5 - Ton malheur, similaire au mien, ne fait que bourdonner imperceptiblement.

Alexandre



La musique s'atténue et se tait, petit à petit, tandis que nous relevons nos yeux des paroles de la chanson qui vient de se jouer. Je te promets, de Johnny Halliday. Le silence revient dans la pièce, lourd et gênant. Aucun de nous n'ose dire quoi que ce soit. Que pouvons-nous dire, après tout ? Que devons-nous dire, surtout ?

Une jeune femme, petite et menue, se lève de derrière un bureau en bois supportant un ordinateur portable d'où s'est échappée la musique. Elle vient se placer au centre de ce cercle que nous formons, avec les autres patients, frottant doucement dans ses mains, comme une enfant attendant l'ouverture des cadeaux le matin de Noël. Nous sommes six, entre ces murs. Enfin, sept si l'on compte cette animatrice. La jeune fille aux cheveux roux foncés que j'ai aperçu le jour de mon arrivée est présente. La petite blonde toujours collée à elle est là aussi. Lorenza et Lynne, si ma mémoire est bonne. Il y a aussi deux hommes se rapprochant de la trentaine, ainsi qu'une personne âgée, une gentille grand-mère dont le visage souriant cache une profonde détresse. Je le sais car il m'arrive de manger avec elle. Il est très agréable de discuter avec elle, même si j'ai du mal à tenir la conversation. Je n'ai jamais vraiment été doué pour cela.

Trois jours se sont déjà écoulés depuis mon arrivée. Pourtant, j'ai l'impression que cela fait des semaines que je suis piégé dans cet édifice. Le temps m'est long ici. Pour être honnête, je passe le plus clair de mon temps à errer dans ma chambre comme un lion en cage, en dehors des heures de repas, ou d'activités. Je ne me plais pas, ici. Pas du tout. Je veux rentrer chez moi. Bon, certes, je ne peux pas dire que je ne me repose pas ; cela faisait même longtemps que je n'avais pas aussi bien dormi. C'est étrange, mais plaisant. Je ne vais pas m'en plaindre. Moi qui dors horriblement mal, lorsque je me trouve dans un endroit inconnu, je suis plutôt surpris de ma capacité à sombrer, depuis mon arrivée. Je ne veux cependant pas me reposer là-dessus ; il s'agit peut-être de simples coups de chance. Non, je ne suis pas vraiment de nature optimiste...

L'animatrice se tourne vers moi, son grand sourire ne la quittant pas. Elle ouvre la bouche et prend une inspiration, semblant chercher ses mots.

« Alors, Alexandre... Pourquoi avoir choisi cette chanson en particulier ? »

Mon regard se baisse de nouveau pour rencontrer les paroles de ce que nous venons de réciter en mélodie. Chacun notre tour, nous devons choisir une chanson, que nous interprétons tous ensemble, puis expliquer pourquoi nous l'avons sélectionnée. Et j'avoue que sa question me trouble un peu. Je ne sais pas quoi répondre. Je l'ai choisie seulement parce que c'était la seule du lot que je connaissais vraiment. Est-ce que cette réponse va lui convenir ? Un léger sentiment de nervosité s'empare de moi. Les personnes étant passées avant moi avaient toutes une raison particulière de sélectionner leur chanson. Et il y a moi, le dernier à passer, qui ne savait juste pas quoi choisir, parce que je ne m'y connais pas du tout en chanson française et que les trois quart de cette playlist ne me parlent absolument pas. J'essaye de grappiller quelques secondes supplémentaires de réflexion, en faisant mine de prendre une longue inspiration, passant par la même occasion une main dans mes cheveux.

« Je... Disons que c'est une chanson que j'aimais beaucoup écouter quand j'étais petit. Elle... Elle me rappelle l'insouciance de mon enfance. » dis-je finalement en forçant un petit sourire.

Je ne crois même pas en mes propres paroles. J'ai été trop hésitant. Les yeux de l'animatrice ne me quittent pas, me donnant soudainement envie de m'enterrer six pieds sous terre. J'entends un petit gloussement échapper à Lynne, qu'elle tente de contenir en posant le revers de sa main contre sa bouche. Ouais, je suis grillé à des kilomètres, quoi... J'ai l'impression qu'elle peut voir la vérité sur mon visage... Cependant, la jeune femme se trouvant face à moi finit par hocher la tête, apparemment convaincue. Ou peut-être fait-elle mine de l'être ?

« Oui, je comprends. Elle te rend nostalgique, c'est bien ça ?

- Oui, on...peut dire ça. »

Sans cesser d'acquiescer, elle retourne à son bureau, pour bidouiller un instant sur son ordinateur. Je suppose qu'elle doit noter ce que je lui ai dit. Puis, elle relève lentement son visage vers nous, nous regardant un à un d'un œil rassurant. Cette personne doit avoir une certaine expérience avec les personnes comme nous, ou alors, elle est simplement bienveillante par nature. Mais malgré ce petit côté extraverti, je pense que je l'aime bien... Ce qui est plutôt un exploit, pour être honnête. Moi qui me suis dit qu'il était impossible que je me prenne de sympathie avec les membres du personnel d'ici... L'animatrice finit par se diriger vers la porte de la salle pour l'ouvrir.

« Nous avons fait le tour pour aujourd'hui. J'espère que chanter un peu vous aura permis de libérer un peu votre cœur. On se revoit la semaine prochaine. »

Nous nous dirigeons alors vers la sortie, notre petit groupe partant de la salle pour atterrir dans un couloir de l'établissement, relié au hall. Du côté droit de ce corridor se trouvent les salles d'activité, et du côté gauche, ce sont les cabinets des différents psychologues et psychiatres. J'ai eu mon premier rendez-vous hier, d'ailleurs, avec le docteur Millot. Rien que d'y repenser, je sens une nausée désagréable monter en moi. Je n'aime pas du tout ce médecin qui m'a été assigné. Et pour le coup, je n'y mets aucune mauvaise foi. Non, vraiment, quelque chose me gêne.

J'ai l'impression que son visage se voulant apaisant n'est qu'une façade. Son sourire me semble faux, froid, et me met extrêmement mal-à-l'aise. J'ai eu du mal à lui parler. Les mots n'arrivaient pas à sortir, face à ce visage sympathique qui m'angoisse plus qu'autre chose. Bon, vu que c'était la première séance, il ne m'a demandé que les formalités : me présenter, dire ce que je faisais dans ma vie jusqu'à maintenant, quand mes problèmes ont commencé à se manifester, à quelle fréquence, etc... J'ai fait en sorte de répondre avec le plus de précisions possibles. Je me dis que si je me montre coopératif, je sortirai plus vite de cet endroit, et je retrouverai mon foyer. Je l'espère du fond du cœur. Mon prochain rendez-vous avec lui sera après-demain. Inutile de vous dire que je n'ai pas hâte d'y être.

« Eh, tu sais, tu peux le dire quand tu prends une chanson parce qu'aucune autre ne t'inspirait. Le but, c'est d'être honnête. »

Cette remarque soudaine me sort de mes pensées, et manque de me faire sursauter. Mon visage se tourne vers une jeune blonde cheminant à mes côtés, accompagnée de son amie. Lynne et Lorenza. La première me jauge d'un regard neutre aussi bleu qu'un ciel d'été, tandis que l'autre n'a l'air que d'observer la scène d'une mine amusée. C'est la première fois que la plus jeune m'adresse la parole, je crois bien. La plupart du temps, elle ne fait que m'observer de loin, détournant le regard à chaque fois que le mien le croise. Je ne comprends pas bien ce comportement, mais j'ai décidé de ne pas y prêter plus attention que cela.

« C'était si évident que ça ? demandé-je en me frottant délicatement la nuque.

- Je suppose, oui. »

C'est quoi, cette réponse ? C'est évident, ou ça ne l'est pas, non ? Voyant sans doute l'incompréhension sur mon visage, Lorenza prend la parole à son tour, posant une main sur le crâne de sa protégée au passage.

« Prête pas attention. Disons que cette petite lit dans les autres comme dans des livres ouverts. Elle comprend bien les choses ! »

Pour acquiescer, la blonde aux cheveux courts hoche la tête, reportant son attention devant elle, tandis que nous nous dirigeons instinctivement vers l'escalier menant à nos chambres. Lire facilement dans les autres... Dans ce cas-là, je veux bien admettre sa réponse. Elle doit être la seule à l'avoir remarqué alors – je l'espère. Certes, ce n'est plus la peine de m'en inquiéter, et si c'est le cas, l'animatrice aura sans doute oublié d'ici la semaine prochaine. Mais une partie de moi ne peut s'empêcher de stresser à cette éventualité... Je suis trop facilement nerveux, et ça me rend pas mal la vie dure. Un soupir m'échappe, désespéré de moi-même.

Du coin de l'œil, je vois les deux filles se fixer du regard, comme si elles communiquaient d'une manière invisible, comme si elles se mettaient d'accord en silence sur quelque chose. Je me demande quelle relation elles peuvent entretenir. Sont-elles amies ? Sœurs ? En couple, peut-être ? Dans tous les cas, elles me semblent vraiment proches. Plus proches que je ne l'ai jamais été avec personne. Je préfère observer les autres, plutôt que de m'impliquer avec eux. Je trouve cela plus simple. Je n'ai jamais été doué, niveau relations avec les autres. J'en ai déjà souffert, certes, mais pour autant, je suis toujours resté le même loup solitaire. J'en entendais parfois dire que je déprimais, que j'étais mal dans ma peau. D'autres se plaignaient que je ne voulais pas faire l'effort de me socialiser. Peut-être. Je n'ai jamais vraiment cherché à le confirmer, ou le démentir. Je me suis toujours contenté de suivre ce que mon instinct me dit être juste. Pour autant, je me demande ce que ça peut faire, d'être aussi proche de quelqu'un. Peut-être que je serais moins froid avec les gens autour de moi ?

Peu importe. Les choses sont comme elles sont, de toute façon. Elles changeront quand il sera temps pour elles de changer.

Nous finissons par arriver à l'étage, silencieusement. Lorenza et Lynne ne se regardent plus, mais je remarque qu'elles se tiennent maintenant la main, se balançant légèrement au rythme de leur marche. Je ne peux m'empêcher de me sentir attendrit devant cette scène. J'en viens à me dire qu'elles formeraient un beau couple, si elles n'en sont pas déjà un.

Elles s'arrêtent toutes deux devant la même chambre, tandis que je poursuis ma route. En tout cas, sur quelques pas, car j'entends rapidement la voix de Lorenza m'interpeler.

« Eh ! Tu veux venir avec nous ?

- On pourrait apprendre à faire connaissance. Comme on a l'air d'avoir à peu près le même âge, ça pourrait être cool. », renchérit son amie.

J'avoue qu'elles me prennent de court. M'arrêtant pour me tourner de nouveau vers les deux jeunes filles, je passe mon regard de l'une à l'autre, comme si elles venaient de m'annoncer qu'elles venaient d'une autre planète. Je bloque, ne sachant que répondre. Est-ce que j'ai envie de faire connaissance avec elles ? Une partie de moi en brûle d'envie, sans que je ne sache pourquoi. L'autre, celle qui contient l'éternel solitaire que je suis, me dit que cela ne vaut pas la peine, que nous nous perdrons de vue dès que nous sortirons de cet endroit. Je mords l'intérieur de mes joues, sous leur regard patient.

Plusieurs secondes s'écoulent, avant que je ne laisse finalement s'échapper un long soupir. Je suppose que si je fais attention à ne pas me lier plus que nécessaire à elles, je ne souffrirai pas lorsque nous nous séparerons. Et cela m'évitera de passer mon temps à tourner dans ma chambre, en attendant que le temps passe.

Avant même que je ne dise quoi que ce soit, je vois le visage de Lynne se fendre d'un sourire ravi. Mais décidant de ne pas y prêter plus attention que ça, je hoche lentement la tête, en revenant vers elles.

« Je suppose que ça ne pourra pas faire de mal. », concédé-je.

La même expression que celle de la jeune blonde illumine Lorenza, alors qu'elle sort le badge de sa chambre de sa poche, le posant contre le dispositif de verrouillage. Un « clic » se fait entendre, tandis que la rouquine pousse la poignée pour ouvrir la porte.

D'un mouvement de bras, elle m'invite à rentrer. Un peu intimidé à l'idée de m'incruster ainsi dans l'espace intime de quelqu'un d'autre, je m'avance lentement, scrutant l'endroit comme un animal méfiant intégrant un nouvel environnement. La chambre est identique à la mienne, en tous points. Même lit, mêmes murs blancs, même boutons rouges...

J'entends la porte se refermer. Lorenza me dépasse, grimpant sur la literie et s'y asseyant, les jambes croisées. Je me retourne, voulant faire signe à Lynne de passer également pour prendre place – je ne voudrais pas m'imposer – mais me rends compte que la jeune blonde n'est pas avec nous. Nous sommes tous les deux, seuls.

« Ah, elle est partie chercher Mei, une amie à nous, m'informe Lorenza. Viens, te gêne pas, assieds-toi. »

Elle tapote la place en face d'elle, d'un air bienveillant. J'opine, et l'imite alors, me glissant sur son matelas, qui semble aussi peu confortable que le mien.

« T'as déjà eu rendez-vous avec un médecin ? me demande-t-elle alors que je finis de m'installer. Vu que tu es arrivé il y a quelques jours, je me demandais juste que si avais eu le temps d'en voir un.

- Hum, ouais... J'ai vu le docteur Millot, hier, acquiescé-je sur un ton que je trouve trop peu à l'aise.

- Ah... Lui. »

Je peux ressentir du dégoût, dans ce « lui ». Alors qu'elle l'a prononcé, son ton s'est aggravé, et son sourire s'est effacé. On peut même dire que son visage s'est obscurcit. Plissant les yeux, elle amène son pouce à sa bouche, commençant à mordiller l'ongle de celui-ci, sans le ronger pour autant. Je sais que ce médecin ne me met pas à l'aise, mais est-il aussi terrible que ça pour que la jeune rousse s'assombrisse à ce point à la mention de ce nom ? Je ne me sens que peu rassuré. Mais si je peux en apprendre plus sur cette personne qui est censé me suivre durant mon séjour, je suppose que c'est tant mieux.

« Il est... Horrible à ce point ?

- Hein ? Ah ! »

Comme si elle venait de se souvenir de ma présence à ses côtés, elle retire l'ongle d'entre ses incisives, son regard sombre reprenant son ton chaleureux aussi rapidement qu'il l'a perdu. Sa main bouge jusqu'à sa nuque, qu'elle se met à frotter d'un air gêné.

« Bah... J'irais pas jusqu'à dire que c'est un mauvais médecin, mais... Disons que sur l'aspect humain, il est nul. Il nous voit plus comme des produits défaillants qu'il faut réparer, plutôt que comme des êtres vivants à part entière. », m'explique-t-elle.

Suite à cela, nous nous fixons dans le blanc des yeux, en silence, pendant un petit moment, avant de nous mettre d'accord, acquiesçant aux paroles de l'autre.

« Donc, un mauvais médecin, conclus-je.

- Ouais, un très mauvais médecin. »

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