3 - Lynne

Tout est calme. La nuit et ses lourdes ténèbres m'entourent, et m'emmitouflent comme une sombre couverture. En principe, j'aime la nuit. Je la considère comme une amie, qui, par son calme, me fait oublier mon stress quotidien. J'aime me perdre à la contemplation du ciel étoilé, à l'écoute des bruits nocturnes qui m'entourent, à la fraîcheur que me procure cet instant sans Soleil.

Mais en réalité, j'aime la nuit autant que je la déteste. Je ne m'y sens plus en sécurité comme ça pouvait être le cas, avant. Depuis combien de temps ne me suis-je pas sentie apaisée par sa douceur ? Ca doit bien faire cinq ans, maintenant. Oui, tout a commencé à mes dix ans. Lorsque je me suis rendue compte qu'elle peut être aussi effrayante qu'attirante. Lorsqu'elle m'a révélée ses crocs. Lorsqu'elle a sorti les griffes.

Les yeux rivés vers le plafond, je suis occupée à me vider la tête. Si je ne fais pas cet exercice que m'a recommandé le psychiatre chargé de me suivre, je n'arrive pas à m'endormir. Ou alors, j'y parviens, mais me réveille souvent, sur de longues périodes, et passe des nuits agitées, chargées en cauchemars et rêves vraiment étranges. Ma tête se remplit rapidement, et ce depuis ma naissance. Même si Lorenza et moi sommes globalement là pour la même raison, qu'est cette peur démesurée pour la nuit, il y a un autre point que mon médecin soulève souvent. Selon lui, je suis une mythomane, qui s'invente beaucoup trop d'histoires, mais qui n'y peut malheureusement rien. Même si je suis plutôt optimiste vis-à-vis de cet hôpital, contrairement à mon amie, je sais que ce n'est pas vrai. Je déteste mentir, alors le faire de façon impulsive... Non, je ne le pourrais pas. Je ne comprends pas vraiment pourquoi il m'accuse d'une telle chose, d'ailleurs. Selon lui, c'est parce que je manque d'attention. Si je devais attirer une quelconque attention sur moi, je le ferais autrement que par le biais de mensonges.

Je fais bouger mes orteils, qui frottent contre la texture du drap, et laisse une expiration longue m'échapper. Puis, mes yeux se ferment, sans pour autant laisser mon esprit sombrer dans l'inconscience.

Je n'y parviens pas.

Je sens un regard.

On m'observe.

C'est une sensation désagréable, qui revient souvent. Mais à chaque fois que j'appelle une infirmière pour lui faire part de cette angoisse, elle reste avec moi durant cinq minutes en me répétant que c'est dans ma tête, que personne à part moi ne se trouve dans cette chambre, avant de repartir, me laissant de nouveau avec ces yeux invisibles braqués sur moi. Lorenza les sent aussi. Elle me l'a déjà dit. Mais contrairement à moi, elle n'en parle pas au personnel. Elle ne leur fait pas confiance. Je peux la comprendre, quelque part. Mais de mon côté, j'essaye d'être la plus coopérative possible. Je veux guérir. Et pouvoir un jour retrouver une vie « normale », où je pourrai me faire des amis sans avoir peur d'être traitée de menteuse à tout bout de champs. Je sais que ce n'est pas une honte, ou un tort, d'être neuroatypique. C'est simplement que je ne suis pas comme la société voudrait que je sois. Ce n'est pas tant pour ça, d'ailleurs, que j'attends une guérison. Je me fiche pas mal de rentrer dans le moule. Et ça me fait même plutôt plaisir de me dire que je ne suis pas de ceux qui se pensent supérieurs à être dominants, qui nous regarde de haut avec ce petit air méprisant car nous avons un comportement différent. C'est surtout pour moi. Pour arrêter d'être anxieuse. Pour ne plus sentir ce regard constant sur moi, lorsque les ténèbres m'enveloppent.

Et puis, Mei aussi, ressent cette oppression nocturne. Bien qu'elle ne se soit pas montrée, ce soir-là, elle est assez proche de Lorenza et moi pour nous l'avoir confié. A trois à avoir ce problème, je doute que ce soit quelque chose tiré de notre imagination. Mais bon... Les médecins refuseront toujours les explications surnaturelles ou qui ne se relient pas à quelque chose de scientifique et concret, pas vrai ? Alors on doit juste se laisser dire que notre esprit a tout inventé. Que nous sommes en délire de persécution, ou que sais-je encore.

Je repense aussi à ce nouveau qui a fait irruption dans la cafétéria, à l'heure du dîner. Je ne vous l'ai pas encore dit, mais la raison pour laquelle on me traite de menteuse, c'est parce que j'ai accès à l'esprit des autres. Je sais exactement ce à quoi ils pensent, que ce soit des paroles d'une chanson, une scène, de simples mots, ou autres... Est-ce que je l'invente « malgré moi » ? Selon les psychiatres, oui. J'ai seulement des voix qui me font croire que ce sont ce que les gens pensent. Selon moi, j'ai réellement cette capacité. Contrairement à cette peur maladive, je peux entendre ce que les personnes autour de moi pensent depuis ma naissance. En tout cas, aussi loin que je me souvienne, ça a toujours été le cas. Au départ, je pensais même que chaque être humain était doté de cette capacité. Et plus les gens niaient parce qu'ils ne comprenaient pas, plus j'ai compris que, non, j'étais seule à posséder ce don – ou cette malédiction.

Pour en revenir au nouveau, quelque chose m'a intriguée chez lui. Pourquoi ressentait-il lui aussi cette panique, en pensant au Soleil couchant ? « Après ça, l'heure du coucher viendra rapidement... Bordel. Je veux pas. Tout seul, dans cette chambre... Bah ouais, ça va me faire vachement aller mieux, tiens... ». Sur le coup, je n'en ai pas parlé à Lorenza. Je veux attendre d'être sûre qu'il vit bel et bien la même chose que nous trois. Si c'est le cas, c'est étrange, et incompréhensible. Mais au moins, nous aurons une preuve de plus que ce n'est pas un hasard.

J'attends quelques minutes, sans bouger. Il n'y a que ma respiration qui se fait entendre dans cet espace clos. Et je sais très bien que si je la bloquais, un silence assourdissant s'abattrait sur moi. Il n'y a pas de deuxième personne physique, ici. Pour autant, je sais que ce que je ressens est réel. Et je sais très bien de qui, ou plutôt de quoi, elle provient.

Après ces quelques minutes, j'entends un son qui est extérieur à mon corps. Qui est extérieur à mon environnement tout court. Ce sont comme des griffes qui gratteraient contre un mur. Instinctivement, mes paupières se rouvrent, et mon regard se tourne vers ma fenêtre. Quelque chose est...en train de grimper au mur. C'est la sensation que j'ai. Je sais que c'est la chose qui était en train de me fixer. Je l'ai déjà vue. Je sais comment elle procède. Mais la peur est toujours aussi présente, toujours aussi forte. Tout ça parce que j'ai accès aux esprits des autres. Et que je sais très bien ce que désire me faire cette créature. A chaque fois, je la vois s'imaginer en train de me déchiqueter, me dévorer, me torturer... Combien de fois me suis-je déjà retrouvée à hurler dans cette chambre, hurler que l'on vienne m'aider ? Je ne les compte plus vraiment. Il y a des périodes où elle est plus active que d'autres. Actuellement, ça fait environ deux semaines que je ne l'ai pas vue. Et elle ne me manquait pas.

Cela fait cinq ans que je l'ai vue pour la première fois. Je jouais tranquillement dehors, dans la neige, et m'amusait à construire un bonhomme blanc et glacé. Et puis, elle était apparue, dans la forêt bordant ma maison. Elle m'observait, entre deux arbres, pendant que je rassemblais la neige nécessaire à former la tête. Je courais en riant, poussant une boule devant moi, quand je m'étais arrêtée nette en la voyant. C'était un être humanoïde difforme, complétement nu, à la peau grise et rocailleuse, comme si elle était une statue ayant pris vie. Elle se tenait à quatre pattes. Ce qui auraient pu être des bras se finissaient par de grandes mains dans lesquelles s'étaient installées des griffes énormes et acérées. Sa bouche ouverte dans laquelle j'avais pu voir des filets de bave immondes laissait voir des dents pointues comme une rangée de poignards. La créature avait la peau sur les os. Ses grands yeux noirs et vides, comme si l'orbite avait été arraché, ne laissant place qu'à un gigantesque trou, étaient rivés sur moi. Sa respiration haletante de bête affamée créait une petite brume dans l'air. Je me souviens m'être figée durant un moment, et avoir senti une adrénaline immense me submerger. J'avais commencé à courir aussi vite que possible jusqu'à la porte de mon garage, portée par mes jambes fébriles, qui avaient l'air de pouvoir céder à tout moment. Elle n'avait pas bougé, pour sa part, se contentant de me suivre avec ses trous béants. J'avais poussé la porte de l'endroit où je m'étais réfugiée, et avait tourné le verrou pour l'empêcher d'entrer. Et à ce moment-là, mes genoux ont heurté le sol, tremblants comme le reste de mon corps, tandis que des larmes incontrôlables avaient commencé à rouler le long de mes joues.

Ce jour-là, je n'avais pas compris ce que j'avais vu, ce qu'il s'était passé. J'en avais fait des cauchemars pendant des semaines. Mes parents m'avaient emmenée voir le docteur, mais quand je lui racontais ce qu'il s'était passé, bien entendu, il avait dit à ceux-ci que j'avais rêvé, que je m'étais imaginé des choses, ou alors que j'avais vu une biche dans la forêt et il avait simplement prescrit des somnifères pour que je dorme mieux, le temps que le traumatisme se calme. Mais moi, je sais très bien que ce que j'ai vu ce jour-là est réel. Ca ne peut que l'être. Pourquoi est-il toujours après moi, sinon ? Pourquoi Lorenza et Mei voient la même chose, si elle n'existe pas ? Ce n'est pas logique.

Je saute de mon lit, et recule de quelques pas, en voyant l'ombre de la chose commencer à apparaître à contre-lune. Ca ne m'empêche pas de percevoir son visage difforme et menaçant se hisser contre la vitre close de ma chambre. Au moins un point positif au fait que nous ne pouvons pas ouvrir la fenêtre. Pour autant, je préfère ne pas prendre de risque, et rester éloignée de celle-ci. On ne sait jamais, et si elle la brisait, soudainement ? Et même sans ça, je ne me sens pas vraiment apte à approcher cette créature des enfers. Mes jambes se mettent, comme toujours, à flageoler. Je ne me ferai sans doute jamais à sa présence. De toute façon, il n'est pas normal d'avoir à se faire à une telle présence ! J'ai peur ! Je veux qu'elle s'en aille !

Le monstre sort sa grande langue reptilienne noire qu'elle passe le long de la vitre qui nous sépare. Ses pensées m'indiquent qu'elle a faim. Elle désire passer à travers cette fenêtre, et me rejoindre pour m'avaler d'une traite. Je déglutis, et recule d'autant plus. Ses griffes se mettent elles aussi à caresser cette frontière entre elle et moi, sans pour autant la briser. Une autre vision traverse son esprit, où, cette fois-ci, elle me tue en m'égorgeant purement et simplement, et me laisse me vider de mon sang, avant de m'assener le coup de grâce d'un coup de dents qui m'arrache la tête. Je frémis, et sens mes yeux commencer à picoter. Des larmes de terreur commencent à y affluer. Un élan s'empare de moi, et, serrant les poings de toutes mes force, je commence à hurler.

« MAIS DEGAGE ! FOUS-MOI LA PAIX ! »

A chaque fois, j'ai l'impression qu'elle se nourrit et se délecte de ma peur. Qu'elle se moque de moi. A chaque fois, je crois voir un sourire cruel et satisfait fendre sa cavité buccale. Ca me pousse à hurler davantage.

« POURQUOI TU T'ACHARNES ?? QU'EST-CE QUE TU VEUX, A LA FIN ?? »

Les gouttes que mes yeux retenaient commencent à couler sur mes joues, et s'écrasent au sol sans un bruit. Mes jambes se mettent à tituber pour me faire reculer encore, de leur propre chef, jusqu'à ce que mon dos atteigne le mur, et qu'elles ne me lâchent, me forçant à me recroqueviller sur moi-même, en position fœtale. Pourquoi les infirmières ne viennent jamais dans ce genre de moments ?? Elles n'entendent pas mes cris paniqués ? Ca me donne l'impression d'être dans ce genre de cauchemars, où vous vous retrouvez seul face au monstre, et que, peu importe combien vous criez, personne n'est là pour vous sauver.

Dans ce cas... Si ce n'est qu'un cauchemar, si je ne prête plus attention à la créature, elle devrait disparaître, non ? J'ai vu ça, dans Les Griffes de la nuit ! Certes, ce n'est qu'une œuvre de fiction, mais je pense quand même que ce fait est avéré, au moins. Je place alors ma tête entre mes genoux, mes mains sur les oreilles, et commence à me répéter à moi-même.

« Ca va aller. Tout va bien aller. Je vais me réveiller, et cette chose ne sera pas là. C'est juste qu'elle m'a tellement traumatisée qu'elle apparaît aussi dans mes rêves, maintenant. Mais celle-ci n'est pas réelle. Pas rée— »

Elle tapote sur la vitre du bout de ses griffes, comme pour m'inciter à lui ouvrir. Et de toute façon, même si ce verrou n'était pas là, je ne le ferais pas. La pression de mes mains sur mes oreilles se fait plus forte.

« Va-t'en. Va-t'en ! Dégage ! S'il te plaît, laisse-moi tranquille... »

Mes cris d'effrois se transforment peu à peu en supplications. Comme à chaque fois.

Puis, une idée me vient. Je me redresse en tremblant comme si je me trouvais nue dans la neige, et m'approche du gros bouton rouge placé à côté de mon lit. Une infirmière. Je dois appeler une infirmière. Je dois lui montrer. Lui dire. Même si, à chaque fois que l'une d'elle arrive durant ces attaques, bizarrement, le monstre disparaît sans laisser de trace. Ca, j'avoue que ça peut me faire douter quant à son existence. Mais là n'est pas la question.

Je tambourine mon issue de secours du poing, comme si ma vie en dépendait – n'est-ce pas le cas ? – et attends que l'on réponde à mon appel. Dehors, j'entends des « bip bip bip » résonner devant ma porte, indiquant au personnel que le signal provient de ma chambre.

Mon corps recule de nouveau, près de la porte, et je me tiens prête à accueillir la personne qui viendra à mon secours. Pendant ce temps, la créature continue de me faire part de ses pensées à mon égard, de ce qu'elle souhaite me faire subir avant d'en finir avec moi. Mon crâne se remplit de ces images horrifiques. Ma respiration s'accélère. Avant qu'une crise d'angoisse ne se déclenche, la porte de la pièce s'ouvre sur une jeune interne. Directement, je me retourne vers elle, pour agripper ses vêtements entre mes poings serrés, et enfouir mon visage dans son buste, pleurant à chaudes larmes. C'est Laëtitia, une du service de nuit que j'apprécie beaucoup. Heureusement. Je sens ses muscles se tendre un peu. J'entends la surprise qui résonne dans ses pensées. Mais celle-ci paraît si douce et réconfortante, comparée à celles d'avant.

La pauvre petite, qu'est-ce qu'il s'est passé ?

« C-c'est... C'est la bête... Elle est là... », réussis-je à articuler, non sans mal, pointant l'extérieur du doigt, sans oser regarder de nouveau.

Elle posa sa main fine dans mon dos, caressant celui-ci pour m'aider à me détendre.

Encore cette histoire de bête... Ca doit vraiment pas être facile de vivre en ayant ces hallucinations...

Interloquée par cette phrase que son esprit partage avec le mien sans qu'elle ne le sache, le visage trempé de larmes, je tourne lentement et fébrilement mon visage vers ce cadre où elle m'est apparue. Puis, j'écarquille les yeux, en me rendant compte que, encore une fois, la chose a disparu, sans une preuve de son passage...

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