19| Esmée et Tinder

ESMÉE

Chose que j'aime chez-moi n°9 :

Le chat coincé dans un verre d'eau que j'ai tatoué sur l'épaule

— C'était notre dixième séance aujourd'hui, Esmée. C'est un cap symbolique.

Je continue de regarder dehors, n'osant pas croiser le regard du docteure Deguel.

Un cap symbolique de la loose, oui.

— Je trouve que tu fais des progrès et sincèrement, je suis très fière de toi. Tu as l'air d'aller de mieux en mieux.

Cette fois, je décide de la regarder. Elle a les yeux débordant de fierté à mon égard et soudain, cette fierté m'étouffe. Je sais que je ne la mérite pas, pas après toutes les pensées parasites auxquelles je pense tout le temps et dont je n'arrive toujours pas à lui faire part.

— J'ai envie qu'on intensifie un peu le rythme, annonce-t-elle ensuite en se levant. La semaine prochaine, il faudra que tu viennes avec deux choses sur ta liste.

— Deux ? En une seule fois ?

Hélène me lance un regard empathique en confirmant :

— Oui, deux. Je suis sûre que tu vas trouver facilement.

Je fais mine d'être concentrée sur mon fauteuil pour ne pas qu'elle puisse lire dans mes yeux que non, je ne trouverai pas facilement. Remplir cette foutue liste de choses que j'aime chez-moi est un calvaire, tellement que je songe à inventer des choses pour la remplir et lui faire plaisir. Je sais que ce serait purement contre-productif... mais je n'ai plus l'énergie de me confronter à moi-même chaque semaine avant de venir.

— Je te raccompagne jusqu'en bas ? propose-t-elle alors, marquant définitivement la fin de la séance.

— Ça ira, merci.

Je roule doucement jusqu'à la porte, près de laquelle elle m'attend déjà. Je m'apprête à la saluer quand elle me glisse :

— D'ailleurs, merci pour les fleurs.

Surprise, je cligne des yeux plusieurs fois. Face à mon air perdu, ma psychiatre ajoute alors doucement :

— Je parle des fleurs que tu offres à Karine. Elle les met dans la salle de pause pour que tout le personnel de l'établissement puisse en profiter. Tu as une réputation jusqu'à l'étage de la sexologie – et même en pédopsychiatrie, tout en bas. Esmée et ses bouquets de fleurs font tout le tour du complexe.

Je sens mes joues chauffer quand je bredouille un idiot :

— Ah, bah, euh, merci.

Je suis contente que cette attention fasse plaisir à Karine, la secrétaire. Depuis que j'ai appris que sa mère avait un cancer des ovaires et que Karine s'en occupe toute seule, je me suis dit que ça lui montrerait un peu de soutien. Visiblement, ça a même dépassé mes espérances.

— On se revoit la semaine prochaine, lundi et jeudi c'est toujours OK pour toi ? me dit-t-elle ensuite.

Je confirme d'un hochement de tête et elle me serre la main avec un immense sourire avant de m'ouvrir la porte. Je lui dis une dernière fois au revoir et salue aussi Karine en passant devant elle pour me diriger jusqu'à l'ascenseur. Après quelques manœuvres et des galères sans nom avec la porte, j'arrive enfin à m'extirper du hall d'entrée et dévale doucement la pente qui mène au parvis.

C'est là qu'en levant brièvement les yeux, j'aperçois une silhouette familière assise sur une sorte de barrière, sur le parking, juste en face de moi. Je réalise presque aussitôt qu'il s'agit d'Ellis et me dirige vers lui, surprise de le voir si tôt. D'habitude, il est encore en cours à cette heure-ci – d'ailleurs, je crois qu'il est en train de réviser vu qu'il a les yeux sur un gros bloc de pages agrafées entre elles.

— Ellis ?

J'ai l'air de lui avoir fait peur. Surpris, il sursaute à moitié et lève les yeux de son texte avant de lâcher un joyeux :

— Salut.

On dirait qu'il est sincèrement content de me voir, ce qui me fait une drôle de sensation dans la poitrine.

— Salut... ? réponds-je alors en clignant des yeux, toujours surprise de le voir ici.

Face à mon air paumé, il enchaîne sur des explications tout en rangeant son texte dans son sac :

— J'ai fini plus tôt donc je suis passé chez-toi. Ta mère était là et elle m'a dit où tu étais, alors je me suis dit que je viendrais te chercher.

Aussitôt, tout le sang quitte mon visage et je me sens me liquéfier. La honte me transperce de tous les côtés et je déteste ma mère de tout mon être pour lui avoir dit où j'étais. Ellis était l'une des rares personnes qui ne semblait pas au courant de tous mes problèmes – encore, du moins – et désormais, ça va être chose faite. Maintenant qu'il sait que je consulte une psychiatre deux fois par semaine, il lui suffira de poser des questions autour de lui pour que des bribes de vérité lui parviennent aux oreilles.

Je crois que je n'ai jamais eu aussi honte de toute ma vie à l'idée que les choses que j'ai faites avant ressortent.

— Oh.

C'est le seul mot qui arrive à passer mes lèvres, qui sont pressées l'une contre l'autre avec une force phénoménale. À mon avis, elles doivent être presque bleues.

— Bon, euh... on y va ? demande-t-il alors, visiblement mal à l'aise.

Les joues rouges, je le laisse attraper les poignées du siège dans mon dos et commencer à me pousser. De mon côté, je tends la main pour glisser mon cahier sous mes cuisses comme d'habitude, mais...

— Merde ! m'exclamai-je. J'ai oublié quelque chose, ramène-moi là-bas s'il te plaît.

Je me revois tendre mon cahier au docteur Deguel en début de séance pour qu'elle puisse voir ce que j'avais écrit pour cette semaine. Ensuite, je visualise très bien le moment où elle l'a déposé sur la table basse. D'habitude je pense toujours à le reprendre avant de partir mais comme par hasard, il fallait que je zappe aujourd'hui.

— Je peux y aller pour toi si tu veux.

Sa proposition est dite de façon simple, gentille. On dirait qu'il veut réellement me rendre service.

Ou peut-être qu'il veut entrer là-bas et voir à quoi ça ressemble pour mieux comprendre pourquoi est-ce que je suis aussi folle ?

— Je... Non merci réponds-je alors.

— Mais c'est idiot, j'y serai en deux minutes et si c'est toi qui y va, on va prendre un temps dingue à te faire passer les portes battantes de l'entrée. Je te jure, ça ne me dérange pas d'y aller pour toi.

Là-dessus, il n'a pas tort. Les portes battantes sont extrêmement lourdes et n'ont clairement pas été pensées pour quelqu'un en fauteuil roulant. Le fait que ce soit un établissement médical me révolte d'autant plus.

En tout cas, je finis par me dire qu'il est déjà trop tard, de toute façon. Ma mère a déjà probablement dit une grosse partie de la vérité à Ellis, alors j'imagine qu'on peut bien économiser cinq minutes en le laissant aller me chercher ce carnet. Aussi, je finis par céder :

— OK... si tu insistes.

Il tourne les talons et au dernier moment, je le rappelle pour lui dire ce qu'il doit aller chercher. Il s'éloigne – pour de bon, cette fois – avec un air embarrassé et disparaît dans le complexe, me laissant seule sur le parvis.

Tremblante, je me mords l'intérieur de la joue en imaginant ce que ma mère a bien pu lui raconter exactement. Lui a-t-elle dit toute l'histoire ? Ou seulement une partie ? Et comment Ellis a-t-il réagi ? Pourquoi est-il venu en réalité ?

Toutes ces questions se bousculent dans ma tête... jusqu'au moment où j'entends une sonnerie répétée sonner tout près de moi. Confuse, je tends le bras vers le sac d'Ellis et rencontre un objet qui vibre dans la plus petite poche : son téléphone.

Il l'a laissé ici en partant et visiblement, celui-ci n'arrête pas de sonner. Gênée, je verrouille aussitôt l'écran et m'apprête à le remettre à sa place quand la curiosité vient soudainement me piquer là où il ne faut pas.

Si je jette juste un coup d'œil, ce n'est pas réellement une violation de sa vie privée... Non ?

Si, pensé-je. Si, mais tu n'es plus à ce détail près.

Résolue, je jette un bref coup d'œil à l'écran d'accueil d'Ellis, les doigts serrés autour de son portable. Son fond d'écran est une photo d'un homme d'un certain âge entouré de chiots, sûrement son père. Celui-ci est assis dans un canapé en cuir rouge et a trois chiots dans les bras, un sur l'épaule et au moins deux assis autour de lui. Il a l'air légèrement plus vieux que mon père ; ses lunettes tombent un peu trop sur le bout de son nez, mais il a un immense sourire qui le rajeunit.

Absorbée par la photo, je mets quelques secondes à remarquer les notifications qui arrivent soudain sur son portable. Il s'agit de notifications Tinder, l'appli de rencontre. Bêtement, je fixe l'écran un instant sans réaliser.

Ellis, sur une appli comme celle-ci ? Je n'aurais jamais parié là-dessus et pourtant maintenant que je le sais, ça me paraît évident. Il a typiquement le profil du type qui se fait draguer en soirée mais qui ne conclut pas par manque de temps avec la personne, mais qui aime plaire. Ah, ça, je l'ai bien remarqué.

Partout où l'on va – bien qu'on ne sorte pas énormément –, il recherche une approbation féminine. Que ce soit quand il commande à manger et qu'il demande à la serveuse qui prend sa commande à l'autre bout du fil de l'aider à choisir ou même les « bonjour » assortis d'un sourire charmeur à ma mère ou même ma sœur parfois, il ne peut pas s'en empêcher.

Je ne sais pas trop quoi en penser, en dehors du fait que je comprends son besoin d'attention et d'affection. J'ai préféré enterrer le mien profond et essayer de l'oublier tandis que lui essaie de grappiller chaque miette qu'on lui donne. Chacun sa technique pour se sentir moins seul, j'imagine.

Un nouveau coup d'œil à l'écran m'apprend que les messages sont visibles sans déverrouiller son portable. Alors, sans pouvoir m'en empêcher, je les parcours tous rapidement des yeux.

Louise : Ah, c'est super rare de tomber sur quelqu'un qui partage mon amour du guacamole :) on se fait un resto mexicain un de ces jours, alors ?

Chloé : Attends mais t'as dit que tu venais d'où ?

Océane : C'est bien beau de mettre dans ta bio que t'es un pro de l'humour noir, mais je veux des preuves maintenant...

Je bugue quelques instants sur ces messages avant de remettre son portable à sa place, ayant l'impression d'avoir fait quelque chose d'extrêmement mal. Même si techniquement, s'il avait laissé son téléphone posé sur une table, j'aurais tout aussi bien pu voir ces messages...

Au moment où je m'imagine la scène, je le vois soudain sortir du complexe. J'aperçois d'ici mon carnet, minuscule dans sa grande main.

— T'en as mis du temps, commenté-je, l'air de rien.

Pendant une seconde, j'oublie cette histoire de portable et seule l'idée qu'il a peut-être rencontré ma psychiatre subsiste. Aussi, je finis par lui demander en essayant d'avoir l'air détachée :

— Tu as parlé au docteur ?

— Oui.

Je détourne le regard, sentant de nouveau mes joues brûler. Bon, là, c'est officiel : il sait ce que j'ai vécu. Ou est-ce que je me fais des idées ? Et est-ce qu'une psychiatre a le droit de raconter à quelqu'un d'autre ce que je lui confie, d'abord ?

Soudain, il me prend de court en demandant, sans aucun lien apparent avec notre conversation :

— Tu es allée vivre où, à l'étranger ?

Je le fixe un instant, surprise. Je ne réalise que maintenant que je ne lui en ai jamais parlé.

— Au Cambodge. J'étais en mission humanitaire dans un orphelinat.

Il me regarde, ne détournant pas les yeux. Je n'arrive pas à savoir s'il trouve que c'est une bonne chose ou non.

Au bout d'un moment, l'épais silence qui nous a enveloppé me devient insupportable et je lâche sans réfléchir :

— Tu es toujours amoureux d'Andréa ?

On dirait que je viens de lui foutre une gifle.

Tout son visage se défait et son air concentré retombe. Le choc d'entendre son prénom – ou de l'entendre ma bouche ? – semble l'avoir surpris, et il met un certain temps avant de me répondre.

— Je crois qu'une partie de moi sera toujours amoureux d'elle parce que c'était mon premier amour.

Bizarrement, ça fait écho à ce que je ressens pour Benjamin. Je sais que peu importe qu'il fasse sa vie de son côté et que je tente de construire la mienne du mien, l'affection que je ressens pour lui existeront toujours dans un coin de mon cœur.

— Pourquoi est-ce que tu me demandes ça ? demande-t-il alors.

C'est une bonne question, ai-je envie de lui répondre.

Je crois que c'est parce que j'ai envie de savoir si sa recherche constante d'affection féminine est liée à elle, si elle lui a laissé des séquelles. Je crois que j'avais envie de découvrir si elle continuait d'avoir un impact sur sa vie même en étant absente... et j'ai eu ma réponse.

Alors, ne sachant pas quoi répondre, je laisse un minuscule soupir s'échapper de mes lèvres. Puis, je finis par lâcher :

— Juste comme ça... Pour savoir.

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