Prologue

Antibes, été 2013

Lorsque l'ombre fond sur moi, ses mains se dessinant dans la nuit pour m'encercler le cou, je me réveille en hurlant. Mes jambes battent le matelas, je repousse mes draps et me recroqueville contre le mur. Mes cris se transforment en pleurs et mes camarades de chambre se précipitent pour tenter de me calmer. Je les repousse vivement, leur gueule dessus. On entend une cavalcade dans le couloir ; Cyril et Julien, nos veilleurs, arrivent en force pour me ceinturer et me bloquer. Les éducateurs pensent qu'une contention calme. Moi, ça me met encore plus en colère. Je hais leurs corps en appui sur le mien, je hais la manière qu'ils ont de m'empêcher de bouger, d'essayer de m'étouffer. Je déteste me sentir aussi impuissante. Je l'ai trop été.

— Ça va, Rachel, ça va. On est là.

Je leur répète de me lâcher, je me débats, pleure de plus belle. Ils finissent par me soulever en sac à patate en demandant aux autres filles de se recoucher. Je tape des pieds, des poings, j'essaie de mordre. Et je finis par m'épuiser. Comme toujours, je capitule. Et comme toujours, je suis balancée dans la chambre capitonnée. Mais une fois dans le silence pesant, je me contente à chaque fois d'observer l'intérieur sommaire de la pièce, et de réfléchir. Et généralement, au bout d'une heure ou deux, la fatigue reprend le dessus et je termine ma nuit.

Sans surprise, à huit heures tapantes, Marine toque à la porte.

— Salut Rachel, c'est moi ! Je peux allumer ?

Je marmonne un « oui », mais bien parce que c'est elle. La lumière me fait cligner des yeux. Je me redresse lentement, engourdie par la bataille menée quelques heures plus tôt. Marine, c'est mon éducatrice préférée. La seule dans ce foyer qui se comporte normalement, qui ne pose pas de questions. Puisque il n'y a qu'elle que j'autorise à rentrer dans ces moments, elle a l'habitude de me récupérer après mes cauchemars et s'évertue à banaliser la journée qui suit. Aujourd'hui, c'est différent : elle rentre avec un sourire radieux, tape dans les mains.

— Debout là-dedans !

Je grommelle. Marine se place à deux mètres de mon lit, pose ses poings sur ses larges hanches et annonce, la voix amusée :

— Direction le delphinarium ! Je sais que ce n'est pas ton groupe, mais ça serait sympa que tu te joignes à nous.

— J'veux pas.

La jeune femme brune claque sa langue contre son palais. Ce léger bruit trahit sa gêne et elle me fait comprendre gentiment que cette fois, on ne me laissera pas le choix.

— Si tu viens avec moi et qu'on part dans la foulée, tu éviteras l'entrevue avec Monsieur Dagostino.

Je soupire et me lève, plus motivée par l'évitement d'un sermon du directeur que par l'envie de voir des animaux sauvages tourner dans un aquarium.

— On mangera dans le bus, d'accord ? Monte te brosser les dents, prends une casquette et des baskets.

Je n'ai rien besoin de dire pour qu'elle comprenne que je ne veux pas remonter. Après mes terreurs nocturnes, les filles du dortoir me regardent toujours de travers. Il n'y a que Jeanne, mon amie, qui ne dit pas que je suis une folle.

— Tu sais quoi ? Je viens avec toi. Il reste une place pour l'excursion car Ruben est malade, je vais voir si ça intéresse quelqu'un à ton étage.

Marine me prend sous le bras et on se dirige vers l'escalier. Mes pieds sont nus, j'ai honte de me balader comme ça. Elle le sait et me fait passer par les quartiers interdits aux mineurs, ceux du personnel. En un quart d'heure à peine, me voilà fin prête. Je monte dans le mini-bus, m'installe au fond, visse mes écouteurs dans les oreilles et regarde par la fenêtre.

Je mets le volume au maximum afin de ne pas entendre les ricanements de Remi et Alexis. Ces deux petits cons sont plus jeunes que moi d'une bonne année et ça ne les empêche pas de terroriser la majorité des filles du foyer, y compris Jeanne, ma seule amie ici.

C'est simple, Rémi et Alexis sont tellement survoltés et ingérables que les éducateurs les emmènent partout. Sauf que s'ils me provoquent encore, ça partira à nouveau à la bagarre et, comme d'habitude, c'est l'aînée qu'on punira ; moi. Alors que mon crochet du droit mériterait d'être salué.

Par chance, le trajet est court : le Marineland, situé avenue Mozart, n'est qu'à une petite quinzaine de minutes en voiture, tandis que le foyer de l'Étoile Bleue, mon lieu de résidence depuis trois ans, est implanté dans la partie sud d'Antibes, au quartier La Régence. Et, aussitôt sur place, je trouverai le moyen de me faire la malle.

Le foyer, en partenariat avec la structure, organise une fois par mois une visite « privilège » comme le parc l'appelle : nombreuses activités, approches des différentes espèces animales en comité réduit, participation aux représentations de notre choix. En revanche, ce sera sandwiches et non déjeuner au restaurant.

Quand Cyrus, un autre éducateur, qui conduit, se gare sur le parking numéro un, je découvre les structures du mini-golf... pas si mini. Encouragés par la responsable de la sortie, Ophélie, qui tape dans ses mains, nous descendons, sacs sur le dos. Rémi ne se prive pas de me donner un coup d'épaule en passant. Je l'ignore, enlève et range mes écouteurs au fond de ma poche de jogging et resserre d'un mouvement sec mes bretelles. Tel le docile petit mouton qu'on me demande d'être, je suis le groupe jusqu'aux guichets, où nous faisons valider nos tickets. On intègre la file à l'entrée. L'affluence est forte en plein été, ce qui me laisse le temps d'observer les infrastructures qui dépassent de l'enceinte. À droite, à côté de toboggans multicolores, un immense panneau avec inscrit « Aquasplash » se dresse. C'est la destination prévue en milieu d'après-midi pour qu'on se rafraîchisse dans les piscines. Rien pour ne m'enchanter. M'afficher en maillot devant des inconnus, devant des hommes ? Jamais. Mon corps, ce sera derrière des vêtements amples, ou hors de vue.

— Rachel, tu es avec nous ?

Je marmonne, sur leurs talons. On est cherchés par un employé et conduits jusqu'à un bloc en briques, puis la journée « découverte » commence. La pause café avec les soigneurs est l'occasion pour eux, ainsi que Marine, Cyrus et Ophélie, de répéter les règles en vigueur pour la journée.

— Bon, conclut notre guide, on va voir les orques en premier ! Vous connaissez un peu l'espèce ?

S'en suit une sorte de quizz auxquels les autres ados participent avec joie. Marine me souffle de me détendre mais en arrivant au bassin, ridiculement petit, empestant le chlore, je me rappelle ce qui me repoussait tant dans ce parc. On nous intime de nous asseoir dans les gradins et je déglutis péniblement en apercevant une dorsale noire sillonner le pédiluve pour baleines. Une prison d'eau. Des murs bleu flashy, un espace vide de stimulations. Cette orque est abaissée au stade de poisson rouge dans son sachet en plastique de fête foraine.

Aussitôt, une jeune femme blonde, en tenue de surfeuse, s'avance et fait son show. Elle a un seau rempli de poissons, un sifflet pendu sur la poitrine et un gros ballon de gym.

— Il est temps de vous présenter Skali ! Dis bonjour, Skali !

Elle tapote la surface de l'eau et, puisqu'elle est translucide, on voit la fameuse Skali arriver. La dresseuse secoue ses bras et, docile, l'animal s'avance sur la plateforme, bat des nageoires et ouvre grand la bouche. Elle obtient effectivement sa récompense mais d'ici, je peux voir sa tristesse, le vide dans ses yeux.

— Est-ce que vous voulez la voir sauter ?

Les applaudissements me donnent le tournis. Voilà la femme qui plonge, qui revient à la surface debout sur le nez de l'orque. Comment peut-on aimer ce spectacle ?

— Non..., murmuré-je.

Les rires résonnent dans ma tête, me font souffrir. Il n'y a rien de drôle, me répété-je intérieurement.

La nageuse continue à accabler l'orque de demandes. Mes poings se serrent contre le banc, je sens les larmes monter. La pression augmente, le sang pulse dans mes veines. Jusqu'à ce que j'explose.

— Non ! Non ! NON !!

Je cours vers le bassin. Marine tend la main pour m'intercepter mais j'y échappe. En revanche, le vigile, chauve et baraqué, fait barrage et m'intime de reculer.

— Elle n'a rien à faire là ! vociféré-je. Un être vivant n'a pas à être une bête de foire !

— Recule, gamine.

Ma vision vire au rouge. Il se prend pour qui, le gorille ?

— Demandez-lui d'arrêter !

Tandis que les éducateurs se lèvent pour me rattraper, l'agent de sécurité ordonne, dents serrées :

— Va te rasseoir !

Je lui décoche un coup entre les jambes, qu'il n'anticipe pas. Il faut dire que je n'en impose pas des masses avec mon mètre cinquante-sept et mes quarante-trois kilos, mais j'ai un revers de pied redoutable. Je profite de la surprise et de la douleur de mon ennemi pour me faufiler et descendre au plus proche de l'eau, ignorant les appels de mes éducateurs. La dresseuse ne sait pas quoi faire et tente de me dissuader d'approcher davantage :

— C'est une bête sauvage ! Une baleine tueuse ! C'est dangereux, recule !

— Dangereuse ?! Et c'est pour ça que vous lui faites faire des tours de cirque ?!

— Espèce de petite... !

— Ne me touchez pas ! hurlé-je.

La fureur me fait trembler. Dans le bassin aussi, l'orque s'agite. Elle balance la tête de haut en bas, crée des vagues. J'entrevois sa peau à vif à plusieurs endroits, les entailles dans sa peau. Tous les gradins commencent à s'inquiéter.

— Que le responsable de cette fille la récupère et s'en aille d'ici !

Marine se précipite devant l'armoire à glace, lève les mains en signe de reddition et plaide ma cause du bout des lèvres.

— Emmenez-la !! beugle le chauve.

Et quand Cyrus m'enserre, me soulève et tente de me faire sortir de la zone des épaulards, je remarque un probable stagiaire, tassé sous une casquette et un uniforme de la même couleur que ce bassin de malheur. L'adolescent, car il doit avoir mon âge ou légèrement plus, stoppe son balayage afin d'observer la scène. Sa peau est basanée et on lui reconnaît facilement des origines hispaniques. Il n'est qu'à deux ou trois mètres et on va le frôler. Une seconde, j'arrête de me débattre. Ses pupilles vertes et perçantes, que j'entrevois à travers ses boucles brunes, s'ancrent aux miennes. Puis, il se pince les lèvres et baisse les yeux à mon passage, comme par honte.

Pourtant, on aurait juré qu'il me comprenait. Qu'il était d'accord avec moi.

Mais ça ne va pas être le cas des autres jeunes, ou de Monsieur Dagostino. Je viens de ruiner une sortie, peut-être le partenariat complet. Mais je ne pouvais pas assister à cette torture sans rien dire. Je ne me tairai plus jamais à ce sujet.

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