4 - Mei
Il m'arrive souvent de m'exiler. De passer une partie de la journée sans donner de nouvelles à qui que ce soit. Non pas que je sois de nature introvertie, ayant besoin de rester loin des contacts humains un certain moment pour me recharger, non. Du moins, ce n'est pas comme cela que je le perçois. Je n'aime simplement pas les regards que peuvent me lancer le personnel infirmier en me voyant porter robes et jupes, ni la fâcheuse manie que celui-ci peut avoir de me considérer comme un homme en m'appelant Max et s'adressant à moi avec le pronom « il », malgré ma demande d'être désignée comme « Mei » et « elle ». Malgré mon assignement de naissance, je ne me suis jamais vue comme un garçon. J'ai toujours été davantage attirée par les stéréotypes dits « féminins ». Et fort heureusement pour moi, lorsque mes parents ont compris que j'étais en réalité une fille, ils ont tout de suite pris les mesures nécessaires pour que je puisse me sentir à l'aise avec mon corps. Ils ont toujours décrété que mon bonheur passait avant le reste. Et je n'aurais pas pu avoir meilleure démonstration que celle-ci. De ce fait, depuis l'âge de huit ans, il est très rare que quelqu'un me voit comme un garçon, sauf lorsque cette personne détient l'accès à ma carte d'identité, sur laquelle je suis toujours caractérisée par un « M », et dont mon prénom « Max » reste collé. Mais un jour, lorsque je sortirai d'ici, je ferai les changements nécessaires à la modification de cette erreur.
Sortir d'ici... Un bien doux rêve qui me poursuit. Une réalité qui ne semble pas vouloir être la mienne. Tant que je verrai cette chose, la liberté ne me tendra jamais les bras, et je le sais bien. Mais comment cesser de voir quelque chose qui est bien là ? Comment ignorer une menace tapie dans l'obscurité de la nuit ? Même en m'efforçant de faire semblant, je n'y parviendrai pas. J'ai beau répéter et expliquer que je ne tire pas cette horreur de mon imagination... Que vaut ma parole, dans un lieu comme celui-ci ? Mais bon, je ne leur en veux pas. Moi aussi, si j'étais infirmière, et qu'un patient me sortait qu'une créature humanoïde cauchemardesque lui rendait visite la nuit, je doute que je serais apte à y croire.
Heureusement, je ne suis pas la seule à le voir. Si cela n'avait pas été le cas, j'aurais sérieusement fini par remettre en question la véracité de mes propres paroles. C'est ce que j'avais commencé à faire, le jour où j'ai rencontré Lorenza. C'était lors d'une après-midi où je revenais de la salle commune, prête à retourner dans ma chambre pour passer un peu de temps seule. Je me souviens que j'étais totalement abattue. Les paroles des psychiatres me tournaient dans la tête.
Hallucinations. Traumatisme d'enfance. Auto-persuasion. Délires chroniques.
Ma joie de vivre avait été balayée. Cela faisait des jours que je n'avais pas souri. Relever les commissures de mes lèvres semblait demander trop d'efforts. Traînant lentement dans le long couloir, jusqu'à l'escalier de carrelage, j'avais commencé à entendre des cris. Des protestations. Une voix féminine s'était élevée depuis le couloir des consultations. Piquée par ma curiosité naturelle, je m'y étais glissée, pour y jeter un œil. Après tout, ce corridor était non-loin de l'escalier menant aux chambres. Il n'y avait donc aucun réel problème pour moi de m'y trouver. L'une des portes s'était ouverte d'un coup, et, une jeune fille d'environ mon âge, à la chevelure auburn, accompagnée d'un infirmier qui la maintenait par le bras, était sortie.
« Vous verrez, quand il viendra vous bouffer ! Vous verrez s'il existe toujours pas !! », criait-elle ce jour-là, dans ce couloir.
L'agent du personnel l'avait sans doute ramené ensuite dans sa chambre, sans me jeter un regard. J'avais seulement rencontré les iris remplis de larmes de la patiente en pleine crise. Ses paroles m'avaient touchées. Quelque chose d'assez menaçant pour penser qu'il va nous dévorer... J'ai commencé à me dire qu'elle voyait la même chose que moi. Cette bête qui me hantait, et me poursuivait. Je n'étais peut-être pas si délirante que cela, au final ! J'ai recommencé à avoir espoir.
Nous n'avons commencé à nous parler qu'un moment après cet incident. J'avais peur de me tromper à son compte, et d'amener quelque chose qu'elle ne comprendrait pas. Mais au final, j'ai fini par apprendre qu'elle recevait bien les mêmes visites que moi. Elle me disait qu'une autre fille, une certaine Lynne, était dans le même cas. Depuis, je passe la majeure partie de mon temps avec elles, et je me sens de nouveau d'attaque. De plus, elles m'aident souvent à affronter les infirmières et leurs regards. Ca fait du bien d'avoir des alliées, dans un environnement comme celui-ci.
De la journée, je ne suis sortie que pour prendre mon traitement. Un peu plus tard dans la soirée, une infirmière est passée me voir, m'expliquer une énième fois qu'il est important que je me rende aux repas, qu'elle ne veut pas que j'y sois traînée de force. Comme toujours, j'ai acquiescé et ai promis de manger convenablement le lendemain. Elle n'avait l'air que peu convaincue, mais, après un soupir, a fini par hocher la tête, avant de repartir. Après tout, je ne suis pas une patiente à problèmes. Je ne rechigne jamais. Je pense que si cela avait été Lorenza, le personnel aurait été moins concilient, par exemple. Elle a beau être une personne gentille et compréhensive, son tempérament explosif lui apporte souvent des ennuis. Heureusement pour elle qu'elle n'est pas violente pour autant, elle se ferait rapidement transférer dans un autre bâtiment, sinon.
Mais en vérité, il y a tout de même une chose que l'on peut me reprocher. Je me ballade dans les couloirs, parfois, en pleine nuit.
Mes iris se posent sur le ciel nocturne de cette nuit-là. Nous devons être approximativement dans les alentours de minuit. J'ai envie de tenter la chose à nouveau. Peut-être réussirais-je, cette fois-ci. Une longue inspiration vient remplir mes poumons. Je m'empare d'un pull rouge bien chaud dans l'armoire remplie de vêtements, et l'enfile par-dessus mon t-shirt blanc uni. Je tire sur le soutien-gorge que j'ai mis au niveau mon torse pour le replacer correctement, à l'endroit où j'aimerais voir s'épanouir une poitrine, et fourrage dans mes longs cheveux bruns, les rassemblant derrière mon crâne. Maintenant cette masse d'une main, je retire avec mes dents l'élastique enroulé autour de mon poignet, avant de m'en servir pour attacher le tout en une queue haute. Puis, après avoir placé la capuche sur mon crâne, et enfilé de simples chaussures noires, je sors discrètement de la chambre, sans oublier d'emporter mon badge avec moi. Tout est silencieux. Le couloir n'est plus éclairé. Je sais qu'à cette heure de la nuit, les infirmiers sont en pause. Tous. J'en ai déjà fait les frais, un soir, alors que je me sentais mal. J'étais descendue demander un cachet à cause d'un lancinant mal de crâne, et avait mis du temps à trouver le moindre membre du personnel. Ils étaient tous regroupés dans une salle, en train de discuter. Et ils m'avaient répondu qu'ils passeraient m'apporter un paracétamol lorsqu'ils auraient fini.
Marchant aussi doucement que possible, passant devant plusieurs chambres, je me rends au niveau de l'escalier. Celui-ci, contrairement à l'étage, est soumis à la faible lumière d'une ampoule fatiguée. J'ai toujours trouvé cette transition entre les deux parties de l'établissement assez sinistre, et la température ambiante qui y règne n'aide pas à me défaire de cette impression. Il y fait salement froid. Je le descends néanmoins, enveloppant mon corps de mes bras, frottant mes côtes. Une fois en bas, je pousse la grande porte et jette un regard aux alentours. Personne. Ni vers la salle commune, ni au niveau du couloir des consultations. J'ai vu juste.
Refermant délicatement derrière moi, je me dirige vers la grande entrée vitrée. Je me suis toujours demandé si l'on prenait bien la précaution de la fermer, la nuit. J'ai déjà essayé plusieurs fois de vérifier, mais à chaque fois, je prenais peur avant d'avoir l'occasion de l'atteindre. Les ténèbres ne sont pas mes amies. Et je me dégonfle rapidement. De ce fait, mes balades nocturnes sont souvent raccourcies par des frissons me traversant d'une part et d'autre de mon corps, par un grognement bestial me parvenant depuis l'obscurité, ou encore à cause d'une désagréable impression d'être suivie.
S'il s'avère que la porte en bois n'est pas fermée à clé - ce qui m'étonnerait quand même -, je... Eh bien, je ne suis pas sûre de ce que je ferai. Je pense que je veux avant tout m'assurer que la créature ne peut pas rentrer ici. Que c'est un endroit à peu près sûr... Même si au fond de moi, je suis persuadée qu'elle est déjà passée dans les couloirs, d'une façon ou d'une autre. Comment a-t-elle fait, sans se faire remarquer, je n'en sais rien. Peut-être la peur me fait juste imaginer des choses, mais je suis intimement convaincue que j'ai raison, sur ce point.
Ma main se pose sur la poignée, et la tourne lentement, dans un bruit de cliquetis qui résonne dans cet espace totalement silencieux, se mêlant à ma respiration légèrement saccadée. Fermée. Un soupir de soulagement m'échappe. C'est une bonne chose. Nous n'avons rien à craindre à ce niveau-là.
...
Je ne bouge cependant pas. Je n'y parviens pas. Me trouvant dans un cul-de-sac, une peur soudaine s'empare de mon être, compressant ma poitrine. Si j'étais dans un film d'horreur, lorsque je me retournerai, la bête se trouverait là, à attendre. Et si c'est bien le cas ? Que devrai-je faire ? Je commence à respirer plus fortement, par la bouche. Ma main se crispe sur la poignée de la porte, blanchissant mes jointures déjà pâles. Je suis pétrifiée par l'appréhension. Je ne m'y étais pas attendue. J'ai l'impression que mes muscles ne sont plus en état de marche. Que la noirceur de la nuit m'entoure entièrement, empêchant mon corps de perpétrer le moindre mouvement. Je suis censée me sentir rassurée, et voilà où j'en suis. Mon cerveau commence apparemment à paniquer, puisqu'il s'embrume soudainement, m'empêchant de penser correctement.
Je sens une présence s'approcher de moi. Je ne suis pas seule. Mais je suis trop paniquée pour me poser la question de la nature de cet accompagnateur nocturne. J'essaye de réfléchir à comment m'échapper, mais rien ne vient, naturellement. Une autre respiration résonne, juste derrière moi, et, soudainement, quelque chose se pose sur mon épaule. Je sursaute, et me recroqueville d'un coup, accroupie, les yeux fermés, en pensant un couinement effrayé. C'est fini. Je me suis faite attraper. Ses dents vont se renfermer sur moi, et je vais me faire avaler sans pouvoir protester.
« On peut savoir ce que tu fais là ? »
... Hein ?
Je rouvre mes paupières, et redresse la tête pour me retrouver face à une jeune interne. Elle n'a pas l'air fâchée, mais plutôt dans l'incompréhension de me voir ici, et dans une telle position.
« Excuse-moi si je t'ai fait peur, ce n'était pas mon intention... », murmure-t-elle, un peu embarrassée. « Tu ne cherchais pas à t'enfuir, n'est-ce pas ? »
Un long souffle s'échappe de mes poumons. Le soulagement m'envahit, se répandant dans mes muscles qui se détendent instantanément. Ma tête se fait soudainement beaucoup plus légère, à un tel point que j'ai l'impression qu'elle va se détacher du reste de mon corps. Je ne peux cependant pas me redresser ; la détente de mon corps a transformé mes jambes en véritables marshmallows incapables de tenir debout. Cela ne tiendrait qu'à moi, je me laisserais m'affaler par terre. L'interne attend patiemment que je me remette de mes émotions, et ainsi, plusieurs longues secondes s'écoulent. Je finis par me relever, après un nouveau souffle, et décide de jouer la sincérité. Après tout, pourquoi mentirais-je ?
« Je... J'avais besoin de savoir si la porte était bien fermée. Je ne me sentais pas tranquille sans certitude. »
Elle cligne des yeux, et penche légèrement la tête sur le côté, semblant se demander si elle décide de me croire ou non. Puis elle hausse les épaules, croisant les bras sous sa poitrine.
« Tu aurais pu nous demander, tu sais. Nous t'aurions répondu.
- J'avais besoin de le voir de mes propres yeux. Et comme je pensais que vous étiez tous en pause, à cette heure-ci, je... Hum... »
Je n'arrive pas à finir ma phrase. Je me sens suffisamment embarrassée d'avoir été attrapée. Il est légitime qu'elle pense que je cherchais à m'enfuir de cet endroit, vu la position dans laquelle elle m'a retrouvée. Je me sens comme une enfant craignant que le croque-mitaine vienne la dévorer. Mais en l'occurrence, cette légende semble plutôt mignonne, par rapport à la créature. L'interne étire un sourire. Dans mes souvenirs, Lynne l'aime beaucoup. Je peux comprendre pourquoi ; elle est douce, et patiente. Elle m'aide à me sentir en confiance.
« J'y étais, mais j'ai dû passer voir ton amie, Lynne.
- Elle va bien ? m'empressé-je de demander, inquiète.
- Mieux. Je ne peux m'empêcher de penser que tu as inconsciemment senti sa détresse, et que c'est pour ça que je te retrouve à vérifier que la porte est bien fermée. », me confit-elle dans un petit rire attendri.
La petite blonde a-t-elle vu le monstre ? Ou a-t-elle eu une crise de panique pour une raison quelconque ? Je ne peux m'empêcher de m'en faire, à son sujet. Cela signifierait que la créature se trouve non-loin d'ici ? Plus près que je ne l'aurais pensé ?
L'infirmière finit par me reconduire à ma chambre, et après m'avoir demandé d'y rester jusqu'au lendemain - sans oublier de mentionner que s'il y a quoi que ce soit, je ne dois pas hésiter à appeler -, elle repart à son travail.
J'attends quelques minutes, assise sur le rebord de mon lit mou et encore parfaitement fait. Et lorsque je suis sûre qu'elle est suffisamment éloignée, je ressors de ma chambre. Je dois m'assurer que mon amie va bien. On a beau m'assurer que oui... Je ne peux m'empêcher de douter des choses, si elles ne sont pas en face de moi. Je me faufile alors jusqu'à devant sa porte, et y frappe délicatement. L'absence de bruit alentours donne cependant l'illusion que le son provenant de ma main se posant contre la paroi est plus fort qu'il ne l'est en réalité. J'entends un petit « O-oui ? », venir de l'intérieur, et réponds que c'est Mei. Les petits pas de Lynne s'approchent alors de la porte, ouvrant celle-ci dans un entrebâillement. Elle passa sa tête pour s'assurer qu'il s'agit bien de moi, avant de me laisser rentrer dans son territoire.
« Tu ne dors pas ? », demande-t-elle.
Refermant le passage menant au couloir, elle retourne se faufiler dans ses couvertures, tandis que je m'assieds à ses côtés. Je décide d'éluder sa question, venant directement à la raison de ma visite.
« J'ai entendu dire que Laëtitia était passée te voir ? Quelque chose est arrivé ? »
Ses yeux bleus vides d'émotion se baissent pour se poser juste devant elle. Lorsque je la vois ainsi, je ne lui donne pas quinze ans. Peut-être maximum douze, mais pas plus. Elle fait tellement plus jeune physiquement, mais est également beaucoup plus mature, mentalement, représentant un véritable paradoxe à elle seule. Elle s'exprime dans une demie-voix tremblante, attrapant un pan de sa couette entre ses petits doigts.
« La chose était là.
- ... Là ?
- A la fenêtre. Elle cherchait à rentrer. »
Ce que m'a dit l'interne me revient alors en tête.
« Je ne peux m'empêcher de penser que tu as inconsciemment senti sa détresse, et que c'est pour ça que je te retrouve à vérifier que la porte est bien fermée. »
Je me rends alors compte que si cela n'avait pas été le cas, je me serais sans doute retrouvée nez-à-nez avec la chose. La peur se saisit de moi à nouveau. C'est trop d'émotions pour moi, ce soir. Relâchant toute la pression contenue au sein de mon âme, je me mets à pleurer.
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