1 - Alexandre
« N'oublie pas, Alex, papa et moi t'aimons très fort. »
Ce jour-là, c'est la dernière phrase que j'entendis ma mère prononcer. Ce fut comme la séparation entre mon ancienne vie, et celle qui s'apprêtait à commencer. Je vois encore son air inquiet, ses joues rougies à essayer de se retenir de pleurer. Tout cela est franchement difficile pour moi. Je ne veux pas partir. Je ne veux pas quitter mon doux foyer. Ai-je réellement besoin de ça ? Je n'en suis pas convaincu. Mais il paraît que c'est nécessaire. J'ai l'impression qu'on m'arrache une partie de moi. Et c'est douloureux.
Tandis que ma mère et mon père poussent la grande porte en bois verni menant vers l'extérieur, et que, à travers la vitre jaunâtre de celle-ci, je vois leur silhouette s'éloigner, une voix féminine me renvoie à la réalité qui est maintenant la mienne. Un raclement de gorge en fait, comme pour me rappeler sa présence. Je sais bien qu'elle est là. Je sais bien qu'elle attend que je daigne lui accorder de l'attention. Mais je ne veux pas. Ce serait dire au revoir définitivement à mon ancienne vie. Je veux encore l'observer un peu, depuis cette vitre qui ne laisse quasiment rien entrevoir, mais assez pour me rendre déjà nostalgique. J'aurais voulu courir après mes parents, leur crier de ne pas me laisser là, de me laisser rentrer avec eux. Mais c'est trop tard. J'entends la voiture démarrer, et commencer à s'éloigner, avant que le bruit ne disparaisse au loin. Alors, seulement, je pousse un long soupir et daigne accorder un peu de mon attention à la femme qui attend depuis tout à l'heure. C'est une jeune qui doit avoir la trentaine, vêtue d'une longue chemise blanche d'infirmière, avec des lunettes énormes posées sur le nez. Ses longs cheveux bruns ondulés lui arrivent aux épaules, et elle arbore sur son visage rondouillet un petit sourire bienveillant. Sourire que je ne lui rends pas. Je n'aime pas cet endroit. Je n'aime pas cette personne. Elle lève une main, dans laquelle elle tient tous les documents me concernant, sûrement une fiche avec tous les renseignements à mon sujet, le rapport psychologique et psychiatrique de mon état, et d'autres choses. Plusieurs fois, ses yeux voyagent des documents à moi, comme si elle était en train de vérifier mon identité intérieurement. Puis, son sourire s'agrandit, élançant un dégoût certain chez moi. Je sais bien qu'il n'est destiné qu'à me rassurer, et qu'au fond, mon sort lui importe peu. Je ne suis pas assez dupe pour penser que tout le monde ici veut seulement et uniquement mon bien. Cela fait bien longtemps que j'ai arrêté de croire à un monde de bisounours.
« Alex Gero, c'est bien ça ?
- Alexandre Gero. Seules les personnes qui me sont proches m'appellent Alex. »
Je préfère lui donner le ton tout de suite. Cette personne n'est pas mon amie, et elle ne le sera jamais. Elle rit, comme si je venais de lui raconter une blague, et poursuit.
« Pardon. Alors, Alexandre, suis-moi, je vais t'amener à ta chambre. »
Elle me lance un nouveau sourire, et mène la marche. Je me contente de la suivre. J'ai déjà fait le tour de l'endroit avec mes parents, avant qu'ils ne s'en aillent. Le réfectoire commun avec tous les autres patients, le couloir où l'on peut trouver les différents médecins, celui avec les différentes salles des différentes activités que l'on peut nous proposer, la salle de séjour commune à tout le monde où l'on peut se poser pour lire l'un des livres de la petite étagère au fond de la salle, faire un jeu de société, regarder la télévision, ou encore discuter, et la salle où l'on peut se poser tranquillement pour boire un thé, une tisane, ou un café. Tout cela me laisse bien indifférent. Je me fiche de ce que cet endroit a à me proposer. Je veux juste rentrer à la maison, je ne veux pas rester ici.
Je traîne derrière moi la valise que j'ai préparé la veille, contenant des vêtements propres, une trousse de toilette et des livres. Ma mère a insisté pour que je ne prenne que le strict minimum. Pour ma part, j'aurais bien aimé pouvoir emporter plus de choses. Je ne sais pas ce qui m'attend, ici, et je n'ai pas vraiment envie de passer mon temps à tourner en rond dans ma chambre.
Nous croisons quelques patients, la plupart d'entre eux arborent de gigantesques cernes, et des visages dignes de cadavres déterrés. Donc, cet endroit est supposé... « M'aider » ? Quand je vois l'état des formes humanoïdes que je croise, j'ai quelques doutes. Mais admettons. De toute façon, je n'ai pas le choix. Je passe une main dans mes cheveux, continuant de suivre la jeune femme. Nous gravissons un escalier qui mène à l'étage, là où sont réparties toutes les chambres de l'endroit. Le couloir forme une sorte de boucle, et la répartition des lieux me fait fortement penser à la résidence étudiante où je vivais, l'année précédente. Le malaise ne s'en fait que plus grand.
Ma chambre se trouve à mi-chemin de la boucle, et porte le numéro 213. Nous nous arrêtons devant, l'infirmière et moi, et elle farfouille dans la poche de sa veste blanche pour en sortir un badge, identique à celui que l'on m'a confié après la visite, qu'elle passe devant la poignée, qui se déverrouille. Immédiatement, elle l'ouvre, et m'invite à entrer à l'intérieur. L'espace est exiguë, et les murs blancs qui m'entourent me donnent la nausée. Je suis néanmoins surpris de constater un lit à peu près normal, qui ne ressemble pas à celui d'un hôpital traditionnel, ainsi qu'une télévision, accrochée au mur. D'ordinaire, je ne la regarde pas, mais je sens qu'ici, nous allons être de très proches amis, elle et moi.
Je me dirige au niveau du lit, et laisse la valise au pied de celui-ci, regardant la pièce d'un œil mi-curieux, mi-dégoûté. L'infirmière me suit comme mon ombre, veillant que l'animal que j'étais s'adaptait bien à son nouvel environnement. J'ai envie de lui crier de me foutre la paix, de me laisser m'installer, tranquillement. Je n'aime pas quand quelqu'un traîne trop dans mes pattes.
A côté du lit qui est couvert d'une couverture en laine verte de grand-mère, il y a une table de chevet, sur laquelle trône une lampe qui a l'air de ne pas avoir été utilisé depuis des années. Au-dessus de celle-ci, un gros bouton rouge qui intrigue mon regard. Je l'effleure du bout des doigts, et l'infirmière se permet d'intervenir pour m'expliquer.
« C'est un bouton d'urgence ! Si tu sens que ça ne va pas, n'hésite pas à appuyer dessus, on arrivera le plus vite possible ! Il y en a aussi un dans la cabine de douche, et aux toilettes. »
Génial. Je range cette information dans un coin de ma tête, décidant que je n'utiliserai jamais, ô grand jamais ce bouton.
Dans cette petite chambre, il y a aussi une porte enfoncée dans le mur. Je présume qu'elle mène à la salle de bain, justement. Pour m'en assurer, je vais l'ouvrir, et, en effet, à la place du parquet de la chambre, s'étend devant moi un sol fait de carrelage, dans une pièce regroupant toilettes et douche. Et en effet, je remarque deux nouveaux systèmes d'alarme, ce qui m'arrache une moue. Je referme directement la porte, et me tourne vers la brunette, qui n'a toujours pas perdu son sourire depuis tout à l'heure. Elle m'agace. Vraiment.
« J'espère que tu te plairas ici ! Nous ferons tout ce que nous pourrons pour que tu te sentes à l'aise ! »
Me sentir à l'aise dans un endroit comme celui-ci ? Et pourquoi pas dans une fosse remplie d'araignées venimeuses ?
« Je vais te laisser t'installer, alors ! Le repas est à dix-neuf heures, et dure jusque vingt heures. Le matin, c'est huit heures, et le midi, c'est... Midi. »
Elle pouffe de rire, visiblement fière de sa blague, mais je me contente de la regarder sans rien laisser paraître. Elle doit remarquer que je n'ai pas du tout prêté attention à ce jeu de mot douteux, car elle se racle la gorge, et continue.
« Avant le repas du soir, il faut passer au bureau des infirmières, pour ton cachet. Le reste du temps, tu es libre, tant que tu ne sors pas. Pour les permissions, on verra plus tard. »
Elle s'approche de la porte, à petits pas, et l'ouvre finalement.
« Allez, je ne t'embête pas davantage ! Je vais te laisser t'installer correctement ! On se voit plus tard. »
Et sur ces mots, elle sort, refermant la porte derrière elle.
Je reste donc seul, dans cette chambre, avec ce silence assourdissant qui, je le sens, risque de me devenir bien vite familier. Poussant un long soupir, je passe une nouvelle main dans mes cheveux bruns, avant de me tourner vers la fenêtre. Avec un peu d'air, je devrais me sentir plus à l'aise.
Cependant, telle n'est pas ma surprise, lorsque je m'approche de celle-ci, de constater qu'elle est scellée d'une serrure. Un poids oppressant apparaît dans ma poitrine. Bien entendu. On ne sait jamais, je pourrais très bien avoir envie de sauter par celle-ci pour mettre fin à mes jours. Eh bien, on dirait que je vais devoir me passer d'air frais. Cette perspective ne m'enchante pas, mais je ne peux pas vraiment y changer grand-chose, pas vrai ?
Une fois mes affaires vidées, et rangées dans cette chambre monocorde, je m'allonge sur le lit, qui grince à mon contact, comme rechignant au fait de devoir supporter une énième masse corporelle. Je me demande combien de patients se sont allongés ici, avant moi ? De quels maux les accusaient-on – a tort ou à raison ? Je décide de ne pas trop y penser. Je risque de me mettre plus mal à l'aise que je ne le suis déjà. Je me contente alors de placer mes mains sous ma tête, le regard fixé vers le plafond. Et j'attends. Je ne sais pas combien de temps. Je n'arrive pas à déterminer si ce sont des minutes, ou des heures qui se mettent alors à défiler. Et je pense même que j'ai fini par m'endormir, parce que lorsque je regarde dehors, après un long moment, je constate qu'il fait plus sombre à l'extérieur, que lors de mon arrivée. Pour commencer, le ciel est couvert d'épais nuages gris foncé menaçants. En effet, ça ne joue pas en faveur de la luminosité. C'est quoi ce cliché bidon de l'hôpital psychiatrique assailli par les ténèbres ? La prochaine étape, c'est l'orage, c'est ça ? A peine formulé-je cette pensée dans mon crâne qu'un éclair traverse vivement le ciel, suivi quelques secondes plus tard par un grondement s'élevant au loin. Un soupir m'échappe. Je me redresse sur le lit en me frottant la nuque, faisant grincer les ressorts du vieux matelas. Heureusement que je ne suis pas sensible à tout ce qui est film d'horreur, ou autre. Sinon, je me serais déjà blotti en position latérale de sécurité sous le drap, sans bouger, à attendre que ça passe. Mais au contraire, j'aime l'orage. Suffisamment pour me relever, afin de me poser juste devant la fenêtre. Je remarque alors ces fines gouttelettes qui tombent des nuages pour venir s'écraser sur notre monde, finissant ainsi leur vie aussi rapidement qu'elles l'ont commencé. Profitant de ce spectacle durant quelques instants, je finis par me détourner, afin de regarder la montre accrochée à mon poignet. Dix-huit heures. Oui, j'ai bien dû m'endormir durant un moment. Le temps ne serait pas passé aussi vite.
Je finis par me retrouver à déambuler dans les couloirs de l'hôpital, en attendant l'heure du repas. Très honnêtement, je n'ai pas faim. Mais je suppose que si je ne me rends pas au souper, ils viendront me chercher pour m'y traîner de force, ou quelque chose du genre. Je ne les imagine pas vraiment me laisser tranquillement sauter un repas. Sinon, j'imagine que plus d'une personne se serait laissé mourir de faim, plutôt que de continuer à vivre ici.
J'atterris dans la salle commune, où sont rangés jeux de société et livres, et où une télévision tourne dans le vide, sans personne pour la regarder, diffusant un documentaire animalier sur la vie des loutres, semble-t-il. A l'intérieur de la salle, il y a deux personnes occupées à jouer au Mikado, mais semblait pas mal galérer à cause de leurs tremblement – sans doute dû à leur âge avancé – ainsi qu'une autre plongée dans un livre, assise seule à une table. Cette dernière est une jeune fille qui doit avoir à peu près mon âge. Ses longs cheveux auburn lui retombent devant le visage, ne me laissant pas voir ses yeux, ni l'expression qu'elle peut avoir. Je me demande bien pour quelles raisons elle est ici ? Une dépression, peut-être ? Bah, après tout, ça ne me regarde pas vraiment. Un éclair fend de nouveau le ciel, éclairant l'espace plus qu'il ne devrait l'être le temps d'un cours instant.
Je m'approche de l'endroit où elle se trouve, pour le contourner, et me diriger vers les étagères contenant les ouvrages. J'espère trouver des choses intéressantes. Je parcours les étages du regard, marmonnant les titres des livres entre mes dents, rangeant dans un coin de ma tête ceux qui me parlent, et m'attirent. Qui se comptent pour l'instant au nombre de zéro. Je m'y attendais un peu, pour être honnête. Aussi, je me retrouve alors rassuré d'avoir pensé à amener de quoi m'occuper. Je ne sais pas à quoi j'aurais pu passer mes journées, sinon...
Alors que je m'apprête à faire volte-face, pour me mettre devant le documentaire en attendant l'heure du repas, mon regard se porte sur la fille aux cheveux roux foncés. Elle est des plus banales. Enfin, à mon sens. Mais quelque chose m'intrigue chez elle. Bah, me connaissant, c'est sans doute le fait de ne pas avoir vu ses yeux. Il faut dire que c'est la première chose que j'observe, chez les gens. Alors, oui, ça doit être ça. Une frustration débile qui me pousse à la fixer, comme un con.
Je vois un frisson la parcourir, tandis qu'elle se retourne brusquement vers moi. Je les vois, alors. Ce sont deux yeux verts émeraude qui transpercent l'atmosphère avec force, comme les iris d'un chat se posant sur sa proie. Nous restons ainsi quelques instants, les yeux dans les yeux. Je me sens rassuré, maintenant que je peux discerner son expression. Elle a l'air d'être une personne plutôt sûre d'elle, avec du caractère. Bref, le genre de fille à ne pas se laisser faire. Elle esquisse un sourire énigmatique en coin, après m'avoir balayé des yeux, comme si je remplissais des critères précis selon elle, ou autre. La petite sonnette du réfectoire interrompt alors notre connexion spirituelle, pour signifier qu'il est maintenant l'heure du repas.
Sans rien de plus, effaçant son sourire, elle referme son ouvrage, le pose sur la table, et se lève avec légèreté, pour partir de la salle commune, d'un pas agile.
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