14| Ellis et la sortie

ELLIS

— Tu m'emmènes jamais nulle part, moi.

Je coule un regard dépité à Lucilla tout en fourrant le reste de mes affaires dans mon sac à dos.

— Je ne t'ai pas écrasée avec mavoiture, toi.

— Ah, bon point.

J'étouffe un rire en continuant de m'activer, traversant ma chambre d'un bout à l'autre pour ramasser ce qu'il faut. Lucilla, elle, est tranquillement affalée dans ma chaise de bureau et me regarde courir partout. Je ne sais pas comment elle fait pour ne pas avoir le tournis.

— Elle va rencontrer ton père, alors ?

Je commence à enfiler mes chaussures quand je lui répond aussitôt :

— T'es malade ou quoi ? Bien sûr que non. Il est chez des amis jusqu'à lundi – et puis, comme ça, le magasin sera fermé.

— Tu as pensé à tout, dis donc.

J'acquiesce en terminant de lacer mes chaussures, pressé.

— Bon, je vais y aller, finis-je par dire en jetant un œil à ma montre. Tu pourras refermer en partant ?

Lucilla est la seule de notre groupe de potes à avoir la clé de mon appartement, et pour une seule raison : c'est la seule qui n'y fout pas le bordel. Cams adore me piquer des trucs quand iel vient et Léandre casse minimum pour dix euros de perte à chaque passage. Aussi, le choix était vite fait quand il fallu choisir quelqu'un à qui confier mon double des clés.

— Ça marche. Fais attention à elle, s'il te plaît.

Je m'arrête sur le pas de la porte, shrpris.

— Je m'en veux, c'est tout, réplique-t-elle en interceptant mon regard. J'ai l'impression qu'on lui a rajouté des problèmes.

— Rajouté ?

Lucilla penche légèrement la tête.

— On entend des tas de choses sur elle... Et je me fiche des ragots mais il n'y a pas de fumée sans feu, Ellis. Elle avait des problèmes avant qu'on débarque dans sa vie, c'est certain, mais je pense qu'on l'a complètement brisée.

Je ne sais pas quoi répondre à ça, alors je me contente d'hausser les épaules de la façon je-m'en-foutiste la plus détestable du monde avant de quitter l'appartement. À la seconde même où j'enfourne mon vélo, j'ai l'impression que ma culpabilité m'étouffe et m'empêche presque de respirer.

J'ai été au lycée avec Esmée. Alors oui, elle ne sait pas qui je suis – ou peut-être qu'elle a fait semblant de ne pas me reconnaître, qui sait ? – mais moi, je l'avais déjà vue. Elle souriait tout le temps, partout, dans tous les couloirs. Je ne manquais jamais de le remarquer parce qu'elle a l'une des dents de devant cassée et que je me suis toujours dit que c'était rare. En fait, elle avait l'air tellement heureuse que je n'ai jamais pensé qu'elle puisse avoir de réels problèmes. Je crois que je ne me suis tout simplement pas posé la question.

Mais regarde-toi, pensé-je soudain. Toi aussi, j'avais l'air heureux.

Il n'y a rien de plus simple que de cacher ses problèmes... et je déteste le fait qu'on vive dans un monde où on nous pousse à le faire plutôt qu'à les régler.

Lorsque j'arrive devant chez Esmée, mon cœur loupe un battement : elle est déjà prête, assise dans son fauteuil et plantée devant le portillon.

— Tu es efficace, dis-je en guise de bonjour en descendant de mon vélo.

— Et toi t'es en retard.

Je me détourne pour ne pas qu'elle me voie sourire et dépose mon vélo dans sa cour contre le mur avant de la rejoindre sur le trottoir.

— On y va ?

Elle acquiesce et sans lui demander, j'attrape les poignées de son fauteuil et commence à la pousser. Comme hier sur la jetée, elle se crispe pendant une seconde mais ne réplique pas.

J'ai bien vu qu'elle avait les doigts de la main droite complètement défoncés. Elle a des cloques et ils sont à moitié brûlés – sincèrement, ça doit faire un mal de chien. Pas question que je la laisse galérer après avoir vu ça ; et puis, ça fait aussi partie de mon job.

— Attends, on n'y va pas en voiture quand même ?! s'exclame-t-elle au bout d'un moment, les yeux écarquillés.

— Non, non, évidemment que non ! répliqué-je, le cœur battant. On prend le bus.

Esmée se calme légèrement, les joues rouges. La panique que j'ai lu sur ses traits me tordent les entrailles mais je fais mine que tout va bien en regardant au loin.

Je me doutais bien que la dernière chose qu'elle souhaiterait au monde serait de remonter en voiture avec moi. Moi-même je ne conduis plus du tout depuis l'accident.

Je crois que j'ai perdu toute confiance en moi.

Nous attendons le bus à peine deux minutes. Dès qu'il se gare, je me penche vers Esmée et commence à approcher mes mains de ses cuisses. Aussitôt, elle ouvre de grands yeux et me frappe les mains en s'exclamant, le souffle court :

— Qu'est-ce que tu fous ?

Les doigts endoloris, je les secoue en répondant simplement :

— Je te porte. C'est gentil de ta part de surestimer mes capacités musculaires mais tu crois quand même pas que je vais réussir à faire entrer le fauteuil dedans avec toi dessus ?

Elle me fixe, bouche-bée. Je crois qu'elle n'avait même pas pensé à ça.

— Pas de mains baladeuses, c'est promis, blagué-je.

Esmée se contente de lever les yeux au ciel avant de soulever légèrement ses cuisses en se mordillant les lèvres. Alors, tout doucement, je passe mes bras sous ses jambes, plié en deux. Mes lèvres sont tout près de son visage quand je lui glisse :

— Accroche-toi.

Elle passe alors son bras autour de mon cou et d'un seul coup, j'ai comme un flash. Je nous revois ce soir-là, quand elle voulait que je la fasse rouler sur le dos parce qu'elle ne pouvait pas se reposer sur son bras. Elle enfonçait ses ongles dans ma nuque et tirait sur mes cheveux, et son sang était chaud contre ma joue.

Comme si nous pensions à la même chose, nos yeux se croisent brièvement tandis que j'entre dans le bus. Elle détourne aussitôt le regard et je la dépose sur un siège déplié, la poitrine serré. Ensuite, je récupère le fauteuil et fait signe au fauteuil que tout est OK avant qu'il ne démarre, puis m'assieds à côté d'elle.

Après ça, nous ne parlons pas. Nous ne parlons jamais beaucoup avec Esmée et c'est relativement normal vu les circonstances, mais j'ai constamment des tas de questions en tête que j'aimerais lui poser.

À propos de ses tatouages, surtout. Elle en a énormément et un peu partout, dispersés sur son corps comme sur les pages d'un livre. L'autre jour, alors que je lui préparais une salade de fruits tandis qu'elle lisait près de la fenêtre, j'ai essayé de les compter et de leur inventer des significations.

Mon préféré, c'est le dragon qu'elle a entre les omoplates. Je ne l'ai jamais vu entièrement et étant donné qu'elle est constamment assise je ne l'aperçois que très peu, mais j'y jette toujours un coup d'œil quand je dois la bouger.

Soudain, je suis sorti de mes pensées quand elle demande :

— On en a pour longtemps ?

— Une bonne heure.

Elle ne répond pas, les yeux sur le paysage.

— Tu veux écouter de la musique ?

— J'ai pas mes écouteurs.

Sans attendre, j'extirpe les miens de mon sac et les lui tend. Elle me lance un drôle de regard avant d'en positionner un dans son oreille, puis laisse l'autre pendre à côté d'elle. Puis, elle me fixe quelques secondes avant de rétorquer :

— Bah, tu prends pas l'autre ?

Je cligne des yeux, surpris. Je crois que c'est la première fois en trois semaines qu'elle fait un réel pas vers moi – hormis céder à mes efforts et accepter mon aide. Aussi, je n'hésite pas longtemps et prend l'autre écouteur.

On ne se dit pas grand-chose du trajet en dehors de quelques regards entendus quand une musique vraiment cool passe. Elle écoute un peu de tout mais surtout du rock. Bêtement, je me dis que mon père l'aurait adorée.

Quand nous arrivons à notre arrêt, le chauffeur prend les devants et vient m'aider. Il dépose une sorte de pente près des portes arrière – je ne savais même pas qu'ils pouvaient avoir ça en stock – ce qui m'évite de porter Esmée une nouvelle fois. Je le remercie et il lève un pouce en l'air avant de redémarrer, nous laissant sur le trottoir.

— C'est juste en face, lui dis-je alors.

Elle lève aussitôt les yeux tandis que je traverse la rue en la poussant, faisant attention aux voitures. Quand elle comprend où nous allons, elle manque de se dévisser le cou pour me regarder en disant :

— Une animalerie ?

J'acquiesce.

— Tu adores les chats, non ?

Elle me fixe d'un drôle d'air, les lèvres entrouvertes.

— Tu es une cat person, lui rappelé-je devant son air interrogateur. Et aussi à cause de ça, ajouté-je en désignant l'un de ses tatouages, situé sur son épaule.

Instinctivement, elle baisse les yeux sur son tatouage alors même qu'elle le connaît par cœur. Il s'agit d'un chat qui a la tête coincé dans un verre d'eau. C'est l'un des premiers dessins que j'ai remarqué sur elle.

— Pourquoi venir jusque-ici ? demande-t-elle tandis que je fouille dans mes poches.

— C'est l'animalerie de mon père. Et j'ai habité dans l'appartement juste au-dessus jusqu'à mes treize ans, aussi.

Je ne sais pas si ça lui rappelle Emmanuel mais elle a un soudain comme un bref sourire sur le visage – plus dans les yeux que sur les lèvres, mais je prends.

— C'est laquelle ta chambre ? questionne-t-elle alors, le menton levé, tandis que j'enfonce la clé dans la serrure.

Je lève la tête à mon tour puis répond :

— Deuxième fenêtre à gauche en partant du haut.

— Là où il y a les rideaux Hello Kitty ? rétorque-t-elle avec un rictus moqueur, un sourcil arqué.

— Eh oh, j'ai déménagé, je te rappelle.

Sur ce, je pousse la porte de l'animalerie et l'emmène jusque dans l'entrée. Aussitôt, les chiots se mettent à japper – les autres animaux aussi font leurs bruits, mais ils sont noyés par les aboiements.

Ensuite je fais une petite visite guidée de la salle à Esmée. On s'arrête devant l'espace des chats et elle tapote à la vitre, les yeux brillants.

— C'est horrible de les laisser ici, rétorque-t-elle alors. Désolée si ça te blesse, mais je le pense. C'est super cruel.

Je soutiens son regard pendant quelques secondes avant de répondre :

— Je suis d'accord avec toi. Mais mon père aime réellement les animaux, et ceux-là proviennent d'élevages où personne n'a voulu les acheter. Personnellement, je préfère qu'ils soient ici plutôt qu'à mourir de faim dans la rue.

— Mais ils sortent, parfois ?

Je manque de rire.

— Évidemment ! Ils sont tous sortis au moins deux fois par jour. D'ailleurs, le week-end, mon père les fait presque tous monter dans son appartement pour qu'ils puissent se défouler un peu.

Esmée arque un sourcil.

— Ça doit sentir le fauve chez-lui.

Je lui lance un regard contrit.

— Ah bah ça... ce sont les risques du métier, j'imagine. Bon, on ouvre aux chiens ?

Les yeux d'Esmée s'illuminent et je ne retiens plus mon sourire tandis que je m'approche de la cage concernée. Tous les petits chiots jappent d'excitation en voyant que je m'approche du cadenas et aussitôt la porte ouverte, ils se mettent à aboyer et à courir partout dans la salle.

— Oooooh, ils sont adorables ! s'exclame Esmée en les regardant.

— T'as vu ! rétorqué-je, aussi émerveillé qu'elle.

J'ai beau avoir vu ce spectacle des centaines de fois, je ne me lasse jamais de leurs petites langues sorties à cause de l'excitation.

— Ce sont tous des golden retrievers du même élevage, et je crois que certains sont mêmes frères et sœurs, expliqué-je.

— Tu as un préféré ?

Je fais mine d'être choqué.

— Je te demande de choisir entre ton père et ta mère, toi ?

Esmée roule des yeux avec un sourire.

Après ça, nous jouons une bonne heure avec les chiots. De son fauteuil, Esmée leur lance des jouets et adore quand ils les lui ramènent ; elle les dépose aussi sur ses genoux de temps en temps et leur fait des caresses. Elle prend aussi pas mal de photos et parfois, je me demande si je suis dessus ou non.

Puis, nous les ramenons dans leur emplacement et nous faisons sortir un peu les chats pour qu'ils en profitent aussi. J'ai tiré une chaise pour m'asseoir à côté d'elle et nous brossons chacun un chat, concentré sur notre tâche.

— Je ne savais pas que tu aimais autant les animaux, dit-elle au bout d'un moment.

— C'est que... tu ne sais pas grand-chose de moi, finalement.

Ce n'est pas une critique, seulement un fait – et elle a l'air de le comprendre car elle acquiesce.

— Je pense que tu peux comprendre pourquoi.

Je cherche son regard mais elle a les yeux rivés sur le chat dont elle s'occupe.

— Je suis désolé.

Elle pousse un léger soupir avant de rétorquer :

— Je sais. Tu le dis souvent.

— Mais on dirait que tu ne peux quand même pas me pardonner.

— Je n'ai pas envie de te pardonner.

Ah.

La conversation prend un tour que je n'apprécie pas forcément mais je suis tellement content qu'on discute enfin de vraies choses que je ne veux surtout pas me vexer.

— Et t'en as tous les droits. Si je fais tout ça, ce n'est pas pour que tu me pardonnes ou ne porte pas plainte contre moi. Je veux juste... apaiser ma conscience. Et te prouver que je n'ai jamais voulu ce qui est arrivé.

Cette fois, elle semble touchée par ce que je lui dis. Une ombre passe dans son regard, puis elle demande d'une voix distraite :

— Pourquoi est-ce que tu n'as pas parlé de ta mère depuis qu'on est ici ?

La question tombe comme une pierre au fond de mon estomac, griffant les parois et lacérant mon cœur au passage. Bien sûr, on me parle souvent d'elle – je veux dire, les parents sont un sujet assez récurrent – mais chaque fois, je ne dis qu'une partie de la vérité. Là, je ne vois pas comment m'en sortir sans mentir... et je déteste ça.

Aussi, je décide d'opter pour la contre-attaque et rétorque du tac au tac :

— Et toi, pourquoi il y a un cadenas sur le buffet dans ton salon ?

Nous nous jaugeons du regard, les lèvres pincées. Ses yeux noisette sont tout l'inverse des miens, tellement bleu clair qu'ils en sont presque délavés. Puis, lentement, un petit sourire se dessine sur ses lèvres et elle rétorque en détournant le regard :

— Ah le bâtard, il est fort.

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