18| Ellis et le cahier
ELLIS
De ce que j'ai compris, les journées d'Esmée sont ennuyantes à mourir.
Pendant que je suis en cours, je vérifie parfois sa localisation sur Snapchat – juste par acquis de conscience, vous voyez – et chaque fois, elle est toujours chez-elle. Maintenant qu'elle a plus de force et de dextérité dans les doigts je pense qu'elle serait capable de se balader seule dans son quartier sans trop s'éloigner, mais je me doute qu'elle a peur de se retrouver bloquée et de n'avoir personne pour l'aider. Depuis un mois, les trottoirs un peu trop hauts semblent être devenus sa pire phobie.
Je jette un énième œil à ma montre, légèrement angoissé. J'ai fini les cours plus tôt et ai décidé de venir en avance mais quand je suis arrivé chez elle, il n'y avait que sa mère. Celle-ci m'a alors expliqué qu'elle avait un rendez-vous médical et qu'elle y était déjà. Histoire de lui faciliter la vie, j'ai proposé d'aller la chercher.
Je continue de fixer la porte d'entrée, assis sur le banc en face du complexe médical. Vu la taille du bâtiment, il doit y avoir des tas de praticiens différents là-dedans.
Comme elle prend plus de temps que prévu, je sors mon texte de mon sac et le relis en boucle pour que l'acte deux, le plus long, entre enfin dans ma tête.
— Ellis ?
Brusquement sorti de mes pensées, je relève la tête d'un seul mouvement et manque de me dévisser le cou. Esmée est juste devant moi, à ma hauteur, assise sur son siège roulant. Je remarque qu'elle a maquillé ses yeux noisette d'un épais trait d'eye-liner qui ressort bien sur sa peau laiteuse.
— Salut.
— Salut... ? répond-t-elle à son tour en clignant plusieurs fois des yeux, visiblement surprise de me voir.
— J'ai fini plus tôt donc je suis passé chez-toi, expliqué-je en rangeant mon texte dans mon sac. Ta mère était là et elle m'a dit où tu étais, alors je me suis dit que je viendrais te chercher.
Suite à mon explication, le visage d'Esmée est livide. Je ne sais pas trop pourquoi mais soudain, on dirait qu'elle ne veut pas que je sois là.
— Oh.
C'est sa seule réponse... et elle jette clairement un froid sur notre conversation. Mal à l'aise, j'enfonce alors mes mains dans mes poches puis propose en me balançant d'un pied sur l'autre, embarrassé :
— Bon, euh... on y va ?
Elle acquiesce et sans plus attendre, je fais le tour de son fauteuil et attrape les poignées pour la pousser doucement. Je lui passe mon sac à dos pour qu'elle le garde sur ses genoux et nous nous mettons en marche. La situation est assez gênante et je ne sais pas comment dissiper le malaise.
— Merde ! lâche-t-elle au bout d'une centaine de mètres. J'ai oublié quelque chose, ramène-moi là-bas s'il te plaît.
— Je peux y aller pour toi si tu veux.
Esmée me lance un regard en biais, les joues roses.
— Je... Non merci.
— Mais c'est idiot, j'y serai en deux minutes et si c'est toi qui y va, on va prendre un temps dingue à te faire passer les portes battantes de l'entrée. Je te jure, ça ne me dérange pas d'y aller pour toi.
Esmée hésite un instant, puis finit par céder :
— OK... si tu insistes.
Juste au moment où je tourne les talons, elle s'écrit dans mon dos :
— Bah, je ne t'ai même pas encore dit ce que tu devais aller chercher ?
Oh le con.
Humilié, je fais volte-face avec une mimique gênée et la pointe du doigt l'air de dire « mais quel génie tu es ». Heureusement, elle ne semble pas trop se formaliser de la situation et m'explique simplement :
— C'est un petit carnet noir, avec une couverture en cuir et un élastique. Dis juste au docteur Deguel que j'ai laissé mon cahier, elle saura de quoi je parle.
J'hoche la tête, lui promet de revenir vite et me dirige vers le complexe médical. Dès l'entrée, je me félicite de ma proposition : il y a une pente destinée aux personnes en situation de handicap moteur mais les portes sont lourdes et donc, elles se referment vite. Je n'y aurais jamais songé auparavant mais la première chose à laquelle je pense désormais est que ça aurait été dur pour Esmée de la tenir tout en rentrant, puis de la refermer sans rester coincée.
Dès le hall d'entrée, je me retrouve face à un ascenseur. Pour savoir à quel étage aller, je jette un œil aux plaques situées sur le côté du mur et repère rapidement le docteur Deguel.
— Docteur Deguel, troisième étage, lis-je à voix haute. Docteure en psychiatrie et thérap...
Je m'interromps de moi-même, les derniers mots mourant sur ma langue. Quand sa mère m'a dit qu'elle avait un rendez-vous médical, je n'ai pas pensé une seconde que ça pouvait être ce type de rendez-vous.
Tout à coup, je repense aux mots des deux filles que j'avais croisé à l'anniversaire d'Alizée, juste avant l'accident. Elles avaient dit qu'Esmée était de retour en ville après une période à l'étranger après avoir échoué en médecine, doublée d'une « sorte de dépression » – c'étaient leurs mots exacts, si je me rappelle bien.
C'est drôle parce que je n'avais pas repensé à tout ça depuis l'accident et le début de mon bénévolat. Mon cœur se serre à l'idée qu'Esmée n'ait jamais mentionné aucune de ces choses, ni la partie de sa vie à l'étranger ou sa potentielle dépression. J'imagine que ce sont des choses dont elle évite de parler en général... ou dont elle évite de me parler.
Après être resté sur place un bon moment, je me mets finalement en marche et pénètre dans l'ascenseur. Une fois au troisième étage, je tombe nez-à-nez avec une hôtesse d'accueil assise derrière un petit bureau. À ma droite, quatre personnes attendent sur des fauteuils en velours bleu marine.
— Bonjour, vous avez rendez-vous ? m'interpelle la secrétaire.
— Bonjour, réponds-je en la rejoignant près de son bureau. En fait, je viens juste chercher un cahier que mon... amie a oublié. Elle vient de sortir d'un rendez-vous avec le docteur Deguel.
— Oh, vous parlez d'Esmée Berthome ?
En prononçant son prénom, le visage de la secrétaire s'est littéralement illuminé.
— Euh, oui, c'est ça, réponds-je avec un petit sourire.
— J'adore cette patiente, dit-elle avec un air rêveur. Elle m'offre des fleurs chaque fois qu'elle vient le vendredi, parce qu'elle sait que c'est le jour où ma mère va à sa chimiothérapie. Et puis elle ne fait pas de bruit dans la salle d'attente : elle met juste ses écouteurs et elle bouquine. Et puis qu'est-ce qu'elle est bien élevée, oh la la...
Mon cœur tressaute en entendant cette tirade. Des fleurs ? Je n'aurais jamais cru ça d'elle mais maintenant que je l'entends, ça me paraît évident. Et pour ce qui est de la lecture couplée à la musique, c'est une activité qu'elle pratique au moins autant que respirer.
— Hélène ! s'exclame soudain la secrétaire.
Une femme en tailleur s'excuse auprès d'un homme de la salle d'attente qui vient de se lever et s'approche alors de nous. Je comprends aussitôt qu'il s'agit de la fameuse docteure Deguel.
— Le petit vient chercher le cahier d'Esmée. Apparemment, elle l'a oublié.
— Ah, exact. Je vous amène ça.
Tandis qu'elle fait volte-face, je note à quel point sa voix était calme, posée, maîtrisée. Elle transpire la compréhension et soudain j'ai l'impression que ça me fait transpirer. Je crois que je n'ai tout simplement pas l'habitude de rencontrer des modèles féminins stables et sains.
— Le voilà, dit la médecin en revenant. Je peux vous faire confiance pour lui remettre ?
J'acquiesce d'un air entendu en tendant la main vers elle.
— Bien sûr.
Elle me lance un sourire et s'apprête à le déposer au creux de ma main mais au dernier moment, elle est prise d'une hésitation et le cahier reste en suspens au-dessus de ma paume.
— Vous êtes Ellis ?
Sa question me prend de court et pourtant, on a rarement vu plus simple. Sa voix est tellement neutre qu'il m'est impossible de dire si elle a entendu parler de moi en bien ou en mal.
Aussi, je hoche la tête avec un regard légèrement méfiant. La psychiatre me regarde alors un long moment, un peu comme si elle sondait mon âme. Sans même parler, j'ai soudain l'impression qu'elle sait tout de moi.
Puis, doucement, elle me donne enfin le petit cahier à la couverture en cuir et dépose une main rassurante sur mon épaule en me disant doucement :
— Vous devriez passer me voir, un de ces jours. Je pense que ça pourrait vous faire du bien.
À cet instant, aucun mot n'est assez fort pour décrire ce que je ressens. C'est un mélange de confusion, de douleur et d'incompréhension. Esmée lui a-t-elle tout raconté ? Lui a-t-elle dit à quel point j'étais une personne horrible, à quel point j'avais ruiné sa vie ? Ou a-t-elle seulement mentionné mon nom brièvement et cette femme tente un coup de bluff ?
Avant que je ne puisse avoir la moindre réponse à mes questions, la docteure me salue d'un signe de tête et indique à son patient de la suivre dans une pièce qui jouxte la salle d'attente. De mon côté, je dis distraitement au revoir à la secrétaire et m'engouffre dans l'ascenseur, ébranlé.
Je repense à ce qui vient de se passer et à quel point c'était bizarre de sentir qu'on s'intéressait réellement à moi et qu'on voulait savoir qui je suis. Mais pas dans un sens romantique, juste... amical. Empathique.
Au moment où les portes de l'ascenseur se rouvrent, je réalise que j'ai toujours le cahier entre mes mains. Curieux, je fixe la couverture pendant quelques instants, ne sachant pas si j'ai le droit de l'ouvrir... puis je décide que j'ai déjà ma place en enfer et que putain, je ne suis plus à ça près.
C'est là que je découvre alors qu'il n'y a qu'une seule page de remplie. Tout le reste du cahier est entièrement vide à l'exception de cette première page, sur laquelle il est écrit une liste que je n'avais encore jamais vue nulle part ailleurs.
Choses que j'aime chez-moi
1. Mes tatouages
2. Mes mains
3. Mes cheveux (quand je sors de la douche)
4. Mes bras (quand je pouvais encore les bouger tous les deux)
5. Ma détermination
6. L'éclair sur le côté de mon sein
7. Mon grain de beauté dans le cou
8. Mes yeux en amande
9. Mes chevilles (OK j'avoue j'ai plus d'idées).
Et c'est tout. Seulement neuf lignes pour répondre à une question dont la réponse devrait être infinie.
Soudain, je réalise alors à quel point l'estime d'Esmée envers elle-même est basse. Je suis loin d'être la personne avec le plus de confiance en soi mais en cherchant bien, je suis sûr que j'aurais pu remplir minimum deux ou trois pages de choses que j'aime chez-moi. Celles que je n'aime pas aurait été bien plus longue, c'est vrai ; mais c'est humain de ne pas s'apprécier à cent pour cent. Mais neuf lignes ?
Je ne connais réellement Esmée que depuis un mois – et encore, c'est compliqué – et je suis sûr que je pourrais écrire plus que ça.
Les mains tremblantes, je referme l'élastique autour du cahier et me donne deux petites claques sur les joues pour me revigorer avant de quitter l'établissement. Un bref coup d'œil sur le parvis m'apprend qu'elle est toujours là où je l'ai laissée, à une centaine de mètres de la porte d'entrée.
— T'en as mis du temps, rétorque-t-elle en se mordillant les lèvres.
Elle récupère son carnet puis demande, l'air de rien :
— Tu as parlé au docteur ?
— Oui.
Esmée détourne le regard, les pommettes de la même couleur que ses cheveux.
— Tu es allée vivre où, à l'étranger ? demandai-je alors.
Ma question, sortie de nulle part, semble la surprendre. Elle cille une fois, deux fois, puis s'humidifie les lèvres avant de répondre.
— Au Cambodge. J'étais en mission humanitaire dans un orphelinat.
Je continue de la regarder pour toute réponse, jusqu'à ce qu'elle renchérisse sur une question :
— Tu es toujours amoureux d'Andréa ?
Waouh.
Aucune de nos questions n'auraient dû être posées dans cette conversation, c'est clair... mais elles sont là. Et ce que je viens d'entendre me prend à la gorge.
C'est toujours difficile d'entendre son prénom, même des mois et des mois après. Repenser à elle me rend physiquement malade, comme si j'avais soudainement une douleur atroce au ventre.
— Je crois qu'une partie de moi sera toujours amoureux d'elle parce que c'était mon premier amour.
Esmée acquiesce doucement, le menton haut. Les mains moites, je demande alors :
— Pourquoi est-ce que tu me demandes ça ?
Elle a désormais le regard perdu dans le vide, sur un point situé derrière mon épaule. Ses yeux noisettes sont à la fois pleins d'émotions et creux, comme s'il n'y avait pas assez de place en eux pour choisir.
Puis, lentement, elle pousse un minuscule soupir avant de me répondre :
— Juste comme ça... Pour savoir.
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