Chapitre 6. Un café ?

Les goélands qui raillent me réveillent. J’ouvre péniblement les yeux, éblouie par le lever de soleil, d’un orange vif et étincelant. Je remonte sur moi les couvertures qu’Evan m’a amenées dans la nuit. La rosée est partout, l’air assez frais, le vent toujours aussi tenace. Je me demande comment j’ai pu m’endormir dans ces conditions… Mais pour cette vue, ça valait la peine.

En plus des causeries des oiseaux, je les vois voler. Ils virevoltent au-dessus de la quinzaine de bateaux à quai. On respire la tranquillité. Personne n’est encore debout et je n’aperçois pas plus de voitures sur le parking que la veille au soir.

Cette solitude… Je l’ai tant cherchée, ado… C’est elle qui m’a conduite à faire le mur, tous les soirs d’été, pour tenir compagnie à Skali, cette orque aussi dépressive que moi. C’est elle qui m’a rapprochée d’Evan, qui faisait pareil, et nous voilà à nouveau réunis.

Pensive, je ressasse les évènements d’il y a quelques heures à peine. Les retrouvailles officielles de deux vieux amis. Sauf qu’on avait été plus et que je n’ai plus que ça en tête depuis que je l’ai vu sur la plage.

C’est dommage… Comme je l’ai dit à Cami, je ne suis pas là pour ça. Je devrais rester concentrée sur les orques, sur ce rêve. Pas sur Evan. Surtout qu’il n’y a sans doute rien à en espérer.

Je crois que je m’en suis voulu. Alors, quand on s’est retrouvés seuls, moi dans ses bras, j’ai… paniqué. J’ai écourté l’échange en prétextant que j’étais soudainement épuisée. Bien sûr, il n’en a pas cru un mot, mais, comme à l’époque, il n’a pas posé de question et a respecté ma demande.

Attentionné, il m’a proposé de dormir sur le « bain de soleil », cet espace molletonné dédié au bronzage. Un vrai soulagement, d’autant plus que c’était aussi qu’un matelas, mais j’ai dormi en pointillé à cause du vent et des bruits auxquels je ne suis pas habituée. J’ai bien peur que cette solution ne soit pas durable…

Jusqu’à quand vais-je pouvoir éviter une nuit commune, cacher aux autres mes traumatismes ? Ils n’ont pas signé pour supporter ça, et je n’ai pas envie de leur en parler.

Le seul point positif, c’est qu’avec le bercement de l’eau, je n’ai fait aucun cauchemar. Les mouvements m’ont toujours calmée. Ce n’est pas pour rien que je me suis orientée dans la conduite. Rouler toute la journée me permet de me vider la tête, de porter mon corps autant que mes fardeaux.

Du bruit à l’arrière me fait sursauter. Un petit rire est émis par Nieves, qui arrive doucement, tasse fumante en mains.

— Holà ! Je ne voulais pas t’effrayer. Tu as dormi là ?

Bon sang, même le matin, les cheveux en vrac, elle est sublime. Je me lève, lui rends le sourire qu’elle m’adresse et lui livre les explications qu’elle semble attendre :

— Je suis plus proche du bord, pour… vomir au besoin.

Elle acquiesce d’un air entendu.

— Je n’ai jamais connu ça, j’ai littéralement grandi sur un voilier.

— Ah… Bien ! commenté-je sans conviction tout en troquant mon short et t-shirt de nuit pour une tenue plus couvrante.

— Mais je compatis, poursuit Nieves.

Elle a la décence de ne pas m’observer pendant que je me cache derrière le sac de couchage, comme on se cacherait derrière une serviette de plage. En un temps record, je suis fin prête, dans des habits frais qui sentent ma lessive à la vanille. Je me plie en deux pour nouer mes baskets à mes pieds.

Ma combinaison kaki flotte, descendant jusqu’aux trois quarts de mes cuisses et remontant jusqu’à mes clavicules. Je me sens nettement plus à l’aise ainsi.

— Merci, murmuré-je.

Je sais, c’est stupide. Il y a deux salles de bain où l’intimité serait plus garantie… Sauf que ça impliquerait de peut-être croiser les autres en chemin, dont un homme que je ne connais pas. Je n’avais pas anticipé un réveil si matinal, je pensais avoir le temps de me faufiler jusqu’aux toilettes… Je vais devoir revoir ma routine... ou mon pyjama.

— Tu veux quelque chose ? demande ma guide en relevant légèrement sa tasse.

— Je dis pas non à un café, accepté-je.

J’endigue son demi-tour :

— Bouge pas, je peux me le faire.

Elle pince les lèvres en une mimique de non-opposition, bien qu’elle précise :

— Que tu saches… Tulio est de mauvaise humeur avant le café. Cami trouvera toujours que tu ne manges pas assez et Evan… Il est expéditif.

De quoi parle-t-elle, là ? De sexe ?

Soudain irritée, je me dirige vers l’espace kitchenette. Evan prenait le temps, il ne regardait jamais la montre. C’était un garçon posé, calme, qui ne m’a jamais pressée pour rien. Pourquoi serait-il différent aujourd’hui ? Elle se trompe sur lui.

À moins que… ?

Neuf ans, me répété-je intérieurement.

Oui, ça m’insupporte cette pseudo compétition qui se dessine, de qui connait le mieux Evan. J’ai envie que ce soit moi.

Dans le petit espace cuisine, je m’active : capsule dans la machine, clips pour le lancement et j’attends en rongeant mon frein. Je reviens, plus vite qu’à l’aller, sur la zone de bronzage, aka mon lit, avec la question qui me brûle les lèvres et le cœur :

— Ça fait longtemps que tu bosses avec les autres ?

— Juan, Vera de l’accueil et Benito sont les anciens. Ils étaient là presque depuis le début avec Katharina Heyer, notre directrice et la fondatrice de la fondation. Cami est arrivée en même temps que moi, il y a cinq ans. Evan est venu l’été suivant et Tulio, il y a trois ans.

— Donc ce n’est pas l’ancienneté qui fait le chef d’équipe ?

Nieves plisse ses yeux marron, me scrute.

— Ne t’en fais pas, Rachel… Evan sait ce qu’il fait. Il travaillait avec Sea Sherperd , c’est un excellent leader. Et, après Katharina, c’est notre meilleur spécialiste « orques ». Chacun a ses qualités. Lui, il soude le groupe, nous motive, délègue intelligemment. Tu verras. Sur le terrain, el es la leche !

— Pardon ? La lèche ?

— Le lait ! Dans notre langue, ça veut dire qu’il est incroyable.

Elle prend sa défense, ne lésine pas sur le compliment… Bon sang, elle le kiffe.

Reste à déterminer s’ils ont été ou sont en couple.

Mais avant que je puisse la questionner davantage, un grognement d’ours s’élève depuis les escaliers. Presque aussitôt, une tête brune ébouriffée apparaît. L’ours Tulio se frotte les yeux en bâillant comme un grizzli sortant d’hibernation. Son appareil photo est toujours en bandoulière autour de son cou, à croire qu’il dort avec.

— Au matin, Tulio fait les plus beaux clichés, explique Nieves. Il a l’habitude d’être constamment prêt à… « dégainer ». C’est bien comme ça que vous dites ?

Je frissonne. Je déteste être épiée et analysée de la sorte, ça me rappelle l’Étoile Bleue.

Je croise les bras pour toute réponse, observe le caméra man se joindre à nous. Nieves ne mentait pas. Il nous voit et nous ignore royalement jusqu’à ce qu’il ait avalé sa première gorgée. Là, le monde semble s’illuminer à nouveau pour lui.

Dommage… ça me fait pas cet effet, le café.

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