puisque cette hypothèse lui est venue par le biais de ses pensées, je ne suis pas convaincue du fait qu'il faille lui annoncer directement. Il prendrait sûrement peur, et puis, vu l'endroit dans lequel nous nous trouvons, prendre des précautions est plus que nécessaire.

En tout cas, il ne fait aucune remarque quant à Mei, ce qui est un point considérablement positif.

« Bien ! Et si on commençait par se présenter, chacun à notre tour ? proposé-je.

- Comme dans une thérapie ? demande Lynne en haussant un sourcil.

- Mmh, oui, sauf qu'on est entre nous, donc on s'en fout. Y'a aucun infirmier pour nous juger, ou autre. »

Bien qu'ils disent toujours être neutres, je ne suis pas dupe. Un membre du personnel médical demeure un être humain, et de ce fait, juge forcément les patients d'une façon ou d'une autre. C'est normal, je le sais bien. Mais personnellement, cela m'empêche de m'exprimer à cœur ouvert.

La preuve en est, d'ailleurs, avec la façon dont ils traitent Mei, que je considère déjà bien moins normale.

« Allez, je vais commencer, me lancé-je. Je suis donc Lorenza, dix-sept ans. J'aime cuisiner, et faire du sport. Enfin, par 'faire du sport', je veux dire que j'aime bouger. Beaucoup. Mmh... je suis ici parce que mon humeur est très... fluctuante, dirons-nous ! J'ai un léger trouble de la personnalité borderline. Et je possède une peur irrationnelle de la nuit. »

Alexandre acquiesce, tandis que je guette sa réaction face à ma dernière phrase. Rien en particulier, il s'est contenté de légèrement plisser les yeux. Comme si ce mal-être lui parlait. Ou peut-être me fais-je des films.

« Moi, c'est Lynne, poursuit mon acolyte. J'ai quinze ans et—

- Quinze ans ? demande notre invité.

- Oui, pourquoi ? Toi aussi, tu me pensais plus jeune ?

- J'aurais dit treize, ou quatorze... avoue-t-il, l'air honteux.

- Mhm, j'ai l'habitude, t'en fais pas. Bref. J'aime photographier des choses, lire et écrire. Ah, et j'apprécie beaucoup la nature, aussi. Avant d'atterrir ici, je pouvais passer mes journées dehors. Ah, mais je rentrais dès qu'il commençait à faire nuit. Moi non plus, je ne l'aime pas. C'est pour ça que je suis là. Et aussi, parce que, selon mon entourage, je suis mythomane.

- Ce qui est totalement faux ! » m'exclamé-je pour prendre sa défense.

Je ne veux pas que, avant même de la connaître, Alexandre se méfie d'elle. La blonde s'arrête et lève son regard sur moi. Son expression indéchiffrable me scrute, comme si elle réfléchissait à ce que je venais de dire. Puis, elle laisse un petit rire sans émotion lui échapper, avant de revenir au garçon.

« Va savoir. Peut-être que je ne m'en rends pas compte. M'enfin, voilà, c'est moi. »

Il hoche de nouveau la tête, silencieusement. Vient ensuite le tour de notre amie aux cheveux bruns.

« Moi, euh... Comme je te l'ai dit, je suis Mei. Euh... J'ai dix-huit ans. Je passe pas mal de temps à dessiner. Et, mmh... Je suis là parce que j'aurais des hallucinations, pendant la nuit. Entre-autres. »

Elle est beaucoup plus brève que nous, mais je sais que, si elle considère le brun comme étant digne de confiance, elle finira par s'ouvrir à lui. Dans tous les cas, celui-ci semble réfléchir à sa manière de se présenter.

« Te prends pas la tête, dis ce qui te vient, lui proposé-je.

- Bon... Bah alors, moi c'est Alexandre. J'ai aussi dix-sept ans. Je lis pas mal, et je passe beaucoup de temps à rêvasser... Ma vie n'est pas très palpitante donc je sais pas vraiment quoi ajouter, mais... Ouais, je suis souvent dans mon monde, quoi. J'ai une dépression, et des troubles de l'anxiété, apparemment. »

Il n'en dit pas plus. Pas un mot sur la nuit. J'avoue que cela ne nous arrange pas ; tant que nous ne nous sommes pas assurées qu'il vit la même chose que nous, ou en tout cas qu'il ne nous l'affirme pas clairement, nous ne pourrons pas nous serrer les coudes face à ce problème. Et surtout, démontrer, une fois de plus, qu'il n'est pas possible que cette créature ne soit que dans nos têtes. Si tel est le cas, pourquoi sommes-nous plusieurs à témoigner de son existence ? Je ne crois pas en une telle coïncidence. Et je sais qu'il en va de même pour les deux autres.

Nous ne pouvons tout de même pas lui amener que 'oui, Lynne peut lire dans les pensées des gens, et elle a vu qu'il se passait des trucs pas trop cool pour toi, la nuit, tu peux nous en dire plus ?'. Non, s'il ne désire pas en parler pour le moment, nous nous devons de tout de même respecter sa décision. Je suppose que, comme Mei, il a besoin d'un peu de temps.

« Bien, à compter de ce jour, soutenons-nous mutuellement dans cet Enfer ! Tu verras, comme tous les jours se ressemblent ici, il vaut mieux ne pas trop s'isoler. Sinon, tu risques de sombrer. » conclus-je en abattant ma main sur l'épaule d'Alexandre, un large sourire aux lèvres.

Avant de rencontrer Lynne, je n'avais personne à qui vraiment parler. Les autres patients m'adressaient parfois la parole, pour que nous échangions des banalités, mais sans plus. Durant cette période, mes troubles de l'humeur se sont affolés, et j'étais devenue bien plus irritable que je ne le suis de base. Et lorsque venait l'heure du coucher, je me terrais sous mes couvertures, et me mettait à pleurer à chaudes larmes, jusqu'à finir par m'endormir d'épuisement, prenant bien soin de ne jamais me tourner vers la fenêtre.

Cette période me semble si lointaine.

Maintenant que j'y pense, depuis combien de temps suis-je ici ? Un petit mois, peut-être. Voire un peu plus. Je ne sais plus trop. Ce n'est pas pour rien que j'ai parlé de cette histoire de jours qui se ressemblent, à Alexandre : rapidement, nous perdons nos repères temporels ainsi que le compte des jours. Si l'on me demandait sans me laisser le temps d'y réfléchir, je répondrais sûrement que plusieurs mois se sont déjà écoulés.

Après tout, ici, nous sommes comme dans une cage. Piégés, enfermés, jusqu'à ce que nos geôliers nous considèrent comme étant assez « normaux » pour nous réintégrer au sein de la société. Qu'avait déclaré ce cher Docteur Millot, déjà, lorsqu'il m'avait refusé une permission ? Que j'étais un danger, pour les autres, comme pour moi-même ? Je me souviens encore de l'impact de ses mots. Un poignard s'était enfoncé dans mon cœur, et j'avais dû me retenir pour ne pas commencer à pleurer de rage dans son bureau.

*

« Nous ne voudrions pas prendre le risque que tu t'en prennes à quelqu'un, pas vrai ? Tu comprends ? »

Je regarde le médecin, chargé de mon suivi. Mes poings serrés sont posés sur mes genoux, tandis que mon dos est arqué, laissant mon regard vadrouiller sur le sol. Mon corps entier est en proie aux tremblements. C'est donc ainsi que l'on me voit ? Comme une dangereuse bête, un animal sauvage prêt à sauter à la gorge du premier venu ? Suis-je si monstrueuse que cela ? Je sens une grosse boule se former à l'intérieur de ma gorge, et je dois fournir un effort considérable, afin qu'elle n'éclate pas comme un ballon, déversant un flot de larmes menaçant de s'écouler de mes yeux mi-clos.

« Tu comprends, Lorenza ? » insiste le Docteur Millot.

Je relève mon visage vers lui. Mes lèvres frémissent, et je sais qu'il le voit, puisque ses iris en acier s'abaissent l'espace d'une demi-seconde vers elles. Pourtant, il ne réagit pas, attendant stoïquement ma réponse.

J'opine alors, et amène une main à mon visage afin de me saisir de l'une de mes mèches cuivrées afin de la ramener derrière mon oreille.

« Je comprends. » murmuré-je à mi-voix.


Celle-ci tremble autant que mon être. Une colère, mêlée à une infinie tristesse, se faufile telle une ombre fugace dans mon cœur. J'ai envie de crier. De lui hurler que je demeure un être de chair et de sentiments. Que rester enfermée ici me bouffe, aussi bien la santé que le moral. Mais il ne répondrait pas. Il se contenterait d'appeler des infirmiers, afin de me ramener à ma chambre, ou pire, à l'isolement. Je dois me contenir, le temps que la séance se termine. Puis, je m'empresserai de me rendre dans cet espace clos qui me sert de dortoir, et y laisserai se déverser ma rage.

Le médecin se lève de son fauteuil, et contourne son bureau afin de s'approcher de moi. Je ne bouge pas, me contentant de lui suivre du regard, le menton baissé. Il se glisse derrière ma chaise, et pose soudainement ses phalanges sur mes épaules. Il s'abaisse, de manière à ce que je sente son souffle chaud contre mon oreille. En proie à l'effroi, je me suis remise droite, par réflexe. Ma mâchoire s'est serrée, et tandis que mes tremblements deviennent plus terrifiés qu'enragés, il murmure d'un ton sinistre ;

« De toute façon, qui voudrait de quelqu'un comme toi, là-dehors ? »

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