8| Esmée et la lettre
ESMÉE
Chose que j'aime chez-moi n°5 :
Ma détermination
— Non mais tu réalises ?! Il m'a demandé s'il pouvait devenir ma putain d'aide à domicile, sérieux !
Je manque de balancer mon portable à l'autre bout de la pièce, mais me retiens en voyant l'air calme de Benjamin.
— Comment est-ce que tu peux être aussi calme ? ragé-je. T'as pas entendu ce que j'ai dit ou quoi ?!
— Si, Es', j'ai entendu. Mais il faut que tu te calmes, là.
Je pousse un cri de rage avant de me mordre les lèvres jusqu'au sang.
— J'ai l'impression que tu t'en fiches, lui reproché-je alors.
— Que je me fiche de quoi ? De ton accident ? demande mon meilleur ami en fronçant les sourcils, visiblement blessé.
— Non, que tu te fiches de ce type. Je... Si quelqu'un t'avait fait ça et osait te proposer de devenir ta foutue infirmière, je te jure que je serais tellement enragée qu'il faudrait m'enfermer dans une cage pour m'empêcher de le tuer.
De son côté, Benjamin fixe l'écran. Le fait est qu'il a l'air énervé, mais pas contre la bonne personne. On dirait presque qu'il est fâché contre moi – ce qui me dépasse complètement.
— Il est venu s'excuser, Esmée. Et personnellement, je trouve ça bien qu'il essaie de se faire pardonner.
— Mais il fait ça uniquement pour que je ne porte pas plainte, putain !
Des larmes de rage coulent sur mes joues, mais je dépose mon portable sur mes cuisses pendant un instant pour pouvoir aussitôt les essuyer du revers de la manche.
— Mais même, Esmée ! Même s'il fait ça pour la plainte, il n'était pas obligé de te proposer ça ! Il aurait juste pu chialer et se mettre à genoux pour te supplier de le pardonner !
Je ne l'avouerai jamais à haute voix, mais une partie de moi espérait qu'il faisait ça – je l'espérais tellement d'ailleurs que j'en ai rêvé plusieurs fois cette semaine. Puis, une fois qu'il était à genoux et que de lourdes larmes de crocodile roulaient sur ses joues dans mes rêves, je prenais un malin plaisir à refuser ses excuses et à lui ordonner de partir.
Mais il m'a pris au dépourvu hier après-midi, tellement que je n'ai même pas osé en parler à qui que ce soit juste après. C'est seulement aujourd'hui, une fois que la colère avait eu le temps de monter, que j'ai appelé Benjamin en espérant qu'il me soutiendrait – ce qu'il n'a visiblement pas du tout compris.
— Ce mec est une ordure et un, un... balbutié-je, à bout de nerfs.
— Oui, il est tout ça, confirme Benjamin d'une voix ferme. C'est vrai, il t'a renversée avec sa voiture et il ne t'a pas vue parce qu'il avait bu. Mais honnêtement, ne le prends pas mal, mais il a juste fait une erreur. Ça peut arriver à tout le monde.
Je reste bouche-bée devant mon écran.
— « Ne le prends pas mal » ? « Juste une erreur » ? Pitié, dis-moi que j'ai mal entendu, bégayé-je, complètement shootée à la colère.
À l'autre bout du fil, Benjamin semble soudainement épuisé. Il se masse les tempes avant de rétorquer :
— T'avais pas de casque ni de lumières, OK ?
Interloquée, je prends une longue pause avant de lui demander en hurlant à moitié :
— Alors quoi ? C'est ma faute, c'est ça ?!
— Je n'ai jamais dit ça, rétorque-t-il en me lançant un regard noir. Et je ne dirais jamais ça, Esmée, tu m'entends ?
Je reste muette, le cœur complètement broyé. Je pensais que Benjamin me comprendrait, qu'il serait énervé avec moi, limite qu'il me proposerait de prendre le premier train pour venir éclater la gueule de ce type... mais c'est tout le contraire.
— Mais il avait bu, finis-je par lâcher, des sanglots dans la voix.
Cette phrase semble être la goutte de trop pour lui. Visiblement à bout de nerfs, il s'exclame d'une voix mauvaise :
— Ouais, et donc ? On t'a déjà vue dans un état bien pire que ça et personne ne t'en a voulu.
Cette phrase me coupe littéralement la respiration. Je fixe l'écran de mon portable, les joues en feu et le cœur en décomposition, attendant presque qu'il explose de rire en me disant qu'il plaisante.
Mais j'attends, j'attends, et ce moment n'arrive pas. Cependant, au bout de plusieurs minutes, il finit par commencer :
— Es', attends, je ne voulais pas...
Je ne le laisse pas finir. Je lui raccroche au nez sans hésiter et passe aussitôt mon téléphone en mode avion, sachant pertinemment qu'il va essayer de me rappeler aussitôt. Sa dernière phrase est l'illustration même de la raison pour laquelle il ne faut pas parler de ses faiblesses aux autres, même à ses amis.
Parce qu'après, ils les utilisent contre vous.
∞
— Tu crois qu'elle va accepter ?
— C'est sûr que non, Franck. Mais on doit au moins essayer.
Je me racle la gorge en arrivant dans la cuisine. Mes parents, debout tous les deux près du bar, plaquent aussitôt des sourires sur leur visage et s'exclament tour à tour :
— Ah, ma chérie !
— Ça va ma puce ?
J'acquiesce, méfiante. Je vois bien que quelque chose cloche.
— Euh, oui. Vous vouliez me parler ? demandé-je.
— Oui, on a quelque chose à te montrer.
C'est aussi ce que Clara m'a dit quand elle m'a aidée à descendre. On est dimanche soir et elle est donc repartie à l'internat il y a une quinzaine de minutes, juste après m'avoir portée jusqu'en bas des escaliers. Comme mes parents n'étaient pas encore rentrés de leur session shopping, elle était seule à pouvoir m'aider. Voir ma petite sœur de quinze ans avoir le visage rouge et humide de sueur tandis qu'elle me soutenait tant bien que mal tout en descendant les marches est désormais dans le top 3 des pires moments de mon existence. Elle n'aurait jamais dû avoir à subir ça.
Mais bon, elle s'est sentie obligée de m'aider à descendre. Mon père lui avait dit de l'attendre pour le faire mais elle devait rentrer à l'internat et elle voulait que je puisse être déjà au rez-de-chaussée quand les parents arriveraient tous les deux. Apparemment, ils lui avaient dit qu'ils souhaitaient qu'on discute.
— Tu es calme ? me demande doucement mon père en me pressant gentiment l'épaule.
Je me doute qu'ils me posent la question à cause de ma crise de larmes de cette après-midi. Après l'appel avec Benjamin, je me suis effondrée en sanglots bruyants... et ça ne m'étonnerait pas qu'ils aient résonné dans l'escalier.
— Ça dépend. Vous allez m'annoncer qu'on ne va plus faire d'escalade en haute montagne la semaine prochaine ?
Mon père s'esclaffe tandis que ma mère lève les yeux au ciel avec un petit sourire.
— Contente de voir que tu retrouves ton sens de l'humour, rétorque celle-ci.
J'hausse les épaules en guise de réponse, ne sachant pas quoi faire d'autre.
— Bon, Esmée... commence alors mon père en se raclant la gorge. Tu sais qu'on t'aime, pas vrai ?
— EBah j'espère, ouais.
— OK, je retire ce que j'ai dit : assez de sarcasme pour aujourd'hui, intervient ma mère dans un soupir.
Je lève ma main droite pour lui faire signe que j'arrête tandis que mon père reprend, le plus sérieusement du monde :
— Ça fait plus d'une semaine que tu es rentrée de l'hôpital et seulement trois que tu t'habitues à te déplacer seule dans la maison, et je pense que tu as aussi remarqué à quel point c'est difficile. La maison n'est clairement pas adaptée pour un fauteuil roulant, parce que... ce n'était pas prévu, disons.
Il se racle la gorge, probablement pour signaler à ma mère que c'est à elle de continuer. Cette discussion ressemble à une chorégraphie soigneusement préparée et répétée pendant des heures et moi, je commence sérieusement à avoir peur de la péripétie de la pièce.
— Ton père et moi, on a des horaires de dingue et ta sœur n'est pas là pendant la semaine, ce qui veut dire que tu devrais te débrouiller entièrement seule du matin au soir. Et te savoir ici toute seule, à peine capable de te hisser sur les toilettes, c'est vraiment impossible pour nos cœurs de parents.
Je ne réponds pas, les yeux baissés sur mes genoux. Je triture le bord de la manche de mon sweat, le sang battant fort à mes tempes. Je commence à avoir peur de ce que tout cela pourrait signifier.
— On était en train de songer à te prendre une aide à domicile et puis on a vu les prix, et ça nous a vite refroidis... mais on a trouvé une autre solution.
— Une autre solution ? répété-je. Quelle autre solution ?
Mes parents échangent un regard entendu, puis mon père sort une enveloppe de sa poche. Il me la tend alors, les doigts tremblants.
— On a trouvé ça dans la boîte aux lettres ce matin. C'est Ellis Sinclair qui nous l'a déposée.
Ce prénom me glace aussitôt le sang et je manque de laisser tomber l'enveloppe sur le sol.
— Quoi ?
Ma voix n'est qu'un cri étranglé, ce qui pousse ma mère à enchaîner au plus vite sur la suite :
— Il propose de venir t'aider tous les jours après ses cours. Ce serait gratuit et lui, ça apaiserait sa consci...
— C'est une plaisanterie ?! grondé-je. Papa, c'est une blague ?!
Mon père fuit mon regard. Plus les secondes passent, plus la colère boue en moi comme dans un volcan.
Après Benjamin, mes parents. De mieux en mieux, il ne manquerait plus que ma sœur, Sidonie et Anouk changent de camp et j'aurais eu la totale.
— Tu devrais la lire, m'intime ma mère. C'est très bien écrit, et tu...
— Mais je m'en fous que ce soit un putain d'écrivain ! m'insurgeai-je en lui lançant brutalement l'enveloppe contre la poitrine. Comment est-ce que vous pouvez penser ne serait-ce qu'une seconde qu'un type qui a failli me tuer serait capable de s'occuper de moi ?!
Toujours choquée par mon geste brusque, ma mère se détourne pour laisser mon père gérer la situation.
— C'est vrai, il avait bu et c'est extrêmement grave, concède mon père. On ne te dit en aucun cas que tu dois lui pardonner ou même ne pas porter plainte contre lui – dès que tu seras rétablie, tu feras ce que tu auras à faire et on te soutiendra dans toutes les démarches, ma puce. La seule chose qu'on te demande, c'est de lâcher un peu prise pendant quelques petites semaines. Dès que tu seras sur pied, il s'en ira.
Je suis tellement désemparée que je me plaque une main sur la bouche, poussant un gémissement plaintif.
— Mais pourquoi est-ce que personne ne comprend que je ne veux plus jamais le revoir ?!
Je suis à deux doigts de pleurer quand ma mère s'accroupit près de moi, les deux mains posées sur mes genoux.
— Je sais que ce n'est pas ce que je suis censée dire en tant que maman, mais tu peux en profiter pour faire éclater ta colère. S'il vient ici tous les jours, tu peux le faire tourner – gentiment – en bourrique.
— Et la plainte serait la vengeance finale de cette mascarade ? Waouh, ça ferait de moi une personne tellement bien, rétorqué-je avec sarcasme. Quelle éducation tu me donnes, bravo !
Mon ton a le don de décevoir ma mère, qui se relève avec un air blessé peint sur ses traits.
— Tu as besoin d'aide et on n'a pas les moyens de payer quelqu'un pour le faire, dit-elle d'un ton sec. La proposition de ce garçon, c'est du pain béni.
Les yeux écarquillés, je fixe mes parents l'un après l'autre. Les mots me manquent tant je me sens blessée, et surtout trahie. J'ai l'impression que les personnes que j'aime le plus au monde ne comprennent pas à quel point ce type m'a fait du mal.
— J'ai failli mourir, lâché-je alors. J'ai failli mourir, et on dirait que tout le monde s'en fiche.
Alors, exaspérée, ma mère lâche d'un ton las :
— Ça fait plus de six mois que tu frôles la mort tous les jours, Esmée. À force, ça ne nous fait plus le même effet.
Et elle quitte la pièce sans un seul regard en arrière.
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