Chapitre 1. Consultation
« Elle est violente, mais il n'y a pas de place en centre éducatif fermé actuellement. Serrez la vis. » - Mr Dagostino.
Angers, juin 2022
J'avale mes cachets et avise mon teint livide dans le miroir rond de ma salle de bain, encore plus navrant avec la lumière des spots.
Je vais avoir vingt cinq ans dans quatre mois et je pensais être loin de mon démarrage de vie chaotique... Jusqu'à ce que la mort de mon géniteur, il y a trois semaines, me replonge dans mes plus noires années.
À défaut de faire le deuil de cette ordure -une tâche facile-, je dois faire le deuil de la justice. Je n'obtiendrai pas réparation. Je ne pourrai jamais voir son visage dégueulasse se décomposer en entendant le verdict, ni dormir sur mes deux oreilles en me disant qu'il moisira en taule. Je ne pourrai pas faire entendre ma voix.
J'ai tenté d'oublier, multiplié les mauvais choix pour neutraliser le bourdonnement incessant dans ma tête et la boule dans mon ventre qui ne m'a jamais quittée. Puis, quand les inspecteurs sont revenus vers moi avec de nouvelles preuves, de quoi relancer l'affaire, je l'ai enfin vue, cette lueur d'espoir dont les éducateurs me rabâchaient l'existence. C'était il y a trois ans. Tout ce temps, j'ai cherché quoi dire. J'ai noirci des pages entières avec mon ressentiment, avant de les froisser, de les déchirer, de les brûler, de les piétiner. J'ai reformulé, encore et encore, avec l'aide de mon avocate et de mon assistante sociale. J'y ai passé mes soirées sans compter, pour être au plus près de la réalité, et le plus cinglante possible. Car j'y voyais le moyen de l'atteindre. Mon unique chance de le faire se sentir plus bas que terre, mon seul levier pour qu'il souffre. Et surtout, que cette fois, les jurés ne le laissent pas partir et faire d'autres victimes. Qu'il... regrette ? Et qu'il voit qu'il n'a pas réussi, que je l'emporte. Que malgré tout cet enfer qu'il m'a obligée à endurer, je suis debout, forte, combattive.
— Comment allez-vous, madame Cogan ?
Face à ma thérapeute, Madame Eminescu, ma vision de moi battante et inébranlable s'effondre comme un château de cartes. Oui, je suis une survivante. Oui, je ne suis pas tombée aussi bas que je l'aurais pu. Mais ça ne veut pas dire que je vais bien. Encore moins que je suis heureuse. Il m'a privé de ce droit en outrepassant les siens. Il m'a condamnée aux pleurs, à l'insécurité, tandis que lui poursuivait son train train quotidien bien rangé. À l'abri de tout soupçon.
Si, durant mon enfance et mon adolescence, j'ai été un exemple de mutisme et en rejet de toute personne adulte, y compris ceux prétendant vouloir m'aider, aujourd'hui je sais qu'il ne sert plus à rien de faire semblant.
— Je crois que... ça ne va vraiment pas.
— Vous pouvez être fière de le reconnaître à haute voix. Qu'est-ce qui contribue à ce sentiment en vous ? Les cauchemars ont-ils continué ?
— Chaque nuit. Je n'en dors plus, admets-je en un lourd soupir.
Elle tapote sur son clavier, me regarde par-dessus ses lunettes et se renfonce dans son siège, mains reliées en un triangle sur lequel elle appuie son menton.
— Vous me parliez de visions de votre père dans une temporalité différente. Vous vous voyiez adulte endurer les mêmes sévices et vous sentir impuissante. Il y a-t-il des détails nouveaux ?
Je secoue négativement la tête.
— C'est exactement le même cauchemar chaque nuit : je rentre du travail, manque d'écraser un homme avec ma voiture de service, lui propose de le raccompagner pour m'excuser et il me saute dessus.
Ma gorge se noue. Parce que la suite, elle n'est pas inventée par un cerveau alimenté de faits divers, non. La suite, c'est mon passé. C'est mon souvenir de la dernière nuit d'horreur, celle où j'ai failli y rester.
D'une traite, je redis ce qu'elle sait déjà :
— Il me fout un mouchoir dans la bouche, m'assomme d'une gifle d'ogre et conduit jusqu'en forêt, où il abuse de moi et tente de m'enterrer vivante. Là, je me réveille.
Elle hoche la tête, à l'écoute, attrape un stylo bille, que son index fait battre contre sa paume.
— Son visage à lui, comment est-il ?
— Très net. Je vois la balafre sur son sourcil gauche, le tatouage qui remonte sur sa gorge, son sourire carnassier.
— Autre chose ?
— Ses cheveux sont gras. Et quand j'émerge, j'ai son odeur de transpiration dans le nez, comme s'il était réellement venu chez moi.
— Mais c'est impossible, vous le savez.
— Oui. Il est mort. Mais ça n'efface pas mon angoisse pour autant. Elle n'a jamais été aussi forte.
Revenue au galop dans ma vie pourtant rangée, la peur m'a à nouveau détruite. Irrationnelle, elle défie toutes les échelles. Il a beau ne plus pouvoir me faire de mal, il a marqué ma chair, et les souvenirs sont plus douloureux que jamais.
Ce que ma psychologue et moi avons conclu, et ce dès la première séance, c'est que la réouverture du dossier a été un élément fragilisateur, car j'ai dû replonger dans l'horreur, mais que l'annonce du décès a été le réel déclencheur. Jusqu'alors, je m'efforçais d'avoir du recul. Je me félicitais même d'avoir dépassé le stade de tristesse. Mon travail en vue de l'audience passait par le fait de raconter, d'être en colère, d'être dégoûtée. Là, je le revis. Émotionnellement et physiquement. Comme si le fait qu'il échappe à son jugement me donnait l'impression d'être à sa merci pour toujours, car la justice n'a pas fait son travail.
— Et comment vous sentez-vous, après, une fois que vous réalisez que ça n'est pas arrivé, qu'il n'est pas là ?
— Mal. Aussi mal que si ça s'était produit. Pire encore. Parce que s'il avait retenté de me violer à l'heure actuelle, j'aurais pu me défendre. Mais on ne blesse pas un fantôme.
En parlant de temporalité, elle avise sa montre et conclut :
— Madame Cogan, nous allons prolonger votre arrêt maladie, êtes-vous d'accord avec cela ?
— C'est qu'au travail... Ils ont besoin de moi.
— Et vous, vous avez besoin de temps pour aller mieux. Faites les choses que vous vous étiez promis de faire un jour. Il y a-t-il quelque chose qui vous ferait du bien ?
Je cherche dans ma tête une envie, un souhait. C'est le néant. Dès petite, j'ai appris à ne plus rien espérer. À encaisser plutôt qu'imaginer.
Il n'y a qu'une action à laquelle je me suis jurée de participer.
— Il y a bien une cause qui me tient à cœur, avoué-je.
— Alors mettez tous vos pseudo freins de côté et allez au bout.
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