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Octobre 1996
Lundi.
Pareil aux autres lundis.
Les vieilles habitudes ne le lâchent pas, pas plus qu'elles ne s'éloignent des autres.
Sans jamais rater le moindre rendez vous qu'il se donne à lui même, il se reste fidèle semaine après semaine, année après année, en gravissant encore et toujours la côte vierge de la colline abandonnée.
La même qu'il y a seize ans, vingt ans, trente ans.
Elle n'a pas changé, aussi verdoyante que par le passé, tranchant toujours autant qu'autrefois avec le reste de son décor, comme un oasis dans le désert, ou bien un phare dans la nuit, perché sur les rochers aussi menaçants que dangereux.
Pour parvenir jusqu'ici, il doit passer en voiture sur l'ancienne route oubliée, celle qui autrefois traversait son "quartier", aussi miteux que les maisons qui le composaient, aussi triste à crever que les âmes qui y vivaient.
Derrière les vitres de sa petite Peugeot fatiguée, il longe ce qui n'existe désormais plus qu'au travers de souvenirs, les trottoirs, les devants de portes toujours encombrés et le linge étiré de gouttière en gouttière, une lame de mélancolie dans le cœur.
Chaque lundi, une irrépressible larme se pointe au bord de ses paupières, comme s'il pouvait, à travers elle, revivre un petit morceau de sa vie, retrouver les grondements dans sa poitrine quand il pensait ne jamais sortir d'ici.
Un bidonville, rien de plus, rien de moins.
Mais il était né dedans, enveloppé dans une de ces couvertures qui piquent et qui grattent, comme celle dans laquelle il a dormi pendant des années, sur son petit lit aux pieds rongés par les chiens galeux qui trainaient ici comme autant de cafards.
Petit, le salon lui paraissait suffisamment grand pour son corps d'enfant, et c'est seulement à l'adolescence qu'il se souvient avoir réalisé que, entre le poêle à pétrole et le fauteuil de son père, ils avaient à peine assez de place pour manger assis par terre, tous empilés sur une table de fortune.
Une planche sur deux tréteaux en ferraille.
Dans la cuisine, le réchaud à gaz chauffait presque la maison à lui tout seul, quand sa mère y faisait cuire la soupe à la flotte, son éternel tablier noué sur les hanches, le visage tâché de misère et le corps plus fin qu'un cure dent.
Elle faisait presque peur, ainsi décharnée par la vie, les joues creusées, les cheveux mal coiffés, et les yeux ternis, brûlés par le sel de ces années de larmes.
Il détestait croiser son regard, il réveillait toujours en lui cette soudaine envie de pleurer, de supplier le monde et tous les Dieux, alors même qu'il savait déjà que personne ne l'entendrait.
Surtout pas les Dieux.
A droite, à côté de l'évier, une ouverture mal taillée les emmenait jusqu'à l'unique chambre, minuscule et craquelante, mais tout le monde dormait dedans.
Son père, sa mère, lui, et son grand frère, avant que celui ci ne décède à l'âge de huit ans, emporté par la diphtérie un matin d'hiver.
Son cadavre était resté toute une journée sur le petit lit qu'ils partageaient, peut-être pour le laisser se reposer une dernière fois avant de disparaitre, et le soir venu, Izuku devait à nouveau dormir dedans.
Il se souvient des larmes de ses parents, et des cris étouffés d'Inko au beau milieu de la nuit, la bouche plantée dans l'oreiller en plume comme si elle pouvait se faire taire.
Sans papiers, le médecin restait une chimère pour eux, une sorte de légende magique qu'il ne pouvaient jamais se permettre de croiser, pas même lorsque la mort frappait à la porte.
Là dedans, personne ne venait au monde dans la joie, et aucune mère ne donnait naissance par choix, qui souhaiterait ça à un enfant ?
Non, la précarité faisait le travail toute seule.
Personne n'en parlait jamais, mais quelques femmes du coin faisaient des allées retours dans la vieille grange de la mémé Chiyo et, toutes avec le même cintre en ferraille, elles se faisaient libérer de leur misère pour ne pas crever de faim encore plus.
Une bouche supplémentaire à nourrir, personne ne pouvait vraiment se le permettre.
Certaines ressortaient mutilées, les joues pleines de larmes, le corps abimé et l'âme écorchée, alors que d'autres passaient par la porte de derrière en silence, les jambes en premier, les yeux clos et le visage, bien qu'inerte, encore marqué par la peur.
Le vieux Toshinori venait aider la mémé à les sortir de là, pour les emmener Dieu sait où.
Ce vieux bonhomme, il semble à Izuku qu'il n'a jamais entendu sa voix, il ne parlait jamais, ou alors le faisait il seulement en cachette, comme si ses mots renfermaient un morceau de la boite de pandore.
Ainsi, plutôt que de discuter, il se tenait assit devant sa maisonnette, sur sa vieille chaise en bois, roulant inlassablement ce qui semblait être systématiquement la même clope.
Quelque soit l'heure et le jour, il tassait le même tabac dans la même feuille, sans qu'Izuku ne l'ait jamais vu foutre cette maudite cigarette à sa bouche une seule fois.
Encore moins l'allumer.
Il avait des cheveux blonds, blond délavé, coiffés au râteau et qui tombaient librement sur sa tronche déconfite, les yeux baissés, la bouche fermée, les joues creusées.
Comme les autres, il portait la misère sur son dos et, si Izuku l'a toujours connu seul, les rumeurs disaient que sa femme faisait partie de celles qui avaient disparues après le passage du cintre de Chiyo.
Et puis, dans ce trou à rats, il y avait les gosses, dont il faisait partie.
Ils se retrouvaient entre les barraques pour jouer sur le macadam, là où, de toute manière, les bagnoles ne passaient jamais.
Ils couraient le long des trottoirs, sans jouets ni musique, ils assemblaient des boites de sardines pour en faire des petits trains.
Au pied de la maison Todoroki, la bouche d'égouts en cuivre faisait office de gare, c'est ici que les petits cailloux représentant les passagers montaient à bord.
Ils s'en allaient vers la ville, ou bien à la plage, dans les montagnes ou en forêt.
N'importe où, mais loin d'ici.
En face de chez lui, on pouvait voir la maison des Bakugo.
Eux, ils étaient comme le bonheur : tout le monde en parlait mais personne ne les voyait jamais.
Les femmes du quartier disaient que la mère Mitsuki avait la main légère et la voix lourde, parfois quand ils jouaient à la marelle sur le goudron, ils entendaient même l'écho des claques qu'elle portait sur le visage de son fils.
Elle gueulait, aussi, elle l'insultait de tous les noms, pendant que son mari ne disait rien, il ne disait jamais rien.
Et Katsuki, prisonnier de la violence de ses parents, restait discret et silencieux.
Il accusait les coups, il se taisait et ne sortait jamais, probablement parce qu'il n'en avait simplement pas le droit.
Un jour pourtant, une après midi d'été plus chaude que les enfers, Izuku s'était aventuré à frapper à sa porte, au moins pour le connaitre un peu, savoir de quoi il avait l'air, s'il était fort à la marelle et à la course.
Il s'interrogeait, et son petit cœur d'enfant le guidait dans son désir de le rencontrer coute que coute.
Et c'est lui qui lui a ouvert.
Sa mère pionçait, et son père, comme toujours, se foutait pas mal de ce qu'il se passait chez lui, avachi sur le fauteuil éventré, la gueule endormie et les bras dans le vide.
Katsuki avait accepté son bonjour surprise.
Il était un peu plus grand qu'Izuku, blond comme la paille séchée, et possédait des yeux semblables à de l'ambre, fade, mais toujours de l'ambre.
Son visage, plus terne que le gris sans teint des vieilles tôles qui bordaient les maisons, résonnait de tristesse et de désespoir, comme beaucoup d'enfants du coin.
Mais lui encore plus.
Izuku l'a longuement regardé.
Lui, avec sa touffe brune et ses tâches de rousseur, il avait l'air d'un bébé à peine sorti de sa couche, et ses yeux verts comme l'eau qui croupissait en bas de la rue lui donnaient des airs de chialeurs, les paupières pleines de flotte imaginaire en permanence.
Ils ont quand même parlé un peu, pas beaucoup, juste assez pour que ça ne se reproduise plus, alors que le petit blond sans joie lui montrait les marques, les plaies et les bleus sur son corps mutilé de petit garçon.
«Je suis un dur, tu vois les brûlures, là, sur mes bras ? Je les sens pas. »
Il disait ça d'un ton monotone, creux à en faire trembler le vide, comme si aucune expression ne traversait son âme détruite avant même que d'exister.
Sur le perron, Izuku n'en croyait pas ses yeux, la bouche ouverte et les larmes au bord des cils, priant pour que la mère Bakugo ne les trouve pas en train de discuter.
Il ne voulait pas voir ça.
Sept ans à peine, comment pouvait-il réagir ?
Alors il a détourné le regard, reprit son souffle, et en voyant sa mère secouer le linge mouillé devant la porte, il s'est enfui sans rien dire.
S'il y est retourné ?
Plus jamais.
Mardi.
L'herbe se frotte à ses baskets blanches plus très blanches, comme à chaque fois qu'elle escalade la colline de son enfance, un rituel dont elle ne se sépare plus depuis des années.
Comme d'autres le font sans qu'ils ne se croisent jamais pour autant, elle s'aventure jusqu'au sommet, à cet endroit qui a porté leurs uniques instants de légèreté, les mois d'été comme d'hiver.
D'ici, elle voit un peu mieux, en contrebas, les vestiges de ce bidonville qui a bercé son existence innocente et pourtant si froide, sur les rebords en béton des vieilles cabanes en ruines.
Tourné vers le ciel, son regard nuancé de marron se perd entre les quatre nuages qui arpentent le plafond de la Terre, l'esprit en voyage dans le temps, les pensées coincées en mille neuf cent soixante dix-sept.
Comme les autres, elle grandissait sans en avoir envie, et sur la bouche d'égout de la maison Todoroki, cette année là, la gare avait mis la clé sous la porte.
De toute manière, en partance de ce quartier, on allait jamais nul part, et surtout pas en train.
Encore moins en boîte de sardines.
Plutôt que de jouer à la marelle le matin, elle sortait de son lit grinçant bien après le lever du soleil, dans cette chambre miteuse qu'elle partageait avec sa mère et sa grand mère, alors sénile et aussi folle qu'il est possible de l'être.
La vieille ne dormait presque jamais, elle passait ses journées et une partie de ses nuits assise devant la porte, à secouer un éventail devant son visage, hiver comme été.
Elle avait perdue la boule et, à quinze ans, Ochaco pensait qu'au final, ce n'était pas plus mal.
Au moins, elle ne se rendait plus compte de la misère dans laquelle elles vivaient toutes les trois.
Les yeux dans le vide, elle baragouinait de temps en temps, tout et n'importe quoi, des mots que personne ne comprenait, et que personne ne cherchait à comprendre non plus par ailleurs.
Elle ne souffrait pas, c'était l'essentiel.
D'une maison à l'autre, les ragots se déplaçaient sans contrôle, et certains disaient qu'elle était passé plus d'une fois sur le cintre de Chiyo, que c'était ça qui l'avait rendu folle, à la longue, comme si les traumatismes hantaient sa tête au point de la faire dysfonctionner.
Ochaco, elle, ne les écoutait pas vraiment.
Tout en sachant que personne ne pouvait sortir d'ici avec un avenir quelconque, elle espérait au moins réussir à trouver un peu de lumière dans ce néant sans objectif, malgré la peur et les pleurs qui rongeaient son ventre dès que la nuit tombait.
Elle était jolie, c'était déjà ça, et sa mère le lui disait souvent quand elle coiffait ses longs cheveux châtains avec le vieux peigne, celui à qui il manquait la moitié de ses dents.
Elle lui répétait que son visage brillait de douceur, grâce à ses lignes fines et son sourire élégant, tout comme la profondeur lumineuse de son regard ouvert sur l'obscurité.
Même en portant ces vêtements chiffonnés, déjà rapiécés et relavés par bien d'autres avant elle, elle pouvait séduire avec sa silhouette, plus maigre que svelte certes, mais déjà trop bien formée pour une adolescente.
Son unique chance de trouver, un jour, une porte de sortie.
Mais sa poitrine, elle l'avait déjà offerte, à ce garçon qu'elle côtoyait depuis son enfance.
Gamins, ils s'occupaient ensemble de dessiner les contours de la marelle en frottant des cailloux sur le goudron, pour que les autres puissent jouer dessus ensuite les uns après les autres.
Ils s'entendaient bien, déjà à l'époque.
Ce sont les années qui ont transformé leur relation, le regard qu'ils portaient chacun l'un sur l'autre évoluait en même temps que leurs corps, et elle venait de plus en plus chez lui en fin de journée, sans rien dire aux autres.
Son cœur battait si fort à chaque fois, plus fort encore que les pulsations du désespoir.
La maison des Kirishima devait être la plus pourrie de toutes, pourtant, ils étaient les seuls à avoir de l'argent pour manger du pain tous les jours.
Sous la barraque, une petite cave se cachait derrière une trappe mal découpée, à peine planquée au fond de la pièce principale.
De toute manière, personne ne serait venu voir, puisque personne ne venait tout court.
A l'intérieur, le père d'Eijiro dissimulait la drogue qu'il faisait passer pour le compte d'un dealer quelconque, et c'est grâce à lui qu'ils avaient de quoi manger autre chose que de la flotte, même s'ils vivaient comme des sauvages.
Discrètement, sans se faire repérer, Ochaco suivait son amant jusque dans ce trou noir, sans éclairage et qui puait le renfermé à en faire dégueuler un chien, mais qui portait fièrement leurs instants d'idylle.
Ils s'éclairaient avec une vieille lampe torche qu'ils avaient volé un jour aux vieux Kaminari, un peu avant sa mort, sans que ce dernier ne s'en rende jamais vraiment compte.
Les piles s'essoufflaient déjà, et la lumière ne s'étalait guère plus loin que leurs pieds, c'était largement suffisant pour s'embrasser.
Elle l'aimait tellement.
Faut dire qu'il était beau, son héros.
De ses mains, elle recevait des éclats d'amour, sur fond de misère et de maladies, mais toujours des bouts de sourire et de petits bonheurs intimes, l'intensité des caresses sous sa chemise déchirée, et les baisers qu'il déposait dans le creux de son cou, puis sur la courbe arrondie de ses seins.
Ils faisaient l'amour ici, entre les caisses pleines de drogues, et chaque mois, Ochaco priait de voir ses règles arriver.
Le cintre de Chiyo lui faisait peur, terriblement peur.
Après le sexe, sous l'éclairage bancale de la lampe, Eijiro rabattait ses épais cheveux noirs en arrière, essuyait la sueur sur son front d'un revers de bras, avant de faire briller ses yeux malicieux dans la pénombre glauque.
Pour conclure, et apporter la touche finale à l'excitation que soulevait le corps d'Ochaco en bas de son ventre, il s'asseyait à moitié à poil contre le mur crasseux de la cave, fouillait dans les cargaisons de son père, et s'évadait jusqu'au lendemain matin.
Alors, quelques minutes, elle le regardait se piquer, faire entrer l'héroïne dans ses veines, et puis sombrer comme un chiffon sur le sol dégueulasse.
Elle ne l'imitait pas.
Souvent, elle se tirait.
Mais elle se souvient du jour où sa mère est sorti de sa barraque en larmes, tanguant sur ses jambes plus fines que deux piquets, pour annoncer à tout le monde la mort de son fils.
«C'est fini, on l'enterre lundi.»
Si elle avait su qu'il s'étoufferait, ce soir là, la seringue dans le bras et la bouche grande ouverte sur la misère, elle serait restée, au moins pour tenter de faire quelque chose.
Dans les maisons, personne n'a rien dit, personne ne disait jamais rien de toute façon, et perdre un enfant, d'autres étaient déjà passés par là, Ochaco le savait.
Elle a pleuré, bien sûr elle a pleuré, toute seule dans son lit la nuit, le corps froid de ne pas sentir les bras d'Eijiro enserrer son dos, les lèvres abandonnées et le cœur anéanti à tout jamais.
Les éclats de bonheur, dans le trou à rats, s'évaporaient tel des vapeurs d'essence, disparaissant sans faire le moindre bruit, presque comme s'ils n'avaient jamais existés.
Pour oublier finalement que la douleur lui taillait la poitrine et ouvrait son âme en deux, elle désertait la chambre la nuit, pour s'en aller trainer sur le macadam devant les portes, exposant son corps à la nuit comme ils offraient tous leurs vies au désespoir.
Quelques fois, Izuku et Denki la rejoignaient, et ils s'asseyaient ensemble devant la maison du vieux Toshinori, ils comptaient les étoiles qu'ils ne verraient jamais d'ailleurs, la peine dans la voix et la peur dans les os.
Puis, quand le jour se levait sur eux après des heures de silence, ils se prenaient parfois à refaire le monde, avec des si et des j'espère, ils rêvaient ensemble du jour où ils partiraient de là.
Sans se douter que, quinze ans plus tard, elle y reviendrait d'elle même, tous les mardis.
La mélancolie dans le ventre, avec sur sa peau, la sensation immortelle des caresses d'Eijiro dans la cave.
Mercredi.
Il aperçoit la plaine du sommet de la colline.
Comme chaque semaine, à l'habitude, il passe une quinzaine de minutes à monter cette côte à pieds, le vent dans ses cheveux blonds de blond et le regard silencieusement figé vers sa destination.
Elle se tient là, c'est fou elle n'a pas bougé, bien que le temps l'ait fatiguée et agressée, elle résiste encore, et il l'admire toujours autant, comme avec ses yeux d'enfant.
Dans ses iris clairs, sa structure se reflète comme un cadeau, qu'il s'offre chaque mercredi pour perpétuer sa tradition, tout comme les autres sans qu'ils ne s'y donnent jamais rendez vous pour autant.
A croire que, en groupe, ils se font peur.
Derrière lui, même sans se retourner, il devine les restes démolis de son quartier d'autrefois, celui que les autorités ont décidé de raser en quatre vingt treize, mais dont l'âme perdure à travers l'atmosphère, à l'image d'un fantôme sur une tombe.
Pile en face de là où il se tient, il pouvait voir, autrefois, se dessiner le toit de la maison des Bakugo, dont personne ne sortait jamais, mais qu'ils regardaient tous de loin comme le château de l'ogre.
Izuku racontait lui avoir parlé une fois, mais il n'a jamais vraiment su si c'était vrai ou non.
Après tout, ils étaient si mystérieux, et elle, la Mitsuki, elle leur foutait les jetons.
Denki la craignait comme les Hommes ont peur de la mort, peut-être même encore plus.
Lui, il vivait avec son grand père, dans la petite maison du bout de l'allée, les tuiles se cassaient la gueule des fois la nuit, mais à force, ça ne le réveillait même plus.
Le vieux pionçait inlassablement, toujours torché à la gnole qu'il fabriquait lui-même dans sa cuisine, à tel point qu'il savait à peine qu'il hébergeait son petit fils, et la démence en point d'orgue, il ne se souvenait plus non plus que sa fille était morte en faisant naitre son bébé.
Pourtant, elle avait bien tenté de le faire disparaitre en demandant ses services à Chiyo, mais face à l'échec de l'opération, Denki venait au monde quelques mois plus tard, dans cette poubelle de la société, dans le sang de sa mère, sur un lit crasseux et plein de microbes.
Son père ? Il n'en connait pas l'identité.
En grandissant, il s'élevait un peu tout seul, il apprenait à utiliser les allumettes pour faire cramer le cartons dans le fond de la vieille cheminée noircie par la fumée, avant d'y empiler des petits bouts de planches pour chauffer les murs humides.
Plus tard, il posait les casseroles dessus sans se brûler pour faire bouillir de l'eau et du sel, et quand la mère Jirou lui proposait un ou deux légumes de son ridicule jardin, il savourait ça comme une offrande.
Ses bras, couverts d'anciens accident de flammes, témoignaient de la misère dans laquelle il vivait, mais il ignorait la douleur autant qu'il pouvait quand il passait la porte, le temps d'aller faire tourner le train en boites de sardines avec les autres gamins.
Ils s'amusaient, et c'est tout ce qu'ils avaient.
Certaines nuits, quand le sommeil refusait de se pointer malgré la fatigue, il laissait son grand père ronfler dans son lit, et il s'échappait sous la lune pour marcher au bord des trottoirs.
Izuku le rejoignait, puis plus tard, Ochaco.
L'été, quand le soleil restait debout jusqu'à vingt deux heures trente, il arrivait que Kyoka les suive jusqu'à la chute des rayons, pendant que Shoto leur parlait par la fenêtre sans réveiller ses frères et sa sœur.
Ils pourrissaient plus qu'ils ne grandissaient, mais ils étaient ensemble, et c'était déjà pas mal.
Au moins, ils pensaient qu'ils crèveraient tous en groupe là dedans, c'est mieux que de mourir tout seul.
C'était encore tout ce dont ils pouvaient rêver, ne pas crever seul.
En dehors de ça, ils ne pouvaient aucunement prétendre à plus que ça, l'avenir se donnait des airs de mythe sur les trottoirs du bidonville, et sur les visages marqués des anciens, il pouvait lire la fatigue et les regrets.
En face de chez lui, Mina aidait sa mère à retirer les tiques dans les poils du chat avec une barrette à chignon pliée au bout pour en faire une pince.
Tout comme les clébards qui trainaient là, cette bestiole n'appartenait à personne, mais elles s'en occupaient, comme pour animer leurs journées, donner un sens à leur présence ici, soignant un animal déjà plus maigre qu'une tige, et qu'il aurait mieux valut euthanasier.
Les occasions de sortir de là se faisaient si rares, toujours temporaires et jamais bien joyeuses.
Alors, le feu dans le ventre, ils trouvaient n'importe quelle opportunité plaisante, libératrice, même si c'était pour rejoindre un autre enfer, ils pouvaient au moins tourner le dos à celui ci pendant quelques heures.
Il se souvient, il était là en Octobre quatre vingt, après la bombe Copernic.
Tout le monde en causait, dans les rues, dans les villes, à tel point que l'information venait jusqu'ici, au fond de leur trou, alors même qu'ils n'y comprenaient rien, à cette histoire de bombe.
C'est vrai qu'ils n'y comprenaient rien, à cette affaire, pas plus qu'à la manifestation qui a suivie un peu partout dans le pays, mais ils y étaient quand même, tous ensemble, c'était juste un échappatoire.
Ils marchaient avec le reste de la foule, ils pouvaient enfin s'y faufiler sans que les regards ne s'acharnent sur eux, et ils scandaient des revendications dont ils n'avaient même pas conscience, mais qui suffisaient à les faire sortir un peu, et finalement ça les faisait rire.
Ils couraient sur un autre goudron, loin de la gare aux sardines et de la carcasse du vieux Toshinori, très loin du bidonville et de sa misère, à des années lumière de la faim et de la peur.
Eijiro n'était déjà plus là pour respirer cet air nouveau, mais Shoto marchait derrière lui, Ochaco secouait un vieux draps grisâtre au dessus de sa tête, alors qu'Hanta se faufilait entre les jolies maisons, rêvant qu'un jour, il puisse y vivre pour de vrai.
Jeudi.
Elle pose sa main sur le bois craquelant, évitant les échardes qui menacent de se planter dans ses doigts, et lève le nez vers le parquet suspendu, construit avec des bouts de planches, par des mains d'enfants.
Tout en haut de la colline, elle se rappelle encore si fort des après midi qu'ils passaient ici, à fabriquer ce machin branlant, sans penser que, plus tard, elle l'observerait comme un souvenir écarlate.
En y réfléchissant, c'est un véritable miracle qu'elle ait supporté leurs poids à tous, si maigres étaient-ils, entassés ici pour mieux voir l'horizon qu'ils ne pouvaient qu'imaginer de loin.
Avec le vent qui souffle près des arbres, ses épais cheveux bruns, plus longs qu'ils ne l'ont jamais été, se secouent de part et d'autres de son visage, chatouillant sa peau pâle, barrant sa vue en nageant devant ses yeux aussi noirs que son cœur nostalgique.
Finalement, ils se sont presque tous tirés, d'une manière ou d'une autre.
C'est ce qu'elle pouvait espérer de mieux pour eux, tout du moins pour ceux qui ont vécu assez longtemps pour caresser autre chose que les murs crasseux d'un bidonville.
Shinso n'en fait pas partie.
Elle était pourtant sûr qu'il serait le premier à s'en sortir, il était intelligent.
Silencieux, discret et pas toujours aimable, mais intelligent, brillant, fort à n'en point douter, suffisamment fort pour porter plus de planches que les autres jusqu'en haut de la colline.
Même Eijiro peinait à suivre son rythme, ils se disputaient parfois d'ailleurs, et Tsuyu, ça la faisait rire de les voir se chamailler ainsi, c'était comme un rayon de lumière qui se reflétait sur le néant.
Puis, trop subitement, les yeux d'Hitoshi se sont cernés, et son souffle se fatiguait plus vite, comme ses jambes qui, parfois, semblaient ne plus le porter.
La pneumonie.
Elle faisait des ravages l'hiver, elle avait déjà emporté la mère Todoroki un an plus tôt, puis sa fille ainée, aussi.
D'ailleurs, Tsuyu se souvient qu'ils étaient drôlement nombreux chez Shoto, c'était rare de voir autant d'enfants dans une même famille, alors que toutes les autres femmes limitaient la casse chez la mémé Chiyo et son cintre en ferraille.
Dans la maison Todoroki, ils dormaient tous dans la même pièce, à part le père, qui roupillait toujours sur son fauteuil, dans la cuisine, à côté du robinet qui fuyait sans que ça ne dérange son sommeil.
Ils crevaient de faim encore plus que les autres, mais après la mort de leur mère, les trois gamins qui restaient se démerdaient comme ils pouvaient, et Tsuyu se souvient que Toya se barrait discrètement la nuit de temps en temps, il revenait deux heures plus tard avec du maïs qu'il volait un peu plus loin.
Il en était fier, de ses trouvailles, aussi fier qu'un paon, parce qu'il leur en fallait bien peu pour se sentir moins pauvres.
Un jour pourtant, il s'est fait chopper par le propriétaire du champs.
Cette nuit là, il est rentré les mains vides et la gueule défigurée, le salop ne l'avait pas loupé.
Ca ne l'a pas empêché de continuer, dès le lendemain, quitte à trouver un autre coin à farfouiller, jusqu'à ce qu'il finisse par ne jamais revenir.
Toya n'est pas tout seul à avoir disparu, Tsuyu se souvient encore de la détermination dans les yeux de Mina, le jour où elle a déclaré qu'elle se barrait, n'importe où, par n'importe quel moyen, mais ailleurs, loin de ce gouffre à merde.
Elle non plus, n'a plus jamais donné de nouvelles.
Après son départ, sa mère s'occupait toute seule du vieux chat, en pleurant sur ses poils poisseux.
Elle le caressait en silence, la main sur son dos arrondi par les ronronnements.
Personne ne disait rien, tout comme elle n'avait rien dit à la mort d'Eijiro, puis à celle de Shinso.
C'était comme ça, ici.
On ne parlait jamais de la mort, de peur qu'elle ne vienne deux fois plus souvent, alors qu'elle campait déjà devant leurs portes chaque matin, à l'affût de toute opportunité.
Mais Tsuyu espère que Toya et Mina ont simplement trouvé une vie moins bancale quelque part, même si tout le monde sait que, sans une aide extérieure, personne ne survit en sortant d'ici.
Plus tard, quand la mère Ashido est morte à son tour, quelques semaines après le chat, la maison est restée vide, silencieuse, mais surtout grande ouverte.
Alors ils l'ont investi avec leur petit groupe, il en font fait leur quartier général pour les fins de journée, à cet âge où la marelle et la gare aux sardines ne les amusaient plus depuis longtemps.
Ils campaient sur le sol en carreaux de Gironde déformés, assis par terre devant la télé en noir et blanc, la seule du quartier.
Sans télécommande, elle ne diffusait que trois chaines.
Mais c'était déjà énorme pour eux, même si l'écran déconnait un jour sur trois, même si le son ne fonctionnait que d'un côté, et même si le câble à nu menaçait de foutre le feu une fois sur deux.
A seize ans, Tsuyu s'allongeait devant ce boitier, elle calait sa tête sur la cuisse de Kyoka, et quand la soirée s'étirait longuement, Izuku lui caressait les cheveux, elle s'endormait souvent comme ça.
Un de ces moments rares qui lui permettaient de s'apaiser un peu, de calmer le souffle douloureux dans sa poitrine, celui qui lui rappelait qu'elle ne s'en sortirait jamais, jamais.
A côté, Ochaco discutait avec Denki, ou bien avec Hanta, quand celui ci n'était pas trop occupé à rouler des pelles à Izuku comme si de rien était, à l'abri du regard des vieux.
Ils se racontaient des conneries aussi de temps en temps, elle se souvient même de quelques éclats de rire dans cette maison miteuse et abandonnée.
Plus tard, ils se servaient sans vergogne dans la cuisine de Denki, après la mort de son grand père, ils ramenaient avec eux les bouteilles de vieille gnole dégueulasse.
Ca leur arrachait les lèvres, la langue et la gorge, ça brûlait comme la misère, mais ça soulageait le cœur en soulevant l'estomac.
Alors, comme les autres, Tsuyu levait son verre, à moitié sale et collant, les yeux dans les yeux avec Denki, un sourire sans joie plaqué à son visage de poupée brisée.
«A ceux qui n'ont plus rien ! »
Encore un verre, et Ochaco dégueulait devant la porte.
Ils n'y pouvaient rien.
A cette vie de misère.
Vendredi.
S'il était sûr de ne pas briser le bois avec ses pieds, il grimperait dessus, ne serait-ce que pour le souvenir, et pour se redonner un aperçu de ce qu'ils voyaient d'ici, quand ils montaient tous ensemble dans cette cabane durant des après midi entières.
Ils leur a fallu des semaines pour la construire, et elle tenait à peine debout, mais c'est là que leurs sourires devenaient réels, peut-être parce qu'ils étaient à presque cinq cent mètres du bidonville.
Assez près pour le deviner en contre bas, assez loin pour ne plus en sentir l'odeur.
Tous les minuscules bonheurs étaient bons à prendre, même celui ci, c'était bien mieux que le train des sardines, la marelle dessinée aux cailloux, et les éclaboussures d'eau sur le goudron quand les femmes lavaient le linge dans des bassines devant leurs portes.
Pourtant c'était presque un hasard, ils avaient trouvé cet arbre un matin d'Avril mille neuf cent soixante neuf.
Sans doute pour tenter de fuir la tristesse froide des maisons tuées par le temps, ils avaient abandonné le train en boîte de sardines près de la gare, et finalement décidé de partir explorer cette vaste étendue toute verte qui contrastait tellement avec le goudron et les trottoirs.
De toute façon, les rails imaginaires ne les mèneraient jamais nul part, même s'ils faisaient tous semblant d'y croire.
Les vieux les avaient regardé gravir la colline comme on escalade une montagne inconnue des Hommes, tous en file les uns derrière les autres, simplement heureux de voir autre chose que de la tôle, et de marcher sur autre chose que du bitume.
Tout en haut, l'arbre.
Il n'a pas grandi depuis, mais à l'époque, de leur hauteur d'enfant, il avait l'air plus haut qu'un gratte ciel, sa cime donnait l'impression de pouvoir s'emmêler dans les étoiles la nuit, et de piéger les nuages le jour.
Bien vert, solide, un vrai diamant au milieu de toute la saloperie en contrebas, presque un mirage, Shoto s'est frotté les yeux, et ses iris en double teinte ont brillé tout à coup.
Il fallait faire une cabane dedans !
C'était monstrueusement fatigant de dénicher le bois, puis de le porter sur la côte à la force de leurs bras sans muscles, mais il appréciait tant ces instants.
Il oubliait temporairement la faim qui tordait son ventre, la peur jamais apaisée de vivre éternellement dans ce trou, la pluie qui entrait dans sa chambre l'automne, comme la chaleur suffocante qui s'abattait sur eux dès le début de l'été.
Ils étaient presque noirs à force de camper sous le soleil, bronzés à en oublier leur nationalité, quand bien même ils étaient tous des enfants d'immigrés.
Le rire enfantin d'Izuku emplissait la plaine, il résonnait comme une mélodie chantée tout près de l'oreille, le sourire de Tsuyu l'illuminait, et les disputes de Shinso et Eijiro l'animaient.
C'était beau, dans ce décor vilain à crever qui ne leur offrait rien du tout.
Qu'est ce qu'ils l'aimaient, cette cabane.
Finalement, il ne sait pas tellement ce que sont devenus les autres, qui colonisaient avec lui ce petit espace construit de leurs mains.
Izuku avait presque vingt ans quand il s'est barré sur un coup de tête, et il a eu de la chance de se faire embaucher dans un petit bistrot.
Peut-être qu'il y travaille toujours, si toute fois il a réussi à se faire faire des papiers grâce à cet emploi.
Ochaco, elle, survit sur les trottoirs mal fréquentés de la métropole la plus proche, son corps a toujours été son unique porte de sortie, et elle fait ce qu'elle peut.
Pour les autres, il ne sait pas trop.
Pendant ce temps, Shoto s'en sort à peu près, dans un petit logement social à l'écart de la ville, toujours bien plus charmant que la barraque foutue du bidonville.
Lui, il y est arrivé en parcourant les routes, un matin de mille neuf cent quatre vingt cinq après la mort de son père, priant pour que quelqu'un veuille bien de sa peau, et la famille Yaoyorozu l'a embauché pour entretenir leur jardin.
Il n'y gagne même pas assez pour se prendre un vrai loyer, mais il mange trois fois par jour, il a des papiers, et la pluie ne rentre plus dans sa chambre la nuit.
Le soir, il lui arrive même de s'endormir le cœur léger, même si ses os portent encore les stigmates de la misère.
Aussi, quand la destruction du quartier a été prononcée en quatre vingt treize, il s'est acheté une bouteille de whisky avec son argent, et il est venu s'assoir sur ce goudron, deux jours après le passage des démolisseurs.
Il a regardé le vide criard qu'il restait de son enfant en teinte de gris, tout en se soulant la gueule en silence, avec un brin de mélancolie dans le ventre.
C'était moche, c'était sale et ils étaient malheureux, mais c'était sa vie, son enfance, ses souvenirs, et le regard aussi doux que bienveillant de Tsuyu flottait encore dans les airs.
Les yeux fermés, le goulot dans la main, il revoyait ses soirées de détresse dans la maison Ashido, devant la télé à trois chaînes.
Assit par terre, affalé le dos contre le torse de Denki ou d'Ochaco, il observait sans rien dire le monde qui s'agitait de l'autre côté de l'écran et, tard le soir, les émissions se ressemblaient toutes, à l'image de leurs journées.
Un verre de gnole dégueulasse dans la main droite, la misère sur la peau et la faim dans le ventre, la fatigue l'emportait à moitié devant les reportages.
Ils y parlaient de la misère du monde, tout du moins celle que les présentateurs voulaient bien montrer sans avoir honte, et avec eux, Shoto savait tout de la Somalie, du Bengladesh et du Rwanda, là où les gens crevaient de faim et de maladies, comme eux.
Mais il fallait croire que leur détresse à eux ne valait pas une exposition.
Samedi.
Il pleut. Comme presque à chaque fois qu'elle vient.
Elle devrait peut être songer à modifier son jour de visite, mais les habitudes l'enchaînent, comme son passé l'emprisonnait autrefois à ce lieu.
La mélancolie et les larmes qui menacent encore son cœur font plier sa poitrine à chaque nouvelle semaine, et elle prend le risque de gouter à la sensation de hauteur qui faisait sourire ses lèvres d'enfants.
Pas grand chose, juste un peu, pour se souvenir, elle pose un pied sur la première barre de l'échelle presque en miettes.
Elle ne pèse pas bien lourd, mais le bois souffre tellement qu'elle craint toujours de briser ce morceau de mémoire auquel elle tient tant.
Le seul qu'elle souhaite véritablement garder jusqu'au bout, celui qu'elle espère conserver en elle pour toujours, l'étincelle de joie dans la marée de pétrole.
Malgré l'état inquiétant des planches, elle ne peut pas s'en empêcher, ne serait ce que pour tenter de toucher, du bout de son cœur, la sensation jamais oubliée de se tenir tout en haut, dans la cabane des fous.
C'est comme ça que sa mère l'avait baptisée, à force de les voir promener des planches de bas en haut comme des petits ouvriers jamais épuisés, fiers de construire une boite en bois dans un arbre.
Petite, elle y montait toujours en deuxième, juste après Denki.
Il courait à chaque fois pour arriver le premier et, heureux comme un pinçon, il escaladait l'échelle avant les autres pour observer le décor en contrebas.
Si moche fut il, ce décor, de loin c'était chouette à regarder, c'était comme s'ils n'y vivaient plus, ils se contentaient de le voir s'éloigner, ça leur donnait l'impression d'exister pour de vrai.
Le vent leur cognait le visage, et parfois la pluie leur tombait dessus, mais ils riaient entre leurs planches, à jouer à rien, mais à jouer ensemble.
Cela dit, la fin de journée les rattrapait à chaque fois, quand la voix aigue et hurlante de la mère Uraraka leur sifflait de rentrer depuis le macadam.
Alors, comme les autres, Kyoka regagnait son taudis, auprès de ses parents, pour avaler la soupe à l'eau qui lui gargouillait dans le ventre.
Elle avait mal aux mains et aux jambes, ses cheveux s'emmêlaient, les échardes lui brûlaient les doigts, mais elle ne pensait qu'au lendemain, à retourner dans sa cabane, leur cabane, l'oasis du bidonville.
Il n'y avait que ça pour faire tenir son cœur en un morceau.
A table comme pendant le reste de la journée, son père ne parlait pas beaucoup, presque jamais.
Il chantait, par contre, pendant qu'il frottait des paires de chaussures pour une pièce ou deux, les mains gercées par l'eau savonneuse et les bras fatigués de pratiquer toujours les mêmes mouvements.
Il promenait des paroles dont elle se souvient encore aujourd'hui, des mots parfois inventés, d'autres tirés de vieilles chansons populaires, qui emplissaient les deux pauvres pièces de la malheureuse maisonnette.
Quelques fois, sa mère l'accompagnait en dansant, bravant la misère et la morosité de leurs existences comme si la musique possédait ce pouvoir.
Elle n'y a jamais cru.
Pourtant, elle continue de les fredonner, ces mélodies, c'est plus fort qu'elle, c'est dans ses gènes, elles dépassent ses pensées et, entre deux manches devant les portes automatiques des magasins, elle chante en secret.
Il semble qu'il s'agissait là de leur manière d'affronter le monde, de survivre aux horreurs, à la peur, aux maladies et au désastre.
Ça n'a pas empêché sa mère de mourir.
Ni son père de pleurer.
Avant même d'atteindre son dixième anniversaire, Kyoka voyait parfaitement l'environnement dans lequel elle évoluait, au delà de l'aspect du bidonville, elle savait que sa vie n'aurait jamais un sens plus coloré que ça.
Elle est née dans la misère des étrangers qui s'entassent où ils peuvent alors qu'ils croyaient trouver la sécurité, elle grandissait sous les tôles et dans les flaques d'eau.
Elle comprenait tout ce qui serpentait autour d'elle, sur le goudron, les trottoirs, et même dans les petits wagons du train des sardines.
Tous privés d'école, d'éducation, de confort et de réconfort, elle savait que tout le monde savait, en dehors de la cité en béton.
Leur condition n'échappait à personne, et aux abords du bidonville, les passants s'approchaient d'un mètre ou deux pour les observer comme des animaux dans un zoo.
Dans leurs yeux, elle comprenait bien le mépris.
Ils se postaient là, à la frontière de ce coin dégueulasse, pour voir ces gamins jouer dans la poussière avec des boîtes de conserves et des cailloux.
Ça ne les affolait pas.
Ils repartaient comme ils arrivaient après avoir terminé de mater le triste spectacle, et près de la gare, ils reprenaient leur jeu avec le cœur serré de honte.
C'est pour ça qu'elle aimait la cabane tout en haut de la colline, parce que d'ici, personne ne les voyait, et ils s'amusaient librement, presque comme des enfants normaux.
Presque.
Quand ils devaient redescendre, en passant devant la barraque en tôle de la mémé Chiyo, ils longeaient la porte de derrière, celle par laquelle sortaient les femmes qui ne revenaient jamais.
Eux, pauvres gosses de la misère.
Sans le vouloir, ils comptaient les morts.
Kyoka, à huit ans à peine, était là pour compter les morts comme les enfants de la ville comptent les perles sur un bracelet.
Pieds nus sur le bitume, les cheveux dans le vent et l'estomac aussi sec que leur avenir, ils vivaient là dans l'ignorance la plus totale.
Sur son front, les gouttes de pluie aplatissent ses cheveux colorés, noirs corbeau, légèrement bleutés, coupés en carré plongeant.
Elle vient de trouver un petit boulot agricole, pas assez pour vivre sous un toit, mais suffisamment pour s'offrir un coup de ciseau et un shampoing relaxant au dessus d'un évier propre.
Les mains sur le bois humide, un pied sur la marche, elle soupire en pensant qu'aujourd'hui, beaucoup de ses amis de l'époque manquent à l'appel.
Si les maisons existaient encore, elle irait s'assoir sur le devant de la porte du vieux Toshinori, puis sur les carreaux de Gironde de chez Mina.
En passant, elle s'arrêterait à la gare.
Dimanche.
L'histoire se répète. Inlassablement.
Bien couvert dans sa veste orange, Hanta tape sur un clou avec un marteau qu'il a trouvé l'année dernière juste à côté de son nouveau bidonville.
Lui, il est resté jusqu'au bout en bas de cette colline, jusqu'à ce que les taudis soient pulvérisés, et en quittant ce trou, il en a juste rejoint un autre, pas moins laid que l'ancien, mais dépourvu de cabane des fous.
Alors, voilà des semaines qu'il s'est décidé à consolider leur vieil échappatoire comme il peut, avec l'espoir qu'il tienne debout encore longtemps, entre les branches de l'arbre.
Il attache ses long cheveux bruns jamais coupés droit, frotte son visage salis par la pauvreté, et s'emploie férocement à retenir le passé sous ses mains.
L'idéal serait même que la cabane lui survive, et qu'elle transmette leur héritage au temps, comme une petite, toute petite, signature en bas d'une feuille vierge.
Tant pis s'il n'y a que lui qui continue de maintenir ce souvenir, là tout au fond de son cœur d'enfant meurtri.
Aujourd'hui, il ne lui reste que ça, ce morceau de mémoire et de passé, qui traîne là haut sur la colline, pas loin du fantôme du train aux sardines et des barraques en tôle.
Il se souvient de sa mère qui raffistolait des vêtements sur le perron tout en gueulant sur le passage des chiens errants, cherchant de la nourriture là où il n'y en avait pas.
Elle ne pleurait jamais, pourtant, elle avait de quoi le faire.
Et puis, sur le parquet de la cabane, là où il pourra bientôt monter sans danger quand l'échelle sera entièrement réparée, il espère retrouver la petite pierre blanche qu'Izuku avait posé là un matin, et qui n'a plus jamais bougé par la suite.
Il faisait à peine jour, l'aube se pointait tout juste, mais ils marchaient déjà tous ensemble vers le sommet, le visage et le regard gris ce jour là, la mine frappée par les regrets.
Près de l'arbre, Izuku avait trouvé ce gros caillou, et il l'avait ramassé pour l'emporter avec eux, ici, à la mémoire d'un gamin qu'ils n'ont jamais vraiment connu.
Tout ce qu'ils savaient de ce pauvre gosse, c'était les cris de sa mère et les échos des gifles qu'elle jetait sur son visage, ceux qu'ils entendaient depuis la gare devant la maison Todoroki.
Jamais il ne sortait de sa maison.
Au milieu de ce monde tout pourri, il n'a même pas eu le plaisir, si maigre soit il, de s'assoir près de la gare, ni de balader des cailloux dans des boîtes en ferraille avec un petit groupe de gamins aussi malheureux que lui.
Dessiner une marelle sur le goudron, transporter du bois jusqu'en haut de la colline, construire la cabane des fous et grimper dans l'arbre en brandissant un sourire que seule la cime leur connaissait.
Boire de la vieille gnole, rance et dégueulasse, dans la maison des Ashido, devant une télé en noir et blanc, entassés comme des torchons sur le carrelage froid.
Ils s'aimaient, aussi malheureux qu'ils étaient, ils s'aimaient.
Ils survivaient comme ça, quand la maladie ne les arrêtait pas en route.
Même avec les mains couvertes de plaies, les cheveux plein de nœuds, la faim placardée sur la tronche, et la peur irrépressible de chaque lendemain, ils possédaient cette force commune qu'ils se donnaient les uns aux autres.
Katsuki Bakugo n'avait pas cette chance.
Peut être que la cabane des fous et la gare aux sardines l'auraient-elles sauvés, s'il avait pu les voir au moins une fois.
Mais, comme les autres, Hanta a appris son décès un matin de son quatorzième printemps, en silence, comme toujours.
La mort passe toujours en silence dans ces quartiers de fond de banlieue.
Pour faire bonne figure, et ne pas s'avouer le pire, les vieux disaient que la pneumonie avait dû l'attraper comme d'autres avant lui, mais tout le monde savait que sa mère tapait de plus en plus fort.
Alors après, Izuku a ramassé cette petite pierre pâle, blanche, à peine beige, presque blonde.
Il disait qu'elle ressemblait à la couleur de ses cheveux, et il l'a posé là, sur le sol de la cabane.
Comme pour consoler son fantôme, lui donner un foyer, un point de repère, un morceau de famille aussi bancale qu'il est possible de l'être.
Les larmes leur piquaient les yeux, alors même qu'ils ne connaissaient pas vraiment Katsuki, mais il faisait partie d'eux, lui aussi c'était un gamin de la misère, et le sort s'acharnait encore.
Finalement, ils en auront tous fait leur point d'ancrage, sans jamais s'y retrouver ensemble, les uns après les autres, dans la solitude abandonnée de l'ancien bidonville.
Semaine après semaine.
Année après année.
Ainsi, lundi après lundi, Izuku revient, gravit la colline après être passé sur la vieille route, et s'en vient encore se poster près de cet arbre.
C'est plus fort que lui, ses yeux le font tout seul, et il pleure un goutte ou deux en avalant sa salive.
Les planches de la cabane résonnent encore de leurs rires d'enfants, de leurs rêves d'adolescents, de leurs espoirs en perdition bien des années après.
Sa joue se mouille, la perle glisse sur son visage, et sa main la rattrape juste quand il remarque les clous sur l'échelle.
Ses pas le portent en avant, et il perd un second litre d'eau en constatant que le barreau tient sous son poids, il branle un peu, mais il tient.
Bien moins agile qu'autrefois cependant, il s'autorise à tous les gravir, en songeant que, peut-être, quelqu'un d'autre entretient ce souvenir avec lui, sans qu'il ne le sache vraiment.
Les échardes lui chatouillent les doigts, et le vent secoue ses cheveux bruns par dessus son front, mais en atteignant le sommet, là où il prend appui sur le parquet, il renifle sans discrétion en redécouvrant la pierre blanche.
Le mémoriel.
Et il se souvient, de Katsuki.
Il était là.
Juste là, devant lui, avec ses petits bras blessés, son visage couvert de détresse et de misère.
S'il pouvait revenir en arrière, Izuku le serrerait contre lui pour lui promettre de l'emmener loin, très loin, ils avaient un train !
Pourtant ...
C'est ce qui lui déchire la poitrine encore aujourd'hui, et l'image du jeune garçon prisonnier de sa vie continue d'apparaitre dans certains de ses rêves.
C'est cette voix, celle de Katsuki, qui résonne dans ses songes et qui le réveille en sursaut au beau milieu de la nuit, quand il se souvient qu'il était là, devant lui.
A quelques mètres du train et de la marelle, au pied de la colline, à deux battements de cœur de la cabane.
Il regardait sans ses yeux, il voyait sa peau bleutée et la peur froisser sa gorge à chacun de ses mots.
Il entendait la douleur dans sa façon de respirer, et cet infime espoir de s'échapper au bras d'Izuku.
Debout devant la porte des Bakugo, il savait.
Et il n'a rien fait.
C'était comme ça, ici ..
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Hey !
Comme expliqué dans la description et l'annonce sur mon profil, cet OS est inspiré des paroles de la chanson "J'étais là", de Zazie.
J'y ai prise certaines phrases, puis j'ai créé une histoire et un univers autour de ces quelques extraits. C'est la première fois que je fais quelque chose de ce genre, et j'espère que ça vous a plu malgré tout !
Sur ce, je vais repartir travailler sur la suite de Smile Hunter après cette petite interlude.
Des bisous 😘
Prenez soin de vous ❤️
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