2| Ellis et ses potes
ELLIS
— File-moi le couteau.
J'arque un sourcil, surpris.
— Je rêve ou c'est un ordre, là ?
À ma droite, Lucilla ne quitte pas son air concentré et continue de remuer les légumes dans sa poêle avant de répondre d'un ton monocorde :
— Plutôt une menace. Alors, tu me le files ce couteau oui ou non ?
Bouche-bée, j'étouffe finalement un rire avant de déposer la lame dans sa main.
— Aaah, je comprends mieux pourquoi ça s'est fini avec Barnabé, répliqué-je alors en me hissant sur le plan de travail. En fait ce n'est pas parce qu'il a un prénom ridicule, c'est parce qu'il avait peur de toi.
Je vois la joue de ma meilleure amie frémir, signe qu'elle s'empêche de rire. La vérité c'est que si elle ne fréquente plus Barnabé, son dernier flirt en date, c'est parce qu'il n'aimait pas l'Orangina. Selon elle, c'était un motif suffisant pour rompre toute relation avec quelqu'un.
J'étais d'accord, bien évidemment.
— Hmh, probablement, réponds-t-elle finalement.
Alors qu'elle se détourne pour récupérer le sel sur l'étagère, j'aperçois une trace de sauce sur le haut de sa pommette. Aussi, je tends la main et l'essuie rapidement du pouce, ce qui la pousse à me lancer un regard interrogateur.
— Tu avais de la sauce tomate sur la joue, expliqué-je. À moins que ce ne soit... du sang ?
Je prends un faux air scandalisé en sautant d'un bond du plan de travail. Puis, je fais mine d'ouvrir les placards et m'exclame :
— Où est-ce que tu le caches ?
— Hein ?
— Le corps de Barnabé, où est-ce que tu le caches ?
Lucilla s'esclaffe en secouant la tête alors que je continue dans ma connerie, ouvrant chaque placard en m'exclamant : « Barnabé ? Barnabé ?! ».
Je suis finalement interrompu par un raclement de gorge qui me surprend tellement que je manque de me taper le coin du placard au-dessus de l'évier.
— J'interromps un truc de fou là, non ? demande alors Léandre, adossé au chambranle de la porte avec un air amusé.
— Laisse tomber, réplique Lucilla, toujours souriante à cause de ma blague de merde. Appelez Cams pour lui dire qu'on passe à table.
Aussitôt, les yeux noirs de Léandre rencontrent les miens et nous haussons un sourcil en même temps avant de lancer un pierre-feuille-ciseaux. Comme prévu – ne jamais commencer par pierre avec Léandre, JAMAIS –, je perds comme une merde et me poste dans le couloir pour crier dans l'escalier :
— À table !
Comme j'entends un « j'arrive » étouffé en provenance de la salle de bains je rejoins les deux autres sur la terrasse, où Lucilla a déjà rempli les assiettes de son fameux riz aux poivrons.
— Si c'est pas bon je m'en fous, rétorque-t-elle en voyant Léandre grimacer dès la première bouchée. Un, t'avais qu'à cuisiner et deux, va te faire foutre.
— Je faisais semblant de détester, OK ? rétorque l'intéressé. Mmh, miam, trop bon, ajoute-t-il d'une voix exagérée en enfournant une énorme cuillère de riz dans sa bouche.
Depuis qu'il est dans sa phase de fitboy, il ne mange quasiment plus que des œufs – et à tous les repas, un vrai mec chiant. J'ai l'impression que chaque fois qu'il n'y en a pas dans une recette, il doit maintenant se forcer à manger.
— Je hais ce type, grogne Lucilla en se laissant tomber juste à côté de moi sur le banc.
— T'as couché avec lui, je te rappelle. On ne peut pas parler en mal des mecs avec qui on a couché.
— Avec toi aussi, je te rappelle, rétorque-t-elle d'un ton dégoûté. Et ça ne m'empêche pas de te cracher dessus à longueur de journée.
Ouais, bon... Y'a un certain passif dans notre groupe de potes, mais ce n'est pas le sujet. On en parlera un autre jour – si vous insistez.
— Alors, je suis comment ? s'exclame Cams, sorti-e de nulle part.
— Grave stylé-e, réplique aussitôt Lucilla, dont le visage est désormais fendu d'un immense sourire.
C'est vrai que Camille est stylé-e, après tout. Iel a enfilé un haut à sequins argenté avec un pantalon pattes d'eph' noir en daim, et ses paupières couleur violette brillent de mille feux.
— Nickel parce que j'ai complètement vidé ton pot de paillettes, rétorque-t-iel avant de s'asseoir près de Léandre. Ton assiette ne va pas s'envoler tu sais, ajoute-t-il à son voisin de table qui est littéralement en train de se goinfrer – à croire que le manque d'œufs ne le dérange pas tant que ça, finalement.
Celui-ci hausse les épaules sans ralentir la cadence, ce qui me fait sourire.
Je connais ces deux-là depuis un bout de temps maintenant – depuis la seconde, pour être exact. Bizarrement, j'ai tout de suite su que ça allait coller.
Enfin, sauf pour Léandre. La première fois qu'on s'est réellement parlés, c'est quand on s'est retrouvés jumelés ensemble pour un TP de chimie. On a absolument rien foutu mais miraculeusement, on a eu 18. J'étais trop content, jusqu'à ce que je réalise que ce chien n'avait mis que son nom sur la copie. Il avait tout simplement oublié d'écrire le mien et du coup, j'ai été noté absent alors qu'on avait travaillé tous les deux.
À partir de ce moment-là, j'ai décidé que j'allais le haïr pour le restant de l'année... Jusqu'à ce qu'il propose qu'on se mette ensemble pour un nouveau travail, histoire de s'excuser. Cette fois-là, il a mis nos deux noms et je me suis dit qu'il n'était peut-être pas si méchant que ça, finalement.
Léandre est un type qui frôle très souvent les extrêmes. Soit trop calme soit trop excité, il ne sait jamais choisir entre les deux. Il aime porter des maillots de basket même s'il en a jamais fait, se couper les cheveux tous les trois mille ans et bien sûr : manger des œufs – sous toutes les formes. Il habite à trois rues de chez-moi mais il vient toujours en vélo, sauf quand il pleut (il vient en voiture). Il aime aussi les grasses-matinées – pour lui, se lever à 10h un samedi c'est bien trop tôt –, regarder le rugby et les courses de formule 1 à la télé, quand il y a eu un gros orage pendant la nuit et qu'il n'a rien entendu. Il aime mes blagues de merde, les seins de Lucilla – c'est un fait, j'étais un peu obligé de le préciser – et surtout, je pense qu'il aime Lucilla tout court.
Enfin, peut-être, c'est pas sûr. Avec Léandre, rien n'est jamais vraiment sûr.
Il change d'avis très facilement, et prétend parfois des choses qu'il ne pense pas juste pour voir comment son interlocuteur va réagir, pour le tester. Il est ce genre de personnes influençables sur TikTok qui retire ses likes après avoir lu dans les commentaires que la vidéo est problématique alors qu'il l'avait trouvée drôle – ce qui est étonnant, parce que dans la vraie vie il se fout complètement de l'avis des gens.
Il n'aime pas les surprises, les hamsters, le champagne – un vrai chieur – et les clichés sur les latinos, ni les clichés tout court. Il n'aime pas non plus qu'on lui dise qu'il est beau, mais il adore les mots « mignon », « charmant » ou « charismatique ».
Léandre est ce qui se rapproche le plus d'un meilleur ami pour moi et je suis toujours fier d'être à ses côtés, même quand il vérifie cinq fois par jour si ses biceps sont toujours assez gros.
En dehors de ça, je vous jure qu'il est quasiment parfait.
— Ça manque d'œuf, mais c'est mangeable, finit-il par conclure en se reculant.
Lucilla roule des yeux tandis que je m'esclaffe. Son assiette est déjà vide.
— On n'a pas de cadeau pour Alizée, dis-je d'un seul coup, dans un éclair de lucidité.
— Qui ? rétorque Léandre, paumé.
Lucilla roule des yeux.
— La fille chez qui on va ce soir, celle qui fête son anniversaire. Concentre-toi un peu, non ?
Léandre lève les deux mains en l'air comme pour prouver son innocence tandis que Cams répond :
— Je pensais qu'on pouvait lui faire une enveloppe commune en mettant de l'argent dedans, accompagné d'une petite carte. On ne la connaît pas plus que ça...
— On ne la connaît pas du tout, lâche Léandre entre ses dents.
— ... ça suffira, termine Cams.
Nous engloutissons le reste de notre repas à une vitesse hallucinante, principalement parce qu'on est « super à la bourre » selon les dires de Lucilla. On sait tous qu'on ne l'est pas tant que ça, mais on fait tout de même ce qu'elle dit. Première règle tacite dans notre groupe d'amis : ne pas contrarier Lucilla. Elle nous mène tous à la baguette ici, et aucun de nous n'a honte de le dire.
Une demi-heure plus tard, nous sommes enfin en route. Chacun a sa mission : Cams s'occupe de la musique, Lucilla nous prend en vidéo, Léandre ouvre et referme les fenêtres en boucle et moi, accessoirement, je m'occupe de conduire et de nous faire arriver en vie.
Une fois garé à l'adresse indiquée par le GPS, nous nous approchons du portail. Une affiche est scotchée dessus avec écrit :
FAITES LE TOUR DE LA MAISON, ON EST DANS LE JARDIN
L'ALCOOL EST A L'INTÉRIEUR, SAUF SI VOUS ÊTES FLIC
(SI VOUS ÊTES FLIC, Y'A PAS D'ALCOOL ICI)
— C'est une marrante, s'esclaffe Cams. Mais elle sort d'où, en fait, cette Alizée ?
— On fait du handball ensemble, lui répond Lucilla.
Celle-ci pousse le portillon et entre en premier dans l'enceinte de la maison, nous trois sur ses talons.
Au bout de quelques pas, Léandre finit par tiquer et s'exclame tout en se grattant la tête :
— Eh mais attends, comment ça : « si vous êtes flic, y'a pas d'alcool » ? Elle est mineure ?
— Elle a dix-huit ans seulement la semaine prochaine, donc oui.
Nous nous mettons à râler tous en même temps à l'idée de faire la fête avec des lycéens, ce qui est carrément déplacé étant donné que 1) on s'incruste littéralement à cette soirée, 2) on a à peine un an et demi d'écart et 3) ils ont tous probablement un quotient intellectuel trois fois supérieur au nôtre – et quatre fois à celui de Léandre.
— En plus c'est même pas son vrai anniversaire, me glisse-t-il alors qu'on arrive enfin dans le jardin.
J'étouffe un rire et lui balance un coup de coude au moment précis où une petite blonde s'approche de nous. Vu qu'elle a un diadème sur la tête et qu'elle enlace Lucilla, j'en déduis aussitôt qu'il s'agit de la fameuse Alizée.
Bon, j'avoue, c'est aussi parce qu'elle porte une banderole « miss 18 ans ». Kitsch, mais efficace.
— Je suis venue avec des amis comme je te l'avais dit, c'est toujours OK ? lui demande Lucilla en se reculant.
— C'est carrément trop tard pour demander, on est déjà là, blague Cams.
Alizée rit, ce qui fronce légèrement son nez. Je me demande s'il a déjà été cassé.
— Du coup moi c'est Camille, mais tu peux m'appeler Cams, réplique-t-iel en lui faisant la bise.
Elle dit ensuite bonjour à Léandre, puis se tourne vers moi. Quand elle me fait la bise, je remarque qu'elle s'attarde légèrement plus sur mes joues que sur celles des autres. Ça me fait sourire.
— Tu vas peut-être pouvoir lui offrir un meilleur cadeau que ce qu'on avait prévu, plaisante Léandre tandis qu'on se dirige vers les tables remplies de boisson situées à l'intérieur de la maison.
Je ne réponds pas, me contentant de sourire vaguement.
La soirée se passe très bien. Je bois plusieurs bières, un type essaie de m'apprendre à les décapsuler avec les dents – spoiler : c'est une expérience à ne pas tenter chez-vous –, je danse avec Cams et Lucilla, je me tape un ping-pong avec quelques personnes que j'ai déjà croisé parfois fois au lycée. On a beau avoir un an de différence, dire que je n'en reconnais aucun – au moins de vue – serait un mensonge.
Juste après qu'Alizée ait soufflé ses bougies, je me retrouve je-ne-sais-comment debout à côté de deux filles tandis que la reine de la soirée ouvre ses cadeaux. Ces deux filles-là, une blonde et une brune, ont l'air de complètement s'en ficher et continuent leur conversation comme si de rien n'était.
— Au fait, tu te souviens d'Esmée Berthome ? dit la blonde au bout d'un moment.
— Ohhh oui, carrément ! Elle est rousse ? répond sa copine.
— Oui, c'est ça !
Sans trop savoir pourquoi, je tends un peu plus l'oreille. Enfin, si, je sais pourquoi : moi aussi, je me rappelle de cette fille.
Elle ne sait pas qui je suis, c'est certain, mais je l'avais déjà remarquée au lycée. Elle avait un an de plus que moi et était donc en terminale lorsque je passais mon bac de français en première. Étant donné que c'était la seule rousse du bahut, elle ne passait pas inaperçue.
— Eh bah devine quoi : elle est revenue en ville ! poursuit la blonde.
— Elle était partie où ? Elle n'étudiait pas en médecine ici, elle ?
La blonde sirote son cocktail comme si elle voulait faire durer le suspense. De mon côté, je regarde distraitement Alizée ouvrir une boîte qui contient un nouveau sac à main de l'autre côté de la pièce tout en tendant l'oreille pour entendre la suite de l'histoire.
— Si, mais elle a échoué. Il paraît qu'elle a fait un genre de dépression, ou quelque chose comme ça.
— Waouh, la pauvre, s'offusque la brune avec une main sur le cœur. Après, sans vouloir être méchante, elle a jamais respiré la joie de vivre.
C'est faux, pensé-je.
Même sans connaître Esmée, j'ai bien remarqué qu'elle souriait tout le temps, au lycée. Ça illuminait son visage encore plus que ses cheveux couleur de feu.
— En tout cas, j'ai entendu dire qu'elle était partie à l'étranger pendant quelques temps ; à mon avis, c'est pour qu'il n'y ait pas de trou sur son CV, dit la blonde d'un ton entendu, le nez dans son verre.
— C'est vrai que ça doit être sympa de faire une année de césure. Tu te rappelles de Chris, le type qui faisait semblant d'être américain ? Bah figure-toi qu'il...
— Ellis ?
Je sursaute en entendant mon prénom et fais volte-face, tombant nez-à-nez avec Lucilla. Elle a les yeux rouges, comme si elle s'était retenue de pleurer.
— Ça va ? demandé-je, les sourcils froncés.
Elle hausse une épaule en répondant :
— Ouais, ouais. C'est juste... Léandre est monté avec une autre fille de mon équipe de hand'. Je me fiche qu'il couche avec elle – ou n'importe qui d'autre d'ailleurs –, c'est juste...
Elle ne finit pas sa phrase et regarde dans le vide avant de secouer la tête, s'en voulant visiblement d'être triste à cause de lui.
Ça fait trois ans que Lucilla est triste à cause de Léandre. Elle n'a jamais eu de légitimité à l'être, mais elle l'est constamment. En quelques sortes, il joue avec elle. Je lui en veux pour ça, et il le sait.
Le problème, c'est qu'il n'arrive pas à accepter qu'il a peut-être déjà trouvé la bonne... et qu'il va devoir renoncer à toutes les autres.
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