Chapitre 5 Partie 1
An 2882, à Nelmas. Deux semaines après l'attaque du convoi.
Contrairement à ce que les habitants de Nelmas avaient pensé, la situation n'était pas rapidement revenue à la normale. Deux semaines s'étaient écoulées depuis l'attaque, et aucune information supplémentaire n'avait pu être donnée. Les coupables couraient toujours en liberté, et la ferme des Tergan était encore sous surveillance ; Jill avait insisté pour que les gardes continuent leurs rondes autour du domaine.
Comme s'y était attendu Reid, cela ne plaisait pas du tout à Tritz. Il avait la désagréable impression que les soldats le surveillait lui plutôt que de vérifier s'il n'y avait pas d'intrus malveillant aux alentours de la ferme. Pour le jeune fermier, les intrus, c'était ces gardes justement. Il était de mauvaise humeur à chaque fois qu'il en apercevait un, donc tous les jours. Malgré tout, il ne pouvait nier que Kal avait tenu sa promesse ; ils se font effectivement discrets. Il devait admettre que le commandant avait tenu parole ; les gardes faisaient leur possible pour ne pas les gêner dans leur travail, et cherchaient à ne pas trop se faire voir.
Chaque jour un nouveau binôme était assigné à la garde de la ferme ; quant aux autres membres de la patrouille, ils se déployaient sur le reste du territoire de Nelmas et des villages alentours.
Lorsque Reid rentrait des champs, il pouvait lui arriver de les croiser. Ils le saluaient toujours poliment, et Reid se sentait obligé de le leur rendre. Malgré tout,il n'arrivait jamais à détacher son regard de tout l'attirail militaire qu'ils portaient constamment sur eux.
C'est au levé du soleil, alors qu'il passait dans les rues du village avec un kalewon transportant des légumes fraîchement récoltés, que les choses changèrent. Une agitation semblable à celle du matin de l'attaque du convoi y régnait. Pourtant, cette fois, le transport était bien là ; en train d'être chargé sur la place centrale de Nelmas. Le problème venait d'ailleurs. En arrivant au niveau du transport magnétique, Reid se rendit compte que le bar du village était plein à craquer. Et ce n'était pas des habitants de Nelmas qu'on y trouvait ; Reid reconnu les visages de quelques connaissances de Letariv, certains adossés contre le mur tout prêt de l'entrée du bâtiment. Kal et Jill étaient présents, discutant avec Hando Ren, le chef de la commune voisine. C'était un homme de petite taille mais costaud, et au teint basané. Il se montrait d'un naturel énergique et paraissait souvent plus grand qu'il ne l'était en réalité. Il savait se faire respecter, et parlait toujours d'un ton clair et mesuré. Mais ce jour là était différent.
Il était visiblement très tendu, et certains des habitants de Letariv qu'apercevait Reid semblaient apeurés, épuisés ; d'autres étaient en colère, beaucoup avaient le visage baignés de larmes. Comme Tessy Ren, qui sortait justement du bar, Sylvia qui l'entourait de ses bras l'aidait doucement à avancer. Tessy était la fille de Hando, elle avait le même âge que Reid.
Le cœur de ce dernier fit un bond en la voyant ; il sentit ensuite ses entrailles se contracter inconfortablement. Elle avait toujours été souriante, pleine de vie et de joie ; elle avait cette capacité à trouver du bon en chaque situation. Quelques années plus tôt, elle, Sylvia et Reid se retrouvaient souvent une fois que le travail dans les champs ne les occupaient plus. Ils avaient l'habitude de se rencontrer le soir, au bord d'une petite rivière qui traversait le bois entre Letariv et Nelmas.
Aujourd'hui, il ne voyait que tristesse et douleur en elle. Le poids de la souffrance et de la fatigue se faisait sentir à chacun de ses mouvements, elle était courbée, ses longs cheveux d'ébène défaits cachant une grande partie de son visage. Elle se redressa légèrement avec peine, et ses yeux croisèrent ceux du jeune homme. Un sanglot la traversa avant qu'elle n'abandonne Sylvia et se précipite dans les bras du fermier. En refermant précautionneusement ses bras autour d'elle, il perçut du coin de l'œil le regard bleu perçant de Kal.
Reid tenta de l'ignorer. Quelque soit la raison de l'attention que lui portait encore Kal, sa priorité était maintenant de prendre soin d'une amie. Quelques années auparavant, ils avaient été plus que cela. En fait, Tessy était la première personne à avoir attirer Reid de cette façon ; ils n'étaient que de jeunes adolescents à cette époque.
-Qu'est-ce qui s'est passé ? Demanda le jeune homme, encore déboussolé.
-Letariv a été attaqué, répondit Sylvia, tandis que Tessy tentait de calmer ses sanglots dans les bras du fermier.
-Quoi ? Comment ça ? Pourquoi ?
Sylvia soupira.
-Je ne suis pas certaine de comprendre moi-même. Apparemment, des habitants d'un village frontaliers ont accusés à tort des propriétaires de Letariv pour une histoire de terrain qui a mal tournée. Très mal tournée.
Tessy prononça alors quelques mots, mais sa gorge nouée rendit ses paroles incompréhensibles.
-Vous ne comprenez pas, reprit-elle plus clairement en se redressant légèrement. Il y avait un tung. Un tung énorme.
-Comment ça, un tung ? Fit Reid stupéfait.
-Tessy, ça fait plus de quinze ans que personne n'a vu de tung sur Obériande, souffla Sylvia.
La jeune fille se redressa totalement et regarda Reid dans les yeux.
-C'est la vérité. Il a d'abord attaqué le village merildi avant de traverser la frontière et de se diriger vers Letariv, mais les gardes en patrouille ont réussi à l'abattre.
Ni Sylvia ni Reid ne prononcèrent un mot. Jamais ils n'auraient imaginé une chose pareille.
-Les tungs et les ragens sont de retour, ajouta-t-elle enfin.
Un peu plus tard, Reid compris un peu mieux la situation. Tessy avait fini par quitter ses bras et s'était endormie sur un banc libre sur la place centrale de Nelmas. Il restait assis à côté d'elle, Sylvia s'étant installée en face.
Ksakar le village merildi était presque entièrement détruit. Et il s'agissait effectivement d'une attaque de tung. Un seul tung, un tung géant même, avait réussi à passer inaperçu pendant on ne savait combien de temps avant de s'attaquer aux humains et avait failli rayer deux villages de la carte. Cependant, alors que le tung avait enfin été arrêté, les merildis se sont mit à accuser les karianis, en les traitants de sorciers apprivoiseurs de monstres. Cela faisait des années qu'il existait des tensions entre Letariv et Ksakar. Avant ce désastre, il ne s'agissait que de disputes courantes à propos de terrains situés juste à la frontière entre les deux pays.
Les survivants de Ksakar se sont armés de fourches, les plus riches de fusils et d'épées et ont attaqué Nelmas s'en prenant à quiconque se trouvait sur leur chemin. Ils étaient furieux ; leur village avait été détruit ; c'était la faute de Letariv ; il n'y avait plus de tung à accuser de toute façon. C'était les karianis qui étaient trop tolérants avec les elysiens.
-Et pendant ce temps, Elderion fait mu-muse avec ses sorciers personnels, mais c'est de notre faute ! s'était énervé Reid, lorsque Tessy leur avait appris ce qu'il s'était passé.
Sylvia avait lancé un regard sévère à son ami. Il avait compris ; Tessy était encore fragile et épuisée de l'attaque : « Fait doucement » voulait-elle dire. Heureusement, elle n'avait que quelques égratignures et bleus. Par contre, les trois-quart des habitants n'avaient pas survécus.
Pour le moment, Jill et Hando se concertaient pour trouver un moyen de loger les survivants de Letariv. Kal de son coté avait contacté ses supérieurs. Quelques heures plus tard, la reine de Karianis prononça un discours par le réseau holographique d'Obériande. Des discussions étaient en cours entre les chefs d'états. Pour les pays étrangers, la responsabilité du drame n'était pas clairement établis ; ils demandaient qu'une enquête soit menée.
-Non mais je vais la leur faire bouffer leur enquête ! s'était écriée Sylvia, à la fin du discours.
Ce qu'elle disait correspondait relativement bien à l'avis de toutes les personnes présentes autour du projecteur holographique.
Quasiment rien n'avait été dis à propos du tung. Personne ne savait ce qui pouvait être fait. Les tungs ne venaient pas de cette planète ; ils venaient d'une espèce alien d'envahisseurs. Il avait simplement été proposé d'en parler avec les alliées des autres mondes.
À ce moment-là, Reid ne pouvait s'empêcher de penser à la femme en noir. Elle n'était clairement pas d'Obériande ; et elle était elysienne. Elle faisait peut-être parti des ragens ; ces elysiens capables de contrôler les tungs. Il ne pouvait pourtant rien dire. Pas encore en tout cas.
-À partir de maintenant, je ne pourrais plus assurer sa protection, entendit Reid, alors qu'il était sur le point de quitter la place centrale avec le kalewon déchargé du poids de la récolte.
Kal et Jill discutaient quelques mètres plus loin à peine.
-Avec tout ce qu'il se passe je comprends, assura la cheffe. Je lui parlerais.
Un petit sourire étira les lèvres de Kal.
-Je ne pense pas qu'il risque de mal le prendre. Il sera probablement soulagé de ne plus avoir de''brutes armés jusqu'aux dents'' sur le dos.
Jill lui jeta un regard étonnée.
-C'est ce que je l'ai un jour entendu marmonner, expliqua-t-il.
La femme dirigeant le village éclata de rire.
-Ah Reid ! Soupira-t-elle en secouant ses boucles blondes.
C'est à ce moment-là qu'elle le vit.
-Apparemment, nous n'avons rien à t'apprendre finalement, dit-elle.
-Ouais, ben, j'ai pas besoin de protection de toute façon, répondit le jeune homme tirant sur les rennes du kalewon pour le faire avancer.
Il voulait quitter cet endroit le plus rapidement possible. Trop de choses, de bouleversements, de drames se déroulaient continuellement. Il avait assez de travail comme ça. Assez pour oublier qu'ils risquaient une nouvelle guerre. Un tung n'était jamais seul. S'il y avait au moins un tung, un ragen n'était jamais loin.
Pour l'instant, il voulait oublier qu'il était une cible privilégiée. Ou un candidat potentiel. Heureusement le kalewon se montra coopératif ; il pouvait donc échapper aux regards lourds des passants. Actuellement, il était le seul elysien en vie sur les deux villages ; à nouveau, il attirait les regards. Il détestait cela ; il aurait tellement aimé pouvoir se rendre invisible, ou plus simplement, ne pas être elysien, ne pas être différent.
Reid avait quasiment atteint la sortie du village lorsqu'il perçut à nouveau la voix de Kal derrière lui. Il soupira. En jetant un coup d'œil en arrière, il le vit marcher en compagnie de Sylvia. Il n'avait pas exactement compris ce qu'avait dit le commandant, mais il entendit sa meilleure amie lui répondre.
-Je ne peux vraiment pas parler à sa place ; tu ferais mieux de lui demander directement. Pour ma part, tu peux compter sur moi, cette proposition est intéressante, et je pense que ça pourrait effectivement nous être profitable à tous.
«Mais de quoi parlent-ils ? »se demanda Reid.
Il était curieux maintenant ; toutefois, il accéléra tout de même la cadence. Il n'avait pas du tout envie de parler à Kal, il faisait son possible pour l'éviter. Quelques secondes plus tard, le militaire l'avait malgré tout rattrapé.
Reid se garda de tourner les yeux dans sa direction. Son regard restait fixé sur le chemin sinueux qu'il empruntait, sa main qui tenait les rennes du kalewon se crispa légèrement. C'était plus fort que lui ; quand Kal l'approchait, il se tendait. Il avait l'irrépressible besoin de s'éloigner de lui, et pourtant en même temps, espérait au fond de lui que le commandant ne se débrouille pour l'approcher.
-Reid, il faut que je te parle, lui dit-il.
-Il faut que je me dépêche de rentrer à la ferme ; une tonne de boulot m'attend, répondit le jeune homme sans lui accorder le moindre regard.
-C'est important, insista Kal.
-Eh bien, vois ça avec Jill ou Sylvia ; je ne suis qu'un fermier après tout.
Reid sentit la tension monter ; et entendit le soldat prendre une grande inspiration. Sans qu'il ne s'y attende, Kal attrapa le jeune homme par le bras, ce qui l'obligea à s'arrêter. Par réflexe, Reid mit son autre main sur la poitrine de Kal, tentant de mettre de la distance entre eux.
-Je voulais simplement te dire, commença Kal, que nous avons décidé d'inviter les habitants à nos entraînements. Histoire de vous apprendre au moins quelques bases pour vous défendre.
Reid le regarda surpris. Il ne s'attendait pas du tout à ça.
-Vu ce qui vient de se passer la nuit dernière ce ne sera pas un luxe, continua Kal.
Reid avala sa salive. Kal parlait sur un ton relativement neutre, pourtant le jeune homme le sentait toujours tendu. Et soudainement, le soldat remonta la main qui le tenait le long de son bras jusqu'à la base de son cou. Reid sentit des frissons lui parcourir la peau sur le tracé de la caresse, alors que les battements de son cœur s'accélérèrent.
-Et je pense que tu devrais y participer, termina Kal un peu plus détendu.
La pression que Reid exerçait sur la poitrine de Kal pour l'éloigner diminua.
-Eh bien, je ne suis pas intéressé pour l'instant. Mais je vais y réfléchir, répondit Reid.
Kal lui jeta un coup d'œil surpris et le lâcha.
-J'étais persuadé de recevoir ''non''catégorique, de ta part.
Reid étouffa un éclat de rire. Il avait, effectivement, été à deux doigts de lui répondre purement et simplement ''non''.
-On se connaît à peine, alors ne crois pas pouvoir imaginer quoi que ce soit me concernant.
Les lèvres de Kal s'étirèrent en un sourire malicieux.
-Tu fais bien de préciser ça, rétorqua-il, avant de se rapprocher à nouveau du jeune fermier. Tu devrais peut-être appliquer ce que tu viens dire aux autres : ne crois pas pouvoir imaginer quoi que ce soit me concernant, lui souffla-t-il tout près de l'oreille.
Le militaire s'écarta, puis fit demi-tour pour suivre le sentier qui menait au village.
Les papillons que Reid sentait depuis que Kal lui avait prit le bras au début la conversation étaient toujours là.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top