Chapitre 63
Je ne me souvenais plus vraiment de ce qu'il s'était passé ensuite. Je me rappellais en revanche que me lever et laisser des guerriers de la Harde emporter le corps pour l'emmener jusqu'à Valtarden, fut l'un des efforts les plus considérables que j'eus jamais à réaliser. Se mettre debout, poser la tête du maître au sol, cela signifiait qu'il était parti. Pour toujours. Et cela, je ne pouvais l'accepter. Ma gorge me faisait mal. J'avais dû beaucoup crié.
J'avais dû mal à me remémorer d'autres détails. Mes souvenirs n'étaient que des bribes éparpillées qui n'avait plus aucun sens mises bout-à-bout. Mais voici ce qu'on m'avait raconté :
Cela faisait une heure. Une heure qu'il n'était plus là, et que nous ne pouvions nous résigner à partir. Nous ne pleurions pas, nous n'y arrivions plus. Nos larmes avaient déjà toutes coulées, et nos joues avaient séchées. Seuls nos coeurs pleuraient encore dans le silence de l'aube. Derrière la rangée de collines, les Chevaucheurs désertaient peu à peu la plaine.
Selon les dires de certains, je fixai le pendentif elfique et la mince chaîne métallique qu'avait porté le capitaine, désormais posés dans ma paume.
Renner aussi, était là. Comme nous, il fixait le sol sans un mot, perdu dans ses souvenirs.
Quelqu'un, peut-être Téméria, trouva la force de lever un peu la tête, et aperçut sur l'avant-bras gauche de l'archer, un tatouage. Quelques noms, trois pour être précis, étaient inscrits à l'encre noir. « Hellena, Reyll, Track ». Hellena devait être sa femme. La Chevaucheuse ayant fui la cruauté de son peuple... Ce peuple qui l'avait retrouvée, et pris sa vie. Dans ce cas, les deux autres noms devaient être ses enfants. Ses deux fils enlevés à la mort de leur mère par ses assassins.
Alors, nul ne sait comment, Téméria trouva la force de comprendre. De comprendre quelque chose, malgré la fatigue, la tristesse et la haine.
« Re...Renner, murmura-t-elle. »
Tous levèrent le regard vers la jeune fille.
« Ces noms... je les connais. »
Je crois que mon amie s'est levée, a guidé l'homme de l'autre côté des colline, et que nous l'avons suivi. Elle a eu raison. Aucun contexte ne justifie de ne pas aider les autres si l'on en a le pouvoir.
Ceux que nous cherchions étaient bien là où nous le pensions. Cette unité de Chevaucheurs que nous rencontrions si souvent. Le corps de Feyst, leur chef, gisait au sol, sans vie. Les autres membres le fixaient sans grand regret... Seraient-ce eux qui... Peu importe.
Mitsuna se retourna à notre arrivée, et le reste de l'unité fit de même. C'était le moment où en général, quelqu'un lance un « Qu'est-ce que vous faites ici ? C'est chez nous désormais ! » ou quelque chose comme : « Dégagez si vous ne voulez pas qu'on vous massacre encore une fois », mais je crois que personne n'en avait la force.
Ils baissèrent leurs armes lorsqu'ils comprirent que nous ne voulions pas combattre.
Renner s'arrêta d'avancer. Il reconnut les deux garçons d'environ 16 et 13 ans, la peau légèrement mate, les yeux sombres... Il revit sûrement en eux le visage de leur mère.
« Reyll... Track... je..., balbutia-t-il.
-Comment tu connais nos noms ? »réagit le plus jeune en s'avançant.
Son frère l'arrêta d'une main.
« Papa ?murmura celui-ci avec hésitation.
-Ce gars est vraiment ton... »fit Goker.
Ne prêtant pas la moindre attention aux paroles de son ami, Reyll continua.
« Pourquoi... pourquoi tu nous as abandonné ? POURQUOI AS-TU ESSAYÉ DE NOUS TUER ? J'y crois pas que tu sois là, devant moi. Les gens de notre peuple... ils... ils nous ont tout dit. Notre mère est une traîtresse, notre père un meurtrier... ils nous ont sauvé, ils .. ils...
-Ils ont effacé vos souvenirs . »
Renner parla d'une voix étonnamment ferme par rapport à ses précédentes paroles.
Le garçon, ne sachant plus que dire, fixa son père en silence.
« Du moins, une partie... précisa le guerrier. Je n'ai jamais voulu vous tuer. Et Hellena a fui, car elle ne supportait plus la cruauté et la destruction que semait son peuple. Sais-tu ce qu'il s'est passé ensuite ? T'ont-ils raconté comment ils l'ont tué sous mes yeux ? Comment ils vous ont enlevé ? »
Il secoua la tête.
« Je n'ai jamais cessé de vous chercher. »
Surpris, Renner vit Track se jeter dans ses bras.
« J'ai toujours su que mes parents ne pouvaient pas être méchants. »
Reyll, après un instant d'hésitation, se joignit à eux. L'une des rare choses dont je me souvenais était le bonheur qui émanait de cette étreinte. Pendant des années ce père avait cherché ses enfants. Pendant des années, ces enfants s'étaient sentis abandonnés. Et voilà que l'une des plus grosses batailles de l'histoire de Fallen Wortt les réunissait. Je me surpris à les envier. Ils avaient l'air si heureux.
« Excusez-moi d'interrompre ce moment d'émotions intense, mais... C'est un ennemi. Et il n'a rien à faire là. Tuez-le. D'ailleurs, qu'est-ce qu'il vous dit qu'il ne ment pas ? Tuez-le, »répéta-une guerrière au cheveux châtains, lâchés en carré long.
Mitsuna regardait l'homme avec froideur.
« Non, Mitsuna, s'opposa Reyll. Ma mère avait raison. Ce peuple est cruel, et dévastateur. Il n'apportera jamais la paix. Et à quoi sert le pouvoir dans un monde en guerre, si ce n'est pour lui donner la paix ? Tout ce que le roi Kleïten sème, c'est la destruction. Il nous a tous aveuglé. On nous a menti sur nos parents. Et à chaque fois que je regarde mon père, d'ancien souvenirs réapparaissent. Je sais qu'il ne ment pas. Et j'ai pris ma décision. Track et moi nous partons. Nous quittons définitivement les Chevaucheurs. Je... je veux vivre enfin dans une famille. Je veux apprendre à connaitre mon père, pouvoir offrir à mon frère autre chose que l'insécurité et la peur, et venger ma mère. Et puis... si l'on ne m'avait pas forcé à combattre, Spot ne serait pas mort. Jusqu'à maintenant, j'avais l'espoir de servir une juste cause, mais... je ne pardonnerai jamais aux assassins de ma mère. »
Cette déclaration subite surprit tout le monde. Les yeux humides du garçon se tournèrent vers son meilleur ami.
« Tu... tu viens avec nous, Goker ? Je sais que c'est un peu... imprévu. Mais ce monde ne mérite pas ce règne de destruction qu'apportera le roi Kleïten. »
Ce dernier hocha la tête, et nous rejoignit avec Bentor, son ours.
Un peu de lumière semblait à nouveau parcourir le visage du père des deux garçons.
« Je viens aussi. »
La guerrière qui avait parlé possédait de longs cheveux verts. Et malgré son habituel regard froid, on sentait que la décision de Reyll l'avait touché. Le visage de ce dernier s'illumina lorsqu'elle s'avança vers eux.
« J'ai pris trop de vies innocentes. J'ai vu notre roi raser des villages entiers pour son seul plaisir, et la soi-disante « gloire » de notre peuple. Je ne veux plus jamais subir ça.
-Éctélia... »murmura Mitsuna en voyant son amie la laisser seule auprès du corps de leur ancien capitaine.
« Je t'en prie, ne pars pas. Après tout ce qu'on a traversé ensemble... tu ne vas pas abandonner maintenant ?
-Mitsuna, viens avec nous. Tu sais aussi bien que moi que le monde mérite de vivre en paix. Et c'était le cas jusqu'à ce que le roi Kleïten décide de prendre sa revanche et assemble son armée. »
La guerrière, au bord des larmes, secoua la tête.
« Je ... je ne peux pas. »
Tous la fixèrent, interdits.
« L'Héritier... l'Héritier a besoin de moi. Je ne peux pas abandonner Zeïten !
-Tu pourrais devenir une bonne capitaine d'escouade, ajouta l'une d'entre nous.
-Mitsuna, je ne veux pas te perdre.
-Dans ce cas, reste ! »
On pouvait voir dans ses yeux qu'elle n'y croyait plus.
Ectélia reprit doucement :
« Si ta décision est prise, alors je ne peux pas te forcer à venir. Mais sache que tu resteras toujours mon amie, et que je ne me battrai jamais contre toi.
-Je suis désolée, »murmura la Chevaucheuse.
Nul n'aurait jamais imaginé l'entendre dire ça un jour.
Sous nos regards hébétés, Mitsuna partit en courant vers les collines à l'Est, laissant ses anciens camarades d'unités et le corps de son chef.
Voilà ce que d'autres m'avaient raconté. Je ne pourrais pas affirmer que tous les détails étaient vrais, car j'étais trop bouleversé pour retenir quoique ce soit. Seules restaient quelques images éparses, et quelques flashs d'émotion.
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4 jours. 4 jours que l'escouade résidait au Quartier Général de la Harde, sans rien faire de ses journées, sortant parfois pour les repas, quand on ne me l'apportait pas directement dans ma chambre.
4 jours que la plupart du temps, j'étais seul dans cette pièce, perdu dans des pensées troublées. Étant capitaine, je ne logeais pas avec les autres, qui occupaient une chambre à eux 4. Les éclateils n'étant que très rarement autorisés à descendre dans les souterrains, je ne pouvais pas dormir contre les écailles tièdes de mon dragon, qui m'aurait peut-être apporté un peu de réconfort.
Les murs de pierre grise monotones entouraient un espace de 2 mètres sur 5. Les odeurs de terre des sous-terrains étaient devenues familières et presque agréables au fil des heures passées dans cette chambre. Le sol dur était entièrement recouvert d'un tapis en bambou. Le lit sur lequel j'étais assis comportait un matelas de paille me rappelant celui qui m'attendait à Valtarden, dans la maison de mon cousin.
Sur le mur en face, quelques rangements permettaient d'installer ses affaires, y compris ses vêtement, son armure, ses armes...
Je tournai lentement la tête vers la fenêtre à ma gauche. Je connaissais désormais par coeur le paysage de la Saison des Nuages Cassants qui y apparaissait : un immense manteau de nuages dont les déchirures laissaient entrevoir un ciel bleu cobalt, quelques arbres parés de feuilles de toutes les teintes de fauves, et une végétation luxuriante, repoussant après la dure période des Tempêtes. Étant sous terre, un trou oblique avait été creusé dans la terre à l'extérieur pour faire pénétrer la lumière dans la pièce. Parfois, un arc-en-ciel venait attirer mon regard, qui y restait fixé jusqu'à ce que l'apparition colorée s'évapore.
Mais plus rien n'avait d'importance à mes yeux. Plus aucune envie ne trouvait place en mon esprit. J'avais le sentiment que mes pensées ne se tourneraient plus jamais vers autre chose que cet homme qui avait marqué ma vie pour toujours.
Son charisme de leader calme et protecteur lui conférait une confiance totale en ses capacités. Malgré le fait que cela l'avait souvent conduit à l'autosuffisance et l'avait parfois rendu égocentrique, c'était de loin l'homme le plus courageux que j'avais connu. Certes, il gardait tout pour lui, restait secret, mystérieux... mais d'une loyauté sans faille à quiconque avait l'honneur de mériter son respect. Son intelligence avait fait de lui un stratège qui n'avait rien eu à envier à personne.
Je soupirai. J'aurais donné n'importe quoi pour entendre encore une dernière fois sa voix calme et profonde et son ton ironique au bord du sarcasme.
Maître Haken était parti, et m'avait laissé orphelin, à la tête de l'escouade des Dunes.
Et je m'en sentais totalement indigne. Pourquoi moi ? Je n'étais rien. Non, rien. Personne ne pourrait jamais égaler cet homme ni le remplacer, encore moins un pauvre garçon maîtrisant tout juste son pouvoir, sans aucune expérience.
Qu'est-ce que ce génie avait bien pu voir en moi...
Mon regard se tourna vers la droite, du côté de la porte en bois, et croisa celui de mon reflet. Un miroir de la taille d'un homme était adroitement fixé au mur, et affichait l'image d'un garçon découragé, faible et sans talents.
Je me détournai. Me voir ainsi était insupportable.
Lui, ne serait pas là à se lamenter. Il n'attendrait pas que les heures s'écoulent et que le destin vienne le chercher. Jamais il ne délaisserait ainsi son escouade.
Ma tête se releva dans un sursaut.
Et moi... et moi, qu'est que je faisais ? J'avais une responsabilité. Maître Haken m'avait fait confiance, et je n'étais même pas capable de me lever. Je devais respecter sa volonté. Quelque qu'elle soit.
D'un bond, je me levai du lit sur lequel j'étais assis depuis bien plusieurs heures, et jetai un coup d'oeil par la fenêtre. Le paysage était baigné de la douce lueur matinale. Jusqu'à maintenant, j'ignorais tout du moment de la journée que je traversais.
Je lavai mon visage dans la bassine métallique remplie d'eau glaciale qui attendait près de mon lit, et enfilai des vêtements propres.
Après un instant d'hésitation, je passai autour de mon cou le pendentif elfique et la chaîne métallique de mon maître. Leur poids était étonnamment rasssurant.
J'attrapai mon fourreau chargée de l'épée de mon père que je n'avais pas eu la volonté d'entretenir depuis la bataille, et sortit en trombe de ma chambre.
Mes pieds martelèrent le sol de terre quand je m'élançai dans les sous-terrains. Je parcourus le couloir des capitaines jusqu'à rejoindre l'allée principale. En dérapant légèrement, je continuai ma course vers la droite, direction des chambres.
Chambre 19. C'était ici. Sans hésitation, j'ouvris la porte en bois d'un seul coup.
Leur chambre était à peine plus grande que la mienne. À gauche, deux lits étaient superposés, occupés par les 2 filles de l'escouade. À droite, 3 couchettes étaient disposées de cette même façon. Idori s'était installé sur l'emplacement le plus en hauteur, et son ami juste en dessous, laissant le lit du bas vide. Comme s'il manquait quelqu'un. Je mis un instant à comprendre que j'étais ce "quelqu'un".
Je secouai vivement la tête pour me concentrer. Ce n'était pas le moment de se perdre en réflexions inutiles.
"Debout tout le monde ! On reprend l'entraînement."
Idori se releva sur son lit, son pendentif de faucon en ambre ressortant sur son t-shirt noir. Max, quant à lui, grommela quelques mots incompréhensibles, avare de sommeil, ses cheveux blonds ébourrifés, et ne bougea pas d'un centimètre.
Kate me lança un regard interrogateur, et Téméria hocha la tête en signe d'approbation. Pour la première fois, son sourire sonnait faux.
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