4| Ellis et l'accident
ELLIS
Ça a duré à peine dix secondes.
Dix putains de secondes pendant lesquelles je n'ai pensé à rien. Littéralement rien. Ma tête était complètement vide, comme si j'étais anesthésié pour me préparer à vivre ce qui venait d'arriver.
Ce que je venais de faire.
— Oh mon dieu ! Mon dieu, Ellis !
Ce sont les cris de Lucilla qui me ramènent sur Terre. Je suis soudain beaucoup trop conscient de mes mains encore serrées sur le volant, de mon cou plein de sueur et de mes yeux hébétés.
Beaucoup trop conscient du corps de cette fille allongé sur la route que j'aperçois dans le rétroviseur.
Dix putains de secondes.
— Vous allez bien ? crie Lucilla à l'arrière.
Elle est complètement affolée et palpe tout le corps de Léandre, assis à côté d'elle.
— Ça va, ça va, réplique celui-ci. Personne n'a rien ?
À l'avant, juste à ma droite, Cams répond non en se touchant le visage du bout des doigts. De mon côté, je suis complètement paralysé et continue de fixer le corps inerte que j'aperçois dans le rétroviseur.
Non, non, non. J'ai pas pu faire ça, j'ai pas pu...
Aussitôt, l'air de la voiture me paraît chaud, épais et complètement irrespirable. Sans répondre à mes amis qui m'appellent par mon prénom pour me sortir de ma léthargie, je détache ma ceinture et court vers la silhouette que j'aperçois.
La première chose que je vois est sa jambe droite, retournée sur le côté. L'image est très clairement horrible à voir mais je ne suis même pas dégoûté tant mon cerveau est amorphe.
Et la deuxième chose, ce sont ses cheveux roux étalés autour de son visage diaphane comme un soleil.
Dix putains de secondes.
Alors, sans prévenir, mon corps se réveille d'un seul coup. Tous mes muscles se crispent et une voix dans ma tête me hurle de bouger, de m'activer, de faire quelque chose. Aussi, je me jette directement sur le sol sans même me demander si je m'écorche les genoux et m'écrie tout près de son visage :
— Bordel, bordel, ça va ?
Dieu merci, la jeune femme se met à bouger. Elle papillonne des paupières et pousse un grognement, sa joue toujours écrasée contre le béton.
— Hmh... lâche-t-elle.
C'est à moitié un râle, à moitié un sifflement. Tout ce que je j'entends est une exclamation de pure douleur.
— Elle va bien ? demande-lui si elle va bien ! hurle soudain Léandre dans mon oreille, sorti de nulle part.
— C'est ce que je viens de faire ! réponds-je en criant à mon tour. C'est ce que je viens de faire, et elle a dit « hmh » !
— « Hmh » ? répète-t-il, complètement paniqué. Ça veut dire quoi « hmh », putain ?!
— Vos gueules !
C'est Cams qui vient de nous hurler dessus. Il me donne un coup d'épaule pour pouvoir se pencher sur la jeune femme et attrape son poignet.
— Elle a un pouls filant, réplique-t-il avec de grands yeux.
— Un pouls quoi ? Depuis quand t'es médecin, putain ?! m'écriai-je, à bout de nerfs.
— J'ai vu dix-sept saisons de Grey's Anatomy, OK ? rage-t-il en me poussant en arrière. Allez, balisez la route pendant que je la mets en position de sécurité !
Les minutes qui suivent sont un pur chaos. J'entends Lucilla crier au téléphone au bord de la route tandis que Léandre sort le triangle de sécurité. Comme nous sommes dans un virage, il n'arrête pas de faire le tour de la voiture pour vérifier que personne n'arrive des deux côtés, complètement paniqué.
Mais le plus paniqué d'entre tous, c'est moi. Maintenant que le choc est passé, je n'arrive carrément plus à respirer normalement et tous mes membres tremblent.
— Je suis désolé, je suis désolé, je suis désolé... ne cessé-je de répéter à la jeune femme tandis que Cams la place sur le côté et mets l'une de ses mains sous sa tête.
Celle-ci semble complètement amorphe, mais tout de même consciente. Elle laisse Camille la bouger comme une marionnette et pousse des grognements de douleur de temps à autre, grognements qui résonnent jusque dans mes os.
— Je vais chercher des affaires dans la voiture, parle-lui en attendant, m'ordonne-t-il au bout d'un moment en m'appuyant sur les épaules.
Je tombe littéralement à genoux près d'elle. J'ai le visage tellement trempé par la sueur et les larmes que lorsque je souhaite attraper sa main, je dois m'y reprendre à trois fois.
Celle-ci est chaude, sûrement un peu trop. Mes yeux se posent aussitôt sur les petits tatouages qui la décorent, allant des doigts jusqu'au poignet.
— Tu as beaucoup de tatouages, balbutié-je en me rappelant que je suis censé la faire parler. Ils sont supers beaux.
Un simple grognement me répond et elle dégage sa main de la mienne, me griffant au passage.
— Moi c'est Ellis, m'empressai-je de dire, toujours complètement paniqué. C'est nul comme prénom, t'as le droit de rire si tu veux.
Un son étouffé s'échappe de ses lèvres avant qu'elle ne murmure :
— J'ai tout sauf envie de rire, là.
Une vague de panique remonte en moi.
Bien sûr qu'elle ne veut pas rigoler, mais qu'est-ce que je suis con, putain !
— Oh oui, oui, bien sûr, bégayé-je. Je... Je sais pas quoi te dire, je... Je suis tellement désolé...
La jeune femme pousse un sifflement de douleur.
— Remets-moi sur le dos, grogne-t-elle.
— Mais je peux pas, t'es en position latérale de sécurité, tu...
— Remets-moi sur le dos, je t'ai dit !
Même teintée d'une douleur indescriptible, sa voix est assez menaçante pour que je m'exécute. Doucement, je passe un bras sous sa tête et me penche pour la retourner sur le côté. Aussitôt, elle pousse un cri de douleur et enfonce ses ongles dans ma cuisse, ce qui manque de me faire crier à mon tour.
— Je suis désolé, je suis désolé ! répété-je sans cesse, la vue complètement brouillée.
Je me suis presque complètement allongé pour la retourner en douceur, et ma joue est littéralement collée à la sienne. Je sens son souffle contre ma tempe et entend plus fort ses gémissements de douleur à chaque micro-mouvement que nous faisons.
— On arrête, on arrête ! répliqué-je au bout d'un moment, n'en pouvant plus d'entendre ses cris de douleur résonner dans mon crâne.
— Non ! Mets-moi sur le dos, je peux pas me reposer sur mon bras !
Sa phrase est à mi-chemin entre l'ordre et la supplique mais peu importe le ton, je fais tout ce qu'elle me dit. Pour ne pas glisser, elle entoure mon cou de son bras droit – celui qui semble ne pas être douloureux... ou moins que l'autre, disons – et s'agrippe de toutes ses forces à la naissance de mes cheveux. Une partie complètement débile de moi se dit pendant une seconde que je n'ai pas été aussi proche d'une femme depuis très longtemps et une autre, celle qui est encore connectée à la réalité, me hurle aussitôt de la fermer et de me concentrer sur elle.
— Les pompiers arrivent, la police aussi, tout le monde arrive ! s'écrie soudain Lucilla, essoufflée, en débarquant de nulle part.
— Tiens, bois un peu, dit Cams, iel aussi revenu-e, et qui tend une bouteille vers la bouche de la jeune femme.
Celle-ci entrouvre péniblement les lèvres, mais pas assez pour que de l'eau puisse entrer dans sa bouche. Sans réfléchir, j'entoure son menton de mes doigts et lui ouvre doucement la mâchoire, ce qui la fait à la fois grogner de douleur et de soulagement lorsque sa langue entre enfin en contact avec le liquide frais.
Peu après, Cams part aider Léandre à gérer la sécurité de la route tandis que Lucilla s'agenouille elle près de nous. Elle pose sa main par-dessus celle de la jeune femme, toujours verrouillée dans mon cou, et lui dit doucement :
— On s'excuse, on s'excuse tellement ma belle...
La rousse, toujours sur le sol, semble ne rien entendre. Elle a une énorme entaille sur la joue et du sang en coule. Son visage probablement pâle d'habitude est là complètement barbouillé d'un mélange de saleté, de sueur, de larmes probablement aussi et donc, de sang.
— Dis-nous comment tu t'appelles, lui demande ensuite Lucilla.
Ma meilleure amie a le visage baigné de larmes, mais elle sourit malgré tout. Elle a revêtu son masque de grande sœur, celui qu'elle adopte avec les triplés, ses trois petits frères de six ans. Elle a peur, elle a mal, elle a probablement la tête, le cœur et tout le corps en vrac, mais elle tient bon pour soutenir cette jeune femme. Elle est bien plus forte que moi qui sanglote comme un gros con, ça c'est clair.
— Allez, comment tu t'appelles ? insiste-t-elle en voyant que la jeune femme ne répond pas.
Les doigts de celle-ci serrent de plus en plus la racine de mes cheveux et cela fait maintenant plusieurs minutes qu'elle n'a pas ouvert les yeux. Elle a toujours la tête posée sur ma cuisse et je remarque qu'elle serre fort la mâchoire, probablement pour ne pas hurler de douleur.
Puis, au bout d'un moment, elle finit par murmurer :
— Esmée.
Mon idiot de cœur fait un looping et mes yeux s'écarquillent.
— Es-esmée ? balbutié-je.
Elle ne répond pas, les paupières pressées par la douleur. J'ai littéralement l'impression qu'elle est en train de m'arracher les cheveux dans la nuque tant elle s'y accroche fort.
— Oh mon dieu, finis-je par lâcher.
Après ça, les évènements sont flous.
Tout ce que je sais, c'est que les pompiers sont arrivés peu après. Ils ont déposé Esmée sur un brancard, l'ont enveloppée dans une couverture de survie et lui ont mis un masque à oxygène. Moi, je suis resté agenouillé sur le sol, complètement hors de mes pompes.
Il y avait un tas de bruit autour de moi, mais je n'entendais rien du tout à part un intense bourdonnement dans ma tête. Mes yeux ne quittaient pas les traces de sang qu'elle avait laissé sur le sol, sur ma chemise blanche et mon jean. Je sentais encore la chaleur de ses cheveux roux éparpillés sur ma cuisse et ma nuque me piquait.
Puis, au bout d'un moment, j'ai vomi. Beaucoup. Tellement d'ailleurs que c'est sûrement pour cela qu'on m'a fait passer un alcootest, bien qu'il me semble que ce soit la procédure dans tous les cas.
Lucilla m'a tenu la main pendant que je soufflais dans le ballon. Ensuite, Léandre m'a tendu un mouchoir pour m'essuyer le visage. Il en est ressorti noir.
Quand j'ai pris connaissance des résultats de l'éthylotest, j'étais assis en rang d'oignon avec mes amis sur un banc dans la salle d'attente de l'hôpital.
Bilan : 0,4 grammes d'alcool dans le sang.
À ce moment-là, j'ai tout de suite su que ma vie venait de prendre un tournant capital.
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