Chapitre 62

La barrière rocheuse s'éleva encore un peu entre les deux montagnes, et atteignit enfin leur sommet. Elles n'étaient pas très hautes, mais c'était suffisant pour impressionner n'importe qui.

Je dus mettre en oeuvre toute ma volonté pour esquiver une nouvelle fois le tranchant d'une épée. Je n'avais qu'une envie : m'écrouler. Pour de bon. Mourir s'il le fallait, mais me tenir debout m'était trop insupportable. Rester fort était devenu un fardeau bien trop lourd à porter.

Mais je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas laisser tomber, m'abandonner à l'échec, m'enfuir une bonne fois pour toute de la réalité. Un rugissement fendit l'air nocturne. Non, je ne voulais pas. Je ne baisserai pas ma garde un seul instant. Nous avions perdu cette bataille. Et si les Chevaucheurs atteignaient Maître Haken, alors notre unique chance de revanche s'envolerait pour toujours.

Je secouai la tête, agacé. Penser me faisait trop mal au crâne.

Je déployai mon bras dans un large mouvement circulaire, étendant mes muscles douloureux. La pointe de l'épée de mon père manqua de peu les pectoraux de mon adversaire. Je dus repartir à l'attaque aussitôt, tentant de conserver un minimum de vivacité.

Une trentaine de mètres derrière, le capitaine ne s'était pas arrêté. Désormais, il faisait jaillir de nouveaux pics de roches sur la paroi de la haute muraille de pierre bloquant l'entrée de la vallée. Après avoir atteint une hauteur impressionnante, il rajoutait de l'épaisseur.

Pour continuer de frapper, esquiver, encore et encore, je me répétai que tout cela serait bientôt fini, que je pourrais me reposer à Valtarden avec mon escouade, revoir Altaïr, qui serait sûrement devenu un guerrier, Sirius et Kirielle... Encore quelques coups. Allez. Je ne devais pas lâcher. Pas maintenant. Je ne pouvais pas.

Bientôt. Ce mot sonnait comme une promesse. Bientôt. Mais quand ? Bientôt. Tout sera fini.

Haletant, je repositionnai mes appuis pour la  millième fois. En criant pour me donner de la force et réfléchir le moins possible, j'envoyai mon épée pour dégager un opposant qui avait eu l'audace et le talent de s'agripper à l'une des épines dorsales de mon dragon qui rugissait de douleur.

Je jetai quelques coups d'oeil furtifs vers la barrière rocheuse qui ne cessait de s'épaissir grâce au pouvoir de Maître Haken. Plus les pierres apparaissaient, plus le désespoir des Chevaucheurs était palpable.

Un nuage voila un instant la lune presque pleine, comme souvent au cours de la Période des Nuages.

Lorsque la lumière revint sur la plaine herbeuse désormais couverte de terre retournée parsemée d'éclats rouges sombres, je remarquai que le maître avait décollé sa main gauche du sol, et s'était redressé. Haletant, il contemplait son oeuvre. Nul ne pouvait pénétrer dans la Vallée du Roi, à présent. Les montagnes qui l'entouraient, bien qu'elles ne soient pas très hautes, étaient ardues, sans aucuns sentiers, quasiment impraticables, infranchissables ; et la seule entrée dans ce lieu d'une importance capitale pour nos ennemis était à présent bloquée par une immense barrière rocheuse.

Une fierté indiscible s'était emparée de mon coeur. Notre capitaine était vraiment le meilleur guerrier de Fallen Wortt. Dans un élan d'énergie, je désarmai un nouvel adversaire, et esquivai les griffes de sa jeune lionne.

Défaite. Ce mot sonnait comme une promesse. Défaite. La promesse d'une fin. Défaite. Fin de l'espoir, certes, mais surtout celle d'un combat que je ne voulais plus mener.

Maintenant que je m'y étais résigné, je souhaitais cette défaite. Car elle signifierait la fin de la bataille, la fin de ces souffrances.

« Guerriers ! Retraite ! »

Ce cri déchira l'air nocturne, et fit cesser les combats, comme le jour estompant l'éclat des étoiles.

Alors, tout s'accéléra. Je ne pris pas le temps de réfléchir, d'ailleurs, ça faisait longtemps que mon esprit épuisé s'y refusait. Sans même que j'en prenne pleinement conscience, je suivis la foule des guerriers qui couraient. Je ne pris pas même la peine de monter sur le dos d'Ace. Ses pas résonnant fermement sur le sol apaisaient les battements impulsifs de mon coeur.

Ce n'est qu'en arrivant au somment des collines Ouest qui délimitaient la plaine que je m'en aperçus. Fini. C'était fini. Lorsque le goût amer de la défaite assécha ma langue, j'aperçus l'entrée de la vallée, et un soupir de soulagement détendit mes épaules. Certes, nous avions perdu. Mais les Chevaucheurs auront besoin de plusieurs lunes pour détruire la barrière rocheuse leur bloquant l'accès au lieu de leur ancienne capitale. La Harde aura le temps de reformer son armée et de se préparer pour attaquer à nouveau avant que les combattants avides de destruction s'y installent.

À la simple pensée d'une nouvelle bataille se profilant, une soudaine envie de vomir mes tripes m'envahit.

« Hardex ? »

Mon dragon me couvrait de son regard sable inquiet. Il tenait toujours sa patte avant gauche repliée contre lui, ses écailles avaient perdu leur éclat, et ses ailes fragiles traînaient au sol dans un état pitoyable.

Je m'aperçus alors que je m'étais arrêté de courir, ce qui expliquait l'inquiétude de mon éclateil.

« Il faut y aller, » fit-il en me poussant d'un petit coup de museau.

Trop épuisé pour répondre, j'acquiesçai en silence.

Autour de moi, les guerriers fuyaient se réfugier derrière les collines, hors du champ de bataille. Les Chevaucheurs n'essayaient même pas de nous rattraper. Quelques cris victorieux retentirent, tandis que certains fixaient l'entrée bloquée de la vallée avec rage et ébahissement, d'autres se penchaient au dessus de corps immobiles.

Après un dernier regard sur la plaine désormais aux mains de nos ennemis, je laissai mes jambes me mener au bas de la colline.

La plupart commençait à se rassembler en escouade, soutenant les blessés, quelques uns guettant en vain l'arrivée de leurs proches.

Un frisson glacé parcourut ma colonne vertébrale lorsque j'acceptai l'idée que certains ne rentreraient jamais chez eux.

L'angoisse serra soudain ma gorge lorsque je me mis à chercher du regard mes amis. Mes yeux balayèrent la foule de guerriers qui s'apprêtaient à repartir. Mon souffle diminua sans que je ne puisse rien y faire, mais je ne m'en préoccupais pas le moins du monde. Mon anxiété ne cessa de s'accroître jusqu'à ce que j'aperçoive les escouades du Lac et des Brumes, aux alentours de celle des Dunes. Ils étaient vivants. Rien ne comptait davantage à mes yeux. L'air qui emplit mes poumons avait une senteur salée de sang, celle fade de la défaite et amère de la haine.

Mon coeur, qui semblait bien lourd, s'allégea lorsque je pus percevoir l'éclat de leurs voix.

Malgré la lassitude et l'épuisement qui coulaient dans mes veines, m'empêchant de compter précisément combien de membres de l'escouade étaient présents, il me semblait que quelqu'un manquait à l'appel.

Ma tête se tourna, et mes yeux reconnurent Maître Haken. Venant de l'entrée de la Vallée, il contournait la colline la plus proche des montagnes pour nous rejoindre. Il sortait de l'une des plus violentes batailles de l'histoire de Fallen Wortt, pourtant sa démarche conservait tout son charisme.

Rhodes, sa monture, dévala la colline en trottant dans sa direction. Le petit étalon baie ne semblait pas gravement blessé.

Je rengainai mon épée dans le fourreau qui pendait dans mon dos, et m'empressa de bifurquer vers mon maître. Ace me suivit.

Quelques mètres sur ma gauche, le reste de l'escouade m'imita.

Nous n'étions plus qu'à quelques mètres de lui.

« Il a dû dépenser beaucoup d'énergie. Tu penses qu'il va bien ? »

J'ouvris la bouche pour répondre à mon éclateil, mais un détail retint mon attention. Le guerrier s'était arrêté, et fermait les yeux, comme luttant contre une douleur intense. Que...

Lorsqu'il s'écroula, Téméria eut juste le temps de bondir pour rattraper le corps du capitaine et l'allonger dans l'herbe courte.

Je peinai à calmer mon inquiétude. Nous allions ramener Maître Haken sur la monture d'un membre de l'escouade, et le laisser se reposer au Quartier Général de la Harde. Mais combien de temps mettrait-il pour s'en remettre ?

L'escouade au complet entourait notre maître. Lorsque je m'agenouillai à ses côtés, il rouvrit péniblement les yeux. 

Son undercut brun n'avait plus rien d'ordonné. Sa fine barbe balbo était barrée d'une nouvelle cicatrice, en plus de son ancienne couvrant sa joue gauche. Sa gorge semblait serrée, trahissant une anxiété dissimulée. Ses épaules ne tremblaient pas. Une longe coupure couvrait sa poitrine, descendant diagonalement jusqu'au côté gauche de son ventre. L'épée avait traversé la protection en cuir et le vêtements du maître, laissant s'étendre avec une lenteur extrême une tâche rouge sombre. Je m'empressai alors de retirer les épaisses lanières de cuir qui se croisaient sur son torse et dans son dos, passant au dessus des épaules. La blessure n'était pas profonde, mais il était préférable de s'en occuper maintenant, avant que de vrais soins puissent lui être appliqués.

Alors même que je m'apprêtais à passer à l'acte, Kate arrêta ma main.

« Laisse. L'un des avantages de ses lanières de cuir est qu'elles serrent le torse. Les éventuelles plaies sont donc maintenues fermées, et l'hémorragie est limitée. »

J'hochai la tête en silence. La petite guérisseuse brune parlait peu, mais lorsqu'elle prenait la parole, nous savions que nous devions l'écouter.

Il restait néanmoins une question qui bousculait toute autre pensée.

« La blessure est superficielle, n'est-ce pas ? Pourquoi a-t-il l'air si mal en point ? »murmurai-je.

Kate échangea un regard entendu avec Téméria.

« En utilisant autant son pouvoir pour la barrière de roche, il a dépensé beaucoup d'énergie. »

La guérisseuse avala sa salive.

« Beaucoup trop ».

Je ne savais pas vraiment ce que je devais comprendre. Combien de temps mettrait-il pour se recharger en énergie ? Supporterait-il le voyage jusqu'au Q.G. de la Harde ?

Elle posa au sol l'un de ses deux pandas roux, et fouilla dans la poche intérieure de sa petite veste en jean. Je fus fasciné par les 3 petits bocaux en verre qu'elle en sortit. Tous étaient fermés par un petit bouchon en liège, et dans chacun d'entre eux, flottait un cristal coloré translucide, émanant une douce lueur. L'un était bleu cobalt, l'autre topaze, et le dernier d'une teinte grise argentée.

Après un instant d' hésitation, elle garda la deuxième dans sa main, et rangea les deux autres avec précautions. Je fus légèrement soulagé. Je ne savais pas vraiment ce qu'était ce minuscule bocal en verre, mais j'avais le sentiment qu'il ferait du bien au guerrier blessé et épuisé. J'avais toute confiance en les capacités de Kate.

« Un cadeau de mon père que je n'ai pas connu. » expliqua-t-elle, comme si elle lisait dans nos pensées à tous.

Les tintements des armes rengainées, les discussions, les bruits des éclateils... Plus aucuns sons alentours n'atteignait mes tympans. Seule la respiration rauque et irrégulière du maître comptait en cet instant. Lorsque la guérisseuse brune voulut déboucher le récipient, une main tremblante l'arrêta. Les yeux gris fatigués du capitaine contenaient plus de force que n'importe quel pouvoir.

« C'est trop tard. »

Je mis quelques secondes à comprendre la signification de ces mots emplis de sens. Ils résonnèrent en moi pendant un instant qui durait peut-être des minutes ou des heures.

C'était... Trop tard ?

« J'ai utilisé beaucoup trop d'énergie en usant autant de mon pouvoir.

-Reposez-vous. Vous allez regagner de l'énergie ! On vous laissera pas comme ça, »s'exclama Idori, avec force, une pointe de désespoir teintant sa voix malgré lui.

Le guerrier brun secoua doucement la tête.

« Je n'en ai pas assez pour que mes blessures se referment. Je peux à peine me tenir en vie pour quelques minutes. »

La réalité me frappa de plein fouet, bousculant cet état de déni derrière lequel je me protégeais jusqu'à maintenant. Je ne savais pas très bien si le temps ralentissait ou s'accélérait, mais en tous cas, mon coeur battait de plus en plus vite. Un mélange amer de désespoir et de haine m'envahit tout entier. Désespoir de comprendre enfin qu'une parti de moi-même allait s'éteindre pour toujours, et partir avec ce guerrier cette nuit-là. Haine... je ne savais pas vraiment de quoi. Du monde, de la guerre, de moi-même, de ne pas avoir pu l'aider, le sauver...du Général Tellar, traître et cause de notre défaite... Mes yeux s'emplirent de larmes, comme des flaques un jour de pluie ; doucement, sans que rien ni personne ne puisse l'arrêter. C'était trop tard. Cette phrase tournait en boucle dans mon esprit déboussolé, estompant tout potentiel réconfort.

Lorsqu'enfin je relevai la tête, mon coeur se brisa une seconde fois. Voir mes amis transis de désespoir, le regard vide ou empli de tristesse fit couler le long de mes joues ce que j'avais gardé jusqu'à maintenant au fond de mes yeux. Jamais je ne les avaient vu ainsi. La tête baissée, retenant vainement leurs pleurs... Idori, les yeux fermés, passa sa main dans ses cheveux noirs et la ferma, tirant sur ses mèches. Max tentait sans succès de calmer sa respiration, ses yeux vert clair grand ouvert, comme s'il n'arrivait pas à réaliser ce qu'il se passait. Kate tremblait doucement, fixant le sol.

Je croisai le regard ambré de Téméria, ses cheveux bruns en chignon décoiffé, et pus lire sur son visage la peine qui s'ancrait profondément en elle, teintée de peur.

« Haken ? »

Je le reconnus au premier coup d'oeil. Celui qui avait parlé de cette voix légèrement angoissée... était le guerrier qui avait sauvé le capitaine en encaissant une flèche pour lui. Je n'avais pas eu le temps de le remercier. Il connaissait donc notre maître ? Le guerrier, son arc à poulie encore en main, s'approcha du blessé étendu à terre. Sa tenue noire se fondait dans la pénombre, cachant sa blessure  à l'épaule. Maitre Haken sembla le reconnaître.

« Renner ? »fit-il péniblement.

Renner... ce nom m'évoquait quelque chose. Je séchai mes joues d'un revers de manche. Des bribes d'un récit du capitaine refirent surface dans mon esprit.

«« J'avais un grand nombre d'amis, mais l'un d'entre eux était pour moi comme un frère.

-Son nom ?

-Renner. »

« L'autre personne que j'appréciais le plus était Gwen. Cette fille me redonnait le sourire quand ma vie perdait son sens. »

« Je rejoignis l'escouade de la Lune avec Renner et Gwen. »

« Certains disent que je suis narcissique et mauvaise équipier, mais ce qui est arrivé ensuite n'est pas totalement ma faute. »

« Notre capitaine nous donna un ordre, mais Renner, obstiné comme il était, ne suivit pas cet ordre. »

« Notre maître disait que j'étais le seul capable de le faire. »

« Renner, lui, jugea que c'était trop risqué, et resta avec moi. »

« Cela failli lui coûter la vie, mais Gwen s'interposa entre le Chevaucheur et lui, et c'est sa vie que l'épée ennemie enleva. »

« Je me suis disputé avec mon ami. Je lui en voulais beaucoup. »

« Ne le supportant pas, mon éclateil s'élança, et tenta de nous séparer. »

« Renner ne put retenir son coup, et sans le vouloir, frappa Drax. »

« Alors, je me suis enfui. En une soirée, j'avais perdu celle que j'aimais, mon éclateil, et m'étais disputé avec mon meilleur ami. »

« Si seulement j'avais su le convaincre de partir avec les autres. Si seulement j'avais insisté plus longtemps. Si seulement j'avais été plus fort, peut-être qu'il m'aurait fait confiance, qu'il ne se serait pas inquiété pour moi. Je l'ai laissé rester avec moi. Je n'aurai pas dû. Si seulement j'avais su. Si seulement j'avais pu.

Je ne sais même pas si c'est de sa faute ou de la mienne. Je ne saurais pas le dire. J'ai fait autant d'erreurs que lui. Tout ce qu'il a fait, il ne l'a pas voulu. Je me suis énervé le premier. C'est moi qui l'ai poussé à se battre contre moi. » »

Alors c'était lui... si j'en croyais le récit de Maître Haken, ils ne s'étaient pas vu depuis leurs 16 ans, c'est-à-dire une vingtaine d'année.

L'homme s'accroupit près du sauveur de la Harde, et, lança un regard bleu empli des regrets les plus sincère.

« Haken. Je... je suis désolé. Je sais que c'est fou de dire ça après 21ans, mais je n'ai pas arrêté une seule seconde de...

-Arrête. Ce n'était pas de faute, tu le sais bien. C'est moi qui suis désolé, »contra-t-il fermement.

Nulle trace de haine ou de rancoeur sur leurs visages. Le temps avait fait son effet sur les deux amis. Ne sachant plus que dire, Renner sourit faiblement, tandis que les larmes s'accumulaient au bord de ses yeux Son visage sembla retrouver un peu de lumière. L'homme brun lui rendit son sourire.

Je savourais chaque vibration de la voix de mon maître. Je ne voulais pas qu'il parte. Je fis tout mon possible pour étouffer un sanglot.

« Depuis tout ce temps... Tu n'es plus dans l'escouade de la Lune ? »

Son ton restait calme et posé malgré tout.

Renner passa une main nerveuse dans son undercut entre le brun clair et le châtain, et secoua la tête.

« Le capitaine m'a obligé à rester un peu avec eux. Il ne voulait pas que je parte comme toi. Mais je n'ai pas tenu longtemps. Certes, nous avions intégré de nouveaux guerriers dans l'escouade, mais sans toi et Gwen, elle semblait vide. Je suis parti au bout d'un an. »

Ces souvenirs semblaient douloureux.

« Qu'as-tu... » Une quinte de toux l'interrompit un instant. « Qu'as-tu fait ensuite ? reprit-il péniblement.

-Ensuite... je n'avais que 17 ans, alors j'ai commencé par aider l'académie Athéna pendant 1 ou 2 ans. Je me suis ensuite engagé à la Harde, dans une unité de Chasseurs de Monstres. Notre rôle était de protéger les petits villages de toutes créatures hostiles. »

Il fit glisser distraitement ses doigts le long de la corde de son arc.

« Ça... te plaisait ? »s'enquit Maître Haken avec un réel intérêt.

Son ancien camarade hocha légèrement la tête.

« Ça m'occupait. Mais le regret m'empêchait d'être vraiment heureux. Un jour, j'ai rencontré une Chevaucheuse fuyant ses semblables et leur manière de vivre. Elle ne supportait plus la cruauté et la guerre que cultivait son peuple. Je l'ai sauvé de ses poursuivants, et l'ai amené en sécurité à Valtarden. Je l'aimais vraiment, et c'était réciproque. Alors j'ai sauté sur l'occasion. J'ai démissionné de la Harde, et ai épousé l'ex-Chevaucheuse. »

Voyant toute la peine qui transparaissait sur son visage,  Idori demanda :

« Que s'est-il passé ?

-Tuée. Ils l'ont tuée. Furieux qu'elle se soit enfuie, son peuple l'a retrouvée, tuée, et a enlevé nos 2 fils. Depuis, je n'ai pas arrêté de les chercher. »

Une tristesse immense se reflétait dans chacun de ses mots.

« Tu vas les retrouver. J'en suis certain. Tout le monde mérite une famille. Parfois, c'est tout ce qui nous manque pour faire les bons choix. »

Renner ne répondit rien. Il sourit simplement, et posa sa main dans celle que lui tendait son meilleur ami. La respiration du guerrier devenait de plus en plus sifflante et pénible, et il parlait avec une difficulté croissante.

« Tu m'as manqué, ajouta notre capitaine.

-Ne parle pas. Ça va t'épuiser, rétorqua l'archer à ma droite, tandis que ses larmes roulaient doucement sur ses joues.

-Ne t'en fais pas pour moi. Je vais retrouver Gwen, Drax... et mes parents.

-Tes parents ?s'étonna Renner. Ils...

-10 ans après que je me sois enfui, je suis enfin rentré à Valtarden... pour découvrir que mes parents étaient morts lors de l'attaque des Chevaucheurs sur le village. Selon les habitants, ils protégeaient un enfant. »

Son regard ...  planté dans celui de son ami retrouvé, il avala avec peine sa salive, tentant vainement de dissimuler les émotions qu'évoquaient ces terribles souvenirs.

De ma main gauche, je surélevai un peu la tête de notre maître pour le soulager. Ses yeux gris sages et profonds ne reflétaient pas la moindre crainte. Un filet de liquide rouge coulait le long de sa tempe, et se mêlait à son undercut brun.

Le visage de ce maître qui m'avait tant appris s'ancra en moi si profondément que je sus que jamais rien ne pourrait effacer cette image de ma mémoire.

Rien ne serait comme avant. Jamais. C'était fini. Je sentis mon coeur s'écraser sous le poids de la tristesse.

Un sentiment de déjà vu me parcourut. Un mélange astringent de solitude et de lassitude, un désespoir inconsolable. Non. Je ne voulais pas que ça recommence. Pas encore. Étais-je destiné à perdre tous ceux que j'aimais ? Pourquoi ? Qu'avais-je fait à ce monde pour devoir le subir ? Je n'avais rien demandé. Le pire dans ces moments était de réaliser que d'autres souffraient plus que moi. Je me sentais alors si misérable, tellement insignifiant.

Non. Non, il ne devait pas partir, me laisser orphelin une nouvelle fois, briser cette sensation de famille, d'être chez moi, que je ressentais quand j'étais à ses côtés. Je ne voulais pas que ça se finisse. Pas maintenant.

Alors, toutes ces émotions si blessantes que je ressentais, je les transformais en quelque chose de plus supportable, de plus naturel, de presque trop facile ; je laissai la colère et la haine remplacer la tristesse et prendre brusquement le contrôle de mon corps. J'en fus presque soulagé, mais contrairement à ce à quoi je m'attendais, j'eus encore plus mal. Comme la douleur s'intensifiait, le besoin d'exprimer ma rage fit de même.

« C'est impossible ! Vous ne pouvez pas partir ! Qu'est-ce qu'on va faire sans vous ? On a besoin de vous, Capitaine ! »

J'avais laissé mon coeur parler, je n'avais même pas réfléchi une seule seconde.

« Non. »

La réponse du maître me désarçonna totalement. Je ne sus plus que faire ni que ressentir. « Non »? Pourquoi...

« Non. Hardex, fils de Wargen et Éternalia, je te nomme capitaine de l'escouade des Dunes. Toi seul en es capable. Tu es jeune, nomme toi un second pour t'aider, je sais que tu sauras faire le bon choix. Tu as presque 16, et tu es déjà digne des plus grands guerriers. Tu as un potentiel incroyable...ne le gâches pas. Crois en toi. Tu vaux bien plus que ce que tu ne penses. »

Lorsque les derniers écho de sa voix calme et posée moururent dans le silence nocturne, je réalisai que ce que je venais d'entendre n'était ni un rêve ni une hallucination due aux récents bruits de la bataille. La réalité me paraissait lointaine et tout simplement inimaginable.

Je sentis une main bienveillante se poser sur mon épaule. Je relevai ma tête alourdie par l'émotion et l'incompréhension. Téméria. Max trouva la force de me lancer un clin d'oeil, et Idori hocha la tête et leva son pouce en signe d'approbation. À droite, Kate esquissa l'un de ses adorables sourires, illuminant ses joues humides.

Tout allait trop vite pour moi. Il me semblait être resté bloqué dans le temps, à l'instant où l'escouade au complet arrivait au sommet des collines dominant la plaine, bien avant que le massacre commence, et que tout ne perde son sens. Je tentais sans succès de me réveiller d'un cauchemar qui n'existait pas.

« Capitaine de l'escouade des Dunes »... ces quelques mots prirent formes dans mon esprit. Je... pourquoi ? Pourquoi moi ? Qu'est-ce que... Comment pouvais-je remplacer quelqu'un comme lui ? J'avais si peu d'expérience, je ne maîtrisais que depuis peu mon pouvoir, et...

Un museau tiède vint se coller contre mon dos, comme une marque de soutien et d'encouragement de la part d'Ace.

Péniblement, je repris mon souffle, débloquai ma respiration.

Le guerrier tourna son visage vers Idori et son meilleur ami blond.

« Ne faites pas de bêtises, vous deux. Je compte sur vous pour guider et protéger jusqu'à votre dernière parcelle d'énergie ceux à qui vous tenez. »

Le visage teinté de désespoir, ils écoutèrent ces paroles et les recueillirent avec une ferveur inhabituelle.

Chacun de ses mots se gravaient en moi si profondément, que j'en eus mal.

« Kate. Ne laisse jamais rien ni personne te dire ce que tu devrais être, et t'empêcher de devenir la meilleure version de toi-même. »

La petite guérisseuse aux yeux bleus sombres hocha docilement la tête, étouffant courageusement un sanglot.

Tous avaient probablement remarqué la faiblesse croissante de l'homme, et la difficulté avec laquelle il inspirait.

« Et toi, Téméria, tu ne dois jamais renoncer à faire ce qui te semble juste, à poursuivre tes rêves, toujours plus loin. »

Je ne sus déchiffrer ce que ressentait la guerrière aux cheveux bruns, mais je sentais que cela l'atteignais profondément. J'aurais aimé la rassurer, lui dire que tout irait bien, mais je détestais mentir.

« Je regrette d'avoir perdu du temps loin de toi, Renner. Tu m'as tellement manqué. »

Il toussa faiblement, et sa poitrine se souleva lentement lorsqu'il repris son souffle. Je compris que bientôt, il n'aurait plus assez d'énergie pour respirer, et que son coeur cesserait peu à peu de battre

« Je t'en supplie, arrête de t'en vouloir pour ce dont tu n'es pas responsable, » continua-t-il.

Les doigts de l'archer étaient toujours posés dans la paume ouverte de son ami.

La nuit se faisait de plus en plus silencieuse, perturbée néanmoins par quelques agitations lointaines. Les chouettes ne se montraient pas, privant le ciel de leurs hululements habituels. La douce fraîcheur nocturne était omniprésente, tout comme la rosée sur l'herbe abondante.

Mon maître avait posé sur moi son regard gris, et laissait son visage noyé par la fatigue se fendre d'un sourire. Léger, à peine visible sous la clarté de la lune, mais un sourire quand même. Bien plus beau que n'importe quel sourire de n'importe quel enfant. Car celui-là contenait une beauté indescriptible, et inimitable.

On aurait dit qu'il rassemblait ses dernières forces pour prononcer cette ultime phrase.

« Prends bien soin de l'escouade des Dunes, Dragonnier du Crépuscule. »

Si nous sommes tristes à la fin d'une musique, c'est que celle-ci a été belle.

Alors, ces mots s'envolèrent dans l'air pur de l'aube, dernières notes d'une magnifique mélodie.





Cette nuit-là, notre monde perdit bien plus qu'un guerrier.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top