Chapitre 7. Quand faut y aller...
Nieves et la perche humaine s'asseyent sur le canapé du petit espace salon tandis que je reste debout. Ici, on est un peu à l'abri du vent. Ça me sauvera peut-être des acouphènes.
Je sors mon téléphone, déchargé, de ma poche. Mes longs textos de la veille, après mon entrevue avec Evan, y sont sans doute pour beaucoup. Je consulte ma messagerie. Ce matin, deux appels manqués de Jeanne... Et une tonne de messages vocaux. Je suis curieuse de ce qu'elle en dit mais lui écris que pour le moment, je ne peux pas écouter les audios.
- Tulio, donde estan los otros[1] ? demande ma guide, me ramenant au moment présent.
Le jeune barbu finit son expresso d'une traite, pousse un râle digestif et répond :
- Cami est sous la douche et Evan, parti tôt ce matin.
Et je ne l'ai même pas entendu...
- Eh oh ! saluent des voix.
Sur le quai, Juan et Benito arrivent, frais comme des gardons. Ils grimpent les trois petites marches, montent jusqu'à nous. Cami, sa chevelure rousse trempée réunie en un chignon, survient en même temps, encore en sweat orange.
- Beh alors, toujours pas opérationnels ? taquine Juan.
Le cinquantenaire, fardé de son bonnet noir et d'une tenue de prof de sport, écope d'un coup de poing dans l'épaule de la part de Tulio, qui l'imite en singeant. Puis, Juan me jauge derrière ses larges lunettes de soleil. Il a la bouche pincée de côté en une moue sceptique, qui se meut en un rictus moqueur lorsqu'il s'adresse à moi :
- Alors, la nouvelle, t'as rendu tes tripes ? Au milieu des vagues, c'est pire.
Je ravale la répartie qui me vient et opte pour la diplomatie :
- C'est gentil de t'inquiéter pour moi... Juan ? Je peux te tutoyer, hein ? En tout cas, j'espère que tu me donneras tes conseils contre les nausées.
Il se renfrogne :
- Je suis biologiste marin, pas babysitter.
Outch. Bienvenue, Rachel...
- Ne te formalise pas, tempère Nieves. Juan est un loup de mer et un scientifique... Les données qu'il récolte en mer le rendent aigri, je crois qu'il commence à préférer la compagnie des organismes aquatiques à la nôtre !
Elle, elle se prend vraiment pour ma nourrice. Va falloir qu'elle cesse de me traiter comme une enfant. Ça avait un je-ne-sais-quoi d'accueillant au début... Là, ça en devient juste chiant.
Et non, ça n'a rien à voir avec le fait que je catégorise la belle espagnole comme une rivale.
- Faux, Nieves ! en rajoute Benito. Il a toujours préféré leur compagnie à la nôtre !
Sous les ricanements de ses pairs, Juan soupire.
- Ravitaillement ! s'écrie une autre voix.
Je pivote, mon cœur au bord du ravin. Evan débarque à bord, avec deux sachets de boulangerie bien remplis. Il me livre un sourire, une œillade pleine de sollicitude.
Si Nieves l'aime, je comprendrais. L'inverse serait plus dur à concevoir.
Je m'efforce de me concentrer sur le petit-déjeuner copieux qui m'attend, malgré les nœuds encore présents dans mon estomac. Un croissant, c'est ce qu'il me faut ! La déception se peint sur mon visage quand Evan dispose les victuailles sur la petite table. Du pain grillé, plein d'huile, des sandwiches au fromage chaud, du jambon, des tartines de chorizo et de poivrons frits...
Beurk.
Tandis que « grand front », le biologiste aigri, la chaleureuse Cami et l'élancé Tulio se jettent sur le buffet, je m'éclipse en quête de mon chargeur.
- Tu ne veux pas manger ? s'étonne Evan, qui vient me barrer la route.
Il me tend un sandwich en triangle, débordant de sauce blanche.
- Le salé aux aurores, très peu pour moi... C'est gentil, Evan. Merci.
- Ok.
Avec des spectateurs derrières, la gêne est maîtresse entre nous. Je me sens comme aux prémices de notre amitié, quand nous en étions au stade de l'apprivoisement, à nous faire discrets. Je le découvrais comme je découvrais Skali, à tâtons, petit à petit, sans certitude, une part de peur au ventre.
Non, je ne peux pas me laisser aller à ce que me dicte mon instinct. Lui sauter au cou et lui ouvrir mon cœur, lui hurler qu'il m'a manqué... alors que Nieves, peut-être sa petite amie, est à deux mètres ? Je dois récolter plus d'informations et garder mes distances en attendant. Sinon, j'en souffrirai. Le perdre une deuxième fois, ce serait...
Je lève les yeux, me perds dans les siens, dans ce vert si envoûtant qui m'avait tant fait tourner la tête. Qui le fait toujours, d'ailleurs, à en juger par la bouffée de chaleur qui m'étourdit.
- Rachel, tu devrais quand même manger un bout, souffle-t-il.
- Tu n'as rien de sucré ?
Il secoue négativement la tête. Sa mine légèrement froncée me broie le cœur. Il a passé des années à s'inquiéter pour moi. Ça me touche autant que ça me brise. Parce que le reflet qu'il me renvoie est celui de la gamine brisée que j'étais. Et une fille constamment triste, ça ne fait rêver personne.
Qu'on ait un avenir ou pas, je veux lui montrer que j'ai changé. Car j'ai changé, non ?
- Garde-le-moi de côté, capitulé-je avec un sourire. Il faut un début à tout !
Il hoche de la tête d'un air entendu et je contourne l'étage pour descendre sur le bain de soleil. Des éclats de rire emplissent le port, de concert avec la causette des oiseaux et le clapotis de l'eau contre le bois des bateaux. Je récupère mon chargeur et retourne au sein du groupe. Ces six-là sont complices et joviaux. Pour un tournant à quatre-vingt-dix degrés, il faut dire que ça me change de mon habitacle de voiture et de mes collègues que je voyais une fois par mois...
Mon attention coule à nouveau sur Evan et Nieves, qui gloussent suite à une blague de Benito. Puis, notre chef d'équipe tape des mains :
- Bon, si tout le monde est prêt on va appareiller !
- Rachel, tu te sens d'aller en mer ? s'enquiert Nieves.
Toutes les pupilles se braquent sur moi.
Quand faut y aller...
- Oui.
L'équipe se disperse quasi instantanément. Certains ont encore la bouche pleine en s'affairant aux différentes tâches nécessaires à notre départ.
Benito s'occupe du cordage, Cami des vérifications de sécurité, Nieves des commandes, Tulio de l'installation de caméras embarquées et Juan sort des cahiers de son sac de randonnée, un accessoire qui colle tellement à sa dégaine que ça ne se remarque même pas sur son dos.
Quant à Evan... Bon sang, il est passé où ? Bon, pas grave.
Je m'approche d'une prise électrique, la seule à la ronde en fait, et, avant de me détacher de mon téléphone, je textote à Jeanne :
" T'appelle ce soir. On part en excursion, je n'aurai pas de réseau. STP, envoie-moi tout ce que tu trouveras sur Evan. Tout ce que je peux te dire de plus, c'est qu'il a bossé avec Sea Shepperd, il y a quatre ans ou plus. "
[1] Où sont les autres ?
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