7| Ellis et les regrets
ELLIS
J'ai une cicatrice.
J'ai une cicatrice de cette nuit-là, en plein milieu de mon torse, juste sous le pectoral. Tout près du cœur.
Je ne l'ai remarquée que le lendemain, quand j'ai repris mes esprits et que le choc de l'accident est passé. Après avoir fait une heure de route pour venir me chercher au commissariat, mon père m'a ramené à mon appartement et a sagement attendu dans le salon que je prenne ma douche.
Je suis restée au moins trente bonnes minutes sous l'eau chaude avant même d'attraper mon savon. Je sais pas trop ce que j'attendais, surtout que je ne réfléchissais même pas. J'étais juste... vide. Complètement et incommensurablement vide.
Dans tous les cas, ça fait plusieurs jours que je voulais faire ça – et aussi plusieurs jours que je me défile. Mais ce matin, quand je me suis levé pour aller en cours et faire semblant un jour de plus que tout allait bien, mes doigts ont rencontré ma toute nouvelle cicatrice quand j'ai enfilé mon t-shirt. Je suis resté immobile un bon moment, les doigts frôlant la peau fine de mon torse, avant que je ne me décide à terminer de m'habiller et à changer mes plans pour la journée.
J'ai bu un bon litre de café pour me réveiller, plongé mon visage dans de l'eau froide et enfourché mon vélo avant de foncer jusqu'ici. Trouver son adresse n'était pas difficile : elle était dans les pages jaunes. Je connaissais son prénom et son nom de famille puisque nous avions été dans le même lycée, donc il ne m'a fallu que quelques clics avant de trouver ce que je cherchais.
Peut-être que tout cela aurait été moins difficile si je ne savais pas du tout qui elle était, finalement. Si je ne l'avais jamais vue sourire dans les couloirs, aussi.
En tout cas, je suis désormais devant chez-elle depuis je-ne-sais-combien de temps, le doigt suspendu au-dessus de la sonnette. J'ai tellement peur de voir dans quel état je l'ai laissée que je n'ose pas appuyer.
— Allez, murmuré-je au bout d'un moment. Allez, bouge ton cul.
J'hésite une seconde de plus puis, dans un coup de sang, enfonce mon doigt sur la sonnette. Je l'entends aussitôt résonner de l'autre côté de la porte, vibrant jusque dans mes os.
Bordel. Bordel, bordel, bordel, je ne peux plus revenir en arrière.
Les minutes que je passe à attendre derrière cette porte sont littéralement les plus longues de ma vie... et ce n'est pas seulement parce que j'attends un certain temps avant qu'on ne m'ouvre. Mais dès que c'est le cas, je manque de m'évanouir.
Esmée est là, derrière la porte, assise dans un fauteuil roulant. Elle a tout le corps soit tuméfié, griffé ou enfermé dans un plâtre ou une attelle – ou tout ça a la fois. Mais le pire, ce sont ses yeux noisette : ils sont si expressifs que tous ses sentiments me heurtent aussitôt. Ce sont un mélange de colère, dégoût, haine, violence.
— Enlève ta main, siffle-t-elle alors.
Je ne comprends pas de quoi elle parle, jusqu'à ce que je réalise que j'ai les doigts posés sur l'encadrement de la porte. Si elle la claque, mes doigts resteront coincés dedans.
— Attends, je...
— Dégage.
Bon.
Je ne m'attendais pas à être reçu comme un roi, mais ce rejet me fait plus mal que je ne l'aurais cru. Tout mon corps tremble tandis que je lui tends le bouquet de lys jaunes que je lui ai acheté sur le chemin.
— Remballe, rétorque-t-elle avant même que je n'ai le temps de les lui offrir.
— S'il te plaît... murmuré-je. S'il te plaît, prends-les.
Ses yeux me lancent des éclairs et elle garde la main serrée sur la porte, prête à la claquer. Je sais que si je bouge mes doigts ne serait-ce que d'un millimètre, je ne la reverrais plus jamais.
— Je suis venu m'excuser, dis-je alors.
Elle fronce les sourcils et crache d'un air dégoûté :
— Des excuses ? Tu crois que j'en ai quelque chose à foutre de tes excuses ?
Ses mots me heurtent de plein fouet et j'entrouvre les lèvres pour répondre, mais rien ne sort. Aussi, elle finit par dire au bout d'un moment :
— Lucilla ne t'a pas dit que je ne voulais rien avoir à faire à toi ?
— Si.
Bien sûr qu'elle me l'a dit. Elle a pleuré au téléphone en me racontant leur rencontre dans le centre-ville, puis m'a raccroché au nez sans me laisser le temps de réagir. Après ça, j'ai fixé le plafond pendant des heures sans savoir quoi faire ou quoi penser.
— Alors pourquoi t'es venu ?
C'est une bonne question. Ça ne sert plus à rien de m'excuser auprès d'elle ; je l'ai déjà fait plusieurs fois – par le biais de ma carte ainsi qu'en face à face il y a à peine quelques minutes – et elle ne semble visiblement pas prête à entendre que je suis sincèrement désolé.
Alors pourquoi suis-je là ?
— J'en sais rien.
C'est officiellement la pire réponse du monde, et Esmée semble d'accord. Elle écarquille les yeux, choquée. Elle doit sûrement penser que je ne fais aucun effort... mais la vérité c'est que j'ai tellement peur de lui faire encore plus de mal que ce que j'ai déjà causé que tous les mots me semblent dangereux à prononcer.
— Allez, dégage. Va rien faire ailleurs, finit-elle par cracher.
Elle donne un petit coup dans la porte, probablement pour me laisser le temps de retirer mes doigts. Le truc, c'est que j'ai aussitôt le réflexe de la rattraper pour la rouvrir.
Je me retrouve de nouveau nez-à-nez face à Esmée, qui me fixe avec la bouche ouverte. Tout son corps tremble... et c'est là que je comprends qu'elle a peur de moi.
Bon sang.
— Je... Je ne... balbutié-je.
Son regard apeuré me déstabilise complètement.
Pitié, n'ai pas peur de moi, ai-je envie de lui dire. Je ne te ferais jamais de mal.
Mais à la place, sûrement parce que je me rappelle que c'est déjà trop tard pour ça, je lâche un simple :
— Putain.
Les minutes qui suivent sont complètement silencieuses et semblent s'étirer à l'infini. Esmée garde les doigts crispés sur l'accoudoir de son fauteuil tandis que je la regarde du pas de la porte, les larmes aux yeux.
Je n'arrive pas à arrêter de fixer son immense pansement sur la joue. Cette nuit-là, j'ai mis un bon moment à remarquer qu'elle saignait parce qu'elle avait la joue appuyée contre ma cuisse, étouffant ses cris de douleur dans le tissu de mon jean. À cet instant, j'ai l'impression de la revoir allongée sur le goudron, sa jambe tordue et ses cheveux roux éparpillés autour de son visage.
Je sens que je n'oublierai cette image, et ça me tue.
— Je n'ai aucune excuse, commencé-je alors d'une voix rocailleuse. Aucune. Boire quand on a bu, c'est... C'est la chose la plus idiote du monde, et je n'aurais jamais dû le faire.
Je brûle d'envie de lui dire que je n'ai bu qu'un seul verre et que je l'avais demandé avec une dose d'alcool minimale au barmaid, mais ça ne changerait rien – bien qu'il n'ait pas respecté mon souhait. Je suis responsable quand même, et je suis même l'unique responsable.
— Je te demande pardon pour ce que je t'ai fait, et je comprends que tu ne souhaites pas accepter mes excuses. Tu peux me détester autant que tu veux ; d'ailleurs, je peux même te rendre la tâche plus facile pour que tu me détestes, si tu veux.
Ses billes couleur noisette me fixent d'un air interrogateur.
— Je suis con, bruyant, dépensier, indécis, obstiné et parfois vulgaire. J'aime l'ASMR, je fais du bruit quand je mange, je mets mes chaussures sur la table basse et j'ai tendance à rire très fort et dans des contextes extrêmement inadaptés. Ah, et je trouve l'humour noir vraiment hyper drôle.
À la fin de ma tirade, Esmée me fixe d'un air choqué pendant que je reprends ma respiration. Je ne sais plus très bien pourquoi est-ce que je me suis senti obligé de lui lister mes défauts, mais le fait est que ça a au moins eu le don de la décontenancer un peu.
— Alors voilà, je... Je m'excuse encore une fois, et je pourrais m'excuser encore et encore s'il le faut. Je te l'ai dit, je suis prêt à faire n'importe quoi pour me faire pardonner – ou un peu moins détester, du moins.
Sur ce, je me penche et sans la quitter des yeux, dépose les lys sur le paillasson. La fleuriste de l'hôpital m'avait dit qu'elles symbolisaient le pardon, alors ça m'a convaincu. Je ne sais pas si Esmée le sait mais l'intention est là, en tout cas.
— C'est trop tard, répond-t-elle au bout d'un moment. Je suis déjà coincée dans cette chaise roulante, maintenant.
Elle a les yeux pleins de larmes, ce qui manque de me faire chialer à mon tour. Sérieusement, cette fille m'a complètement détraqué.
— Si tu as besoin d'aide pour quoi que ce soit...
Elle secoue la tête.
— Non.
Sur ce, nous nous fixons une seconde. Elle semble hésiter, puis finit par ajouter :
— Enfin, si tu conduis toujours... il faudrait que quelqu'un me dépose au commissariat.
Mon sang se glace, littéralement. Je ne suis pas assez con pour comprendre les sous-entendus laissés dans sa phrase.
Elle veut porter plainte contre moi... et elle a raison. Seulement, ça va détruire ma vie.
— Si tu fais ça, je peux tout perdre.
Je ne sais pas bien pourquoi je me sens obligé de le dire à haute voix. Visiblement, elle le sait déjà parfaitement – je pense même que c'est son but.
— Ce serait légitime.
Son regard me défie. On dirait qu'elle espère que je vais la supplier de ne pas le faire, de ne pas porter plainte contre moi. C'est mal me connaître.
Quand je fais une erreur, je l'assume. Peu importe les conséquences.
— C'est vrai. Tu devrais le faire.
Esmée semble sincèrement surprise de ma réponse. Elle me fixe sans rien dire, les lèvres pincées, ce qui me pousse à demander au bout d'un moment :
— Ton université est accessible en fauteuil roulant ?
Cette question semble la heurter de plein fouet. Elle a un léger sursaut et détourne le regard vers le porte-manteaux de la cuisine juste derrière elle, où sont accrochés des tabliers.
— Je ne vais pas à l'université. J'étais censée travailler dans la boutique de mon parrain.
Je reste immobile, le cœur brisé. Je pensais pouvoir faire face, mais les conséquences de mes actes deviennent de plus en plus difficiles à supporter.
Mais qu'est-ce que tu espérais ? me souffle une voix dans ma tête. Elle a voltigé au-dessus au ton pare-brise et tu croyais que sa vie serait exactement comme avant ?
— Et tu ne peux plus ? me risqué-je tout de même à questionner.
Il y a un léger silence, puis elle répond :
— On crée et vend toutes sortes de poteries. Pour ça, il faut ses deux mains.
Mes yeux glissent jusqu'à son poignet, coincé dans son attelle. Elle a les jointures des doigts complètement blanches à force de serrer l'accoudoir de son fauteuil.
— Je suis... commencé-je.
— T'es désolé, j'ai compris, me coupe-t-elle d'une voix sans appel. Allez, va-t-en. Et claque la porte en sortant, merci.
Sur ce, elle fait tant bien que mal volte-face avec son fauteuil et se dirige difficilement jusqu'au plan de travail de la cuisine situé derrière elle. Comme paralysé, je la regarde pousser son fauteuil à l'aide d'une seule main et s'arrêter devant l'îlot pour tendre le bras vers la bouteille d'eau posée dessus... et être incapable de l'attraper. Le plan de travail est haut, et elle est trop petite pour l'atteindre dans son fauteuil.
Sans réfléchir, je la rejoins en quelques pas et attrape la bouteille à sa place avant de la lui tendre. Elle l'attrape d'un geste brusque en me fusillant du regard.
— Qu'est-ce que tu ne comprends pas dans « va-t-en » ? siffle-t-elle entre ses dents.
Je ne la quitte pas des yeux quand je réponds :
— Tu ne pouvais pas attraper la bouteille. Je voulais juste t'aider.
Alors, sans prévenir, c'est là que l'idée du siècle m'apparaît. En fait, en à peine quelques secondes, c'est une évidence.
— Je pourrais revenir ici pour t'aider, proposé-je alors.
Pour toute réponse, Esmée me fixe un instant avec des yeux ronds... puis éclate d'un rire jaune.
— Non mais je rêve ! s'exclame-t-elle. « Revenir ici pour t'aider », sérieusement ? Mais tu vis dans quel monde, putain ?
J'entrouvre les lèvres pour lui répondre quand elle me crache :
— T'es la dernière personne au monde dont je voudrais l'aide.
Sous ces mots, je sens une fissure se creuser en moi. Une énorme fissure qui grandit chaque seconde un peu plus au fur-et-à-mesure où je saisis la portée de la haine qu'elle me porte.
Cette fille me hait. Elle me hait ; et elle a raison, parce que j'ai complètement détruit sa vie. À cause de moi, elle est coincée sur cette chaise roulante, elle n'a plus d'emploi et elle est incapable de récupérer ne serait-ce qu'une bouteille d'eau sur un comptoir un peu trop haut.
Je sais que c'est la pire idée du monde, mais je sais à cet instant précis qu'il faut que je fasse quelque chose. Je ne peux tout simplement pas la laisser ainsi se débrouiller seule, j'en suis tout simplement incapable. Si je n'insistais pas un peu plus, je sais que je m'en voudrais toute ma vie.
Peu importe si elle souhaite porter plainte, ce sera son choix. Tout ce que je veux, c'est qu'elle me laisse au moins l'opportunité de lui prouver à quel point je m'en veux avant.
— Je pourrais venir tous les jours après les cours, lâché-je alors. Je t'emmènerais te balader, je ferais tes courses, je serais là au quotidien – tout ça gratuitement, évidemment. Je veux juste... m'excuser. M'excuser encore et encore, tous les jours. S'il te plaît, laisse-moi faire ça pour toi.
Esmée semble incapable de me répondre pendant de longues secondes. Elle ouvre et referme la bouche plusieurs fois sans parler, puis finit par soupirer d'agacement en passant une main dans ses cheveux roux.
Puis, calmement, elle finit par dire :
— Tout ce que je veux, c'est que tu t'en ailles.
Elle a le regard fixé sur la fenêtre, pas sur moi. Je crois qu'elle n'ose plus me regarder dans les yeux et ça tombe bien, parce que j'en suis tout aussi incapable qu'elle.
Aussi, je fais volte-face sans un mot de plus et me dirige jusqu'à la porte d'entrée. Une fois sur le seuil, j'hésite une seconde à me retourner... mais je me ravise.
Puis, j'enjambe les fleurs laissées sur le paillasson et referme doucement la porte derrière moi avant de rejoindre mon vélo.
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