L'homme


Journal de voyage, 7e jour


Je poursuivis mon explication.

Le vieil homme n'avait quasiment rien dit depuis le début de notre entretien. Je ne savais pas combien de temps s'était écoulé. Personne ne nous avait dérangé, rien ne semblait nous limiter, j'avais envie d'aller au bout de mon raisonnement.

Mais je ne l'expliquai pas tant pour lui que pour moi-même.

« Ultimement, toute la vie sur Terre s'est développée grâce à l'énergie fournie par le Soleil et le brassage des océans. Et toute la vie mourra avec l'univers lorsque celui-ci aura atteint le désordre parfait – et l'équilibre total.

Nous sommes faits de désordre. Les processus biologiques qui interviennent en nous consomment de grandes quantités d'énergie, par exemple pour la simple réplication de nos molécules, et provoquent des erreurs. Mais ces erreurs sont heureuses, puisqu'elles nous permettent de nous transformer, lentement. Les espèces évoluent. Celles qui n'évolueraient pas seraient condamnées à être supplantées, tôt ou tard, ou à périr à cause des changements du milieu.

Nous sommes de petits mondes en mouvement, plus complexes et plus rapides que les astres, mais obéissant aux mêmes forces.

Le milieu terrestre a sélectionné des formes vivantes formant des groupes à la fois homogènes, les espèces, et hétérogènes, car les éléments du groupe étaient tous distincts.

L'information du vivant est donc fondamentalement changeante. Elle ne peut pas prétendre à être immuable comme le sont les lois de l'univers ; mais plus subtile, elle s'est mariée avec le temps.

En tournant les pages du livre de l'évolution, on observe des espèces complexes se former, et surtout des vivants contenant de plus en plus d'information individuelle. Car l'information que contient l'individu peut changer plus vite que le socle de l'espèce.

L'individu apprend plus vite que l'Évolution elle-même.

Ainsi furent favorisés des primates parmi lesquels, au terme d'une longue lignée, l'homme moderne s'imposa comme une espèce incontournable.

L'homme est particulièrement invasif ; capable de coloniser de nombreux milieux, il a mis le pied en quasiment tous les points de sa planète d'origine.

— Favorisés ? Sans intention toutefois ? Et dans ce cas, pourquoi la conscience ?

— Je ne crois pas totalement à la conscience.

La vie a une certaine capacité à engranger, contenir et calculer avec de l'information. Les capacités sensorielles des vivants ne sont qu'une forme de calcul. Les signaux de l'extérieur interagissent avec des cellules adaptées, et produisent d'autres signaux, par exemple électriques ou chimiques, qui se répercutent à l'intérieur des organismes.

La science n'est rien d'autre que le prolongement de la capacité de percevoir, et sa combinaison avec le raisonnement mathématique et logique. Donc avec le langage. La seule chose que nous avons ajouté aux outils que la guerre de l'Évolution nous a donnés, c'est le langage. Mais il est lui-même arrivé sur le tard.

La vie pratique la science par essai et erreur depuis ses débuts. Celui qui maîtrise la physique de l'environnement gagnera contre celui qui ne la maîtrise pas. Celui qui a intégré la physique du saut et les effets de la gravité gagne contre celui qui ne sait pas sauter. Celui qui sait comment dominer le feu gagne contre celui qui ne peut s'en servir.

Ce ne sont pas les hommes en particulier, mais la vie qui s'est amenée elle-même au plus près de la compréhension des lois de l'univers.

Or cette capacité de compréhension n'a cessé de s'améliorer. Ces lois de l'univers, immuables et inscrites dans son socle, entrèrent bientôt par les sens des êtres humains et innervèrent leurs cerveaux.

Et puisque nous faisions nous aussi partie du monde accessible à nos sens, sitôt que nous parvînmes à nous reconnaître dans un miroir, nous prîmes conscience de notre existence.

Le seul signe par lequel nous reconnaissons la conscience est la capacité d'extraire de l'univers une information réflexive.

Se contempler dans un miroir.

Parler de soi.

Se souvenir de son passé.

Contempler son avenir.

La conscience n'est qu'une facette de notre capacité de calcul, qui se retourne vers nous-même. Comme si le miroir dirigé vers l'univers avait légèrement dévié vers nous. C'est une capacité que les mammifères devaient finir par atteindre. D'ailleurs il n'y a pas que les humains qui sont conscients. Les singes se reconnaissent dans un miroir. Les dauphins portent des noms. Tous ont conscience de la mort.

— Vous croyez qu'il n'y a aucune conscience que nous ayons, et qui soit inaccessible aux animaux ?

— Aucun animal ne ressemble parfaitement à l'homme, et leurs manières d'être sont toutes différentes. Ils forment un continuum de façons d'exister. Des protozoaires jusqu'à nous, une quantité croissante d'information et de traitement.

L'agitation des molécules et des cellules qui constituent nos organes sensoriels obéit aux lois de la matière.

Celle-ci se transmet au reste du système, à l'instar d'une vibration sonore.

Le système traite l'information qui circule en lui et est capable de l'assigner à des cases abstraites.

Je vois. J'entends. Je respire.

À l'intérieur du système, l'information continue à circuler.

— Toujours cet être vivant comme machine ?

— Qu'y a-t-il de mal à être une machine ? Et qu'est-ce qu'une machine, finalement ? Nous parlons de systèmes infiniment plus complexes que ceux que nous avons artificiellement bâtis jusqu'à présent. De systèmes encodés dans la physique de l'univers, et non pas dans le plus simple et plus facile langage binaire. Nul besoin d'ajouter quoi que ce soit à la nature de l'univers, pour obtenir le résultat final que nous observons. Nul besoin de postuler des choses immatérielles et inaccessibles. Ce serait soit faire plus, soit renier ce que nous sommes.

Je pense.

Tout comme le reste du monde vivant, cette information est changeante.

Je change. Je vis.

Ce que nous nommons conscience n'est pas la chasse gardée de l'homme, mais une propriété du cerveau qui a pu s'exprimer naturellement à partir d'une certaine complexité. Il n'existe pas de « conscience » et de « non-conscience », mais une quantité indénombrable de manière d'être.

Elles ne sont rien de plus que des façons d'interpréter et de traiter l'information qui transite par nous, et rien de moins.

Pour moi, la conscience est donc une propriété née naturellement de la vie.

— Ce faisant nous sommes d'accord.

J'aurai un peu plus hésité avant de lancer cela. Car ce qu'il pensait me semblait très flou.

— La conscience est déjà en germe dans la pierre et elle innerve l'ensemble des êtres vivants. Souvenez-vous qu'il n'y a pas de temps. Le rocher qui s'apprête à être dissous en sel, puis à s'intégrer dans mon corps, fait déjà partie de mon corps. La conscience n'est donc pas qu'une propriété de la vie. Elle est aussi propriété de l'univers.

— Oui, et nous arrivons bientôt à l'hypothèse anthropique. Ou au problème fondamental : la question du hasard. »

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