1| Esmée et le retour
ESMÉE
Chose que j'aime chez-moi n°1 :
Mes tatouages
J'ai mal au ventre depuis trois jours et pour une fois, ce n'est pas parce que j'ai trop mangé.
Je suis terrifiée à l'idée de rentrer chez mes parents. Non seulement parce que je sais qu'en trois mois j'ai beaucoup changé, mais parce que j'anticipe qu'eux aussi. Est-ce qu'on peut encore changer quand on a cinquante ans ? Ou est-ce qu'un jour notre personnalité se stabilise et on devient réellement adulte ?
J'en sais rien. J'en sais rien, et ça me fait peur.
— Et voilà, on est arrivés.
Je lève les yeux vers le chauffeur, qui semble encore plus épuisé que lorsque nous avons quitté l'aéroport. Au vu des énormes cernes violets sous ses paupières, je me demande sérieusement depuis combien de temps est-ce qu'il n'a pas dormi.
— Merci.
Sur ce, il me sourit dans le rétroviseur intérieur avant de quitter la voiture en premier. De mon côté, je rassemble les quelques affaires que j'avais éparpillé sur la banquette arrière et les fourre dans mon sac avant de me lever à mon tour, la gorge serrée.
Lorsque je mets enfin les pieds dehors, la première chose que je fais est de prendre une grande inspiration. Comme prévu, l'odeur de l'océan me chatouille les narines et pendant quelques secondes, toutes mes peurs sont en suspens.
Puis, j'expire et tout me revient en pleine face.
— Voilà vos bagages, dit l'homme en désignant mes deux valises du menton.
Il les a sorties du coffre pour moi, ce que j'apprécie. Aussi, je le remercie et entreprends de me diriger vers le trottoir. Après avoir récupéré les billets que je lui tends, il redémarre en me faisant un signe de main par la fenêtre, ce qui m'arrache un petit sourire.
La voiture est en train de tourner à l'angle de la rue quand un petit cri étouffé retentit derrière moi :
— Esmée !
J'ai à peine le temps de faire volte-face que ma mère a déjà fondu sur moi. Bêtement, je me prends à sourire aussitôt en enfouissant mon nez dans ses cheveux.
— Oh, ce que tu m'as manqué... Ma grande fille, dit-elle en se reculant. Eh mais attends, qu'est-ce que tu as fait à tes cheveux ?
Elle enroule une mèche autour de son doigt avec un air choqué.
— Ah, euh... J'ai blondi un peu les pointes.
Ma mère lève les yeux au ciel.
— C'est bien la peine d'avoir de magnifiques cheveux roux si c'est pour « blondir les pointes ». Enfin bon... Allez, on rentre ! reprend-t-elle ensuite avec un immense sourire en me pressant brièvement contre son flanc.
Ma gorge se resserre et automatiquement, je rapproche mes valises de moi.
— Laisse tes affaires ici, on viendra les prendre après, dit ma mère d'un ton joyeux sans rien remarquer.
Puis, elle enroule ses doigts autour de mon bras et m'entraîne vers la porte d'entrée, tout sourire.
— Ta sœur va être contente de te voir, dit-elle d'une voix réjouie, visiblement aux anges que toute la famille soit enfin réunie.
— Ah oui ? Réponds-je.
— Oh la la, tu n'as pas idée ! Esmée par-ci, Esmée par-là... ça fait trois mois qu'elle ne parle que de toi.
Je n'y crois pas une seule seconde, mais je hoche tout de même la tête. Même si nous avons toujours été très proches, Clara est l'incarnation même de l'indépendance. Je ne doute pas que j'ai dû lui manquer, mais je sais qu'elle n'a pas du tout parlé de moi comme ma mère peut le dire.
Clara a sa propre vie et même si elle m'aime, elle n'a pas besoin de moi pour s'en sortir. C'est une chose que j'admire chez elle parce que moi, j'en ai toujours été incapable.
— Et papa ?
Ma mère lève les yeux au ciel, la main sur la poignée de la porte d'entrée.
— Alors là, on n'en parle même pas. Il meurt d'envie de retrouver quelqu'un avec qui aborder tous ses sujets d'intello.
Je m'esclaffe au moment précis où nous entrons enfin à l'intérieur. Aussitôt, ma mère s'écrie, les mains en porte-voix autour de la bouche :
— Esmée est rentrée !
Les dix secondes qui suivent sont chaotiques. Mon père débarque en courant et me serre si fort dans mes bras qu'il manque de m'étouffer, et ma sœur m'asphyxie à moitié avec son parfum lorsqu'elle me câline à son tour.
Ils ont l'air réellement contents de me voir, ce qui me soulage énormément. Plus les minutes passent, plus mon mal de ventre s'atténue.
— Allez, on boit un coup ! s'exclame ensuite ma mère en frappant dans ses mains.
Sans attendre de validation de la part de qui que ce soit, elle se précipite dans la cuisine pour préparer un goûter de bienvenue – goûter visiblement prévu depuis quelques temps déjà, si j'en crois les muffins au chocolat faits maison qui remplissent deux grandes assiettes.
— Tu as l'air en forme, me glisse mon père en posant une main rassurante sur mon épaule.
— Ça va.
Son sourire ne s'efface pas, jusqu'à ce qu'il dise d'un air interrogateur :
— Tu as blondi tes cheveux ?
J'acquiesce, prête à ce qu'il m'engueule.
S'il faut savoir une chose à propos de mon père, c'est qu'il est cool. Et quand je dis cool, je veux je dire vraiment cool : ma sœur et moi avons toujours été libres de nos actes, de nos mouvements et de disposer de notre corps comme on l'entend.
Oui, je sais, basic human rights. Enfin, pour certains parents, il me semble que ce n'est pas aussi logique.
Le jour où je suis rentrée avec mon premier tatouage, il m'a simplement demandé si ça faisait mal. Ensuite, chaque fois que je suis rentrée avec un nouveau dessin désormais encré dans ma chair à tout jamais, il levait simplement le pouce en l'air comme si je venais juste de rentrer du supermarché.
Mon père est comme ça : cool. Ma mère aussi, même si elle est un peu moins détendue tout de même – c'est son instinct de maman, ça ne se combat pas à 100 %. Clara et moi avons été élevées sans réelles règles, sans normes strictes. Tant qu'on se comporte avec respect, tolérance et politesse, qu'on mange bio et qu'on aime la musique country – c'est sûrement le critère le plus important –, tout se passe bien dans le meilleur des mondes.
En revanche, il y a une chose qui a toujours énervé mon père : qu'on se rabaisse. Chez-moi, interdit de se critiquer, de dire qu'on se trouve moche, pas assez-ceci ou pas assez-cela – et le sujet qui lui tient le plus à cœur, ce sont nos cheveux. Il répète toujours à qui veut l'entendre qu'avoir les cheveux roux est extrêmement rare et qu'on devrait en être extrêmement fières.
Je vous l'ai dit, le sujet capillaire est extrêmement important pour lui.
— C'est joli, finit-il par conclure contre toute-attente.
Surprise, j'arque un sourcil mais ne réplique pas. J'imagine qu'il ne veut pas gâcher nos retrouvailles, ce que j'apprécie. Je ne suis pas d'humeur à me battre pour une histoire de couleur de cheveux, du moins pas encore.
Après avoir ramené mes bagages dans l'entrée, nous nous empiffrons de muffins et buvons bien plus de soda que nécessaire pendant une bonne heure. Lorsque nous finissons le goûter, le soleil est en train de se coucher derrière les fenêtres.
— Tu veux qu'on aille à la plage ? me glisse ma sœur à l'oreille.
Je hoche la tête, tout sourire. Elle me connaît bien.
— On va faire un tour ! s'exclame-t-elle à la seconde même où j'ai enfilé mes Converse.
Elle ne laisse le temps à personne de répliquer et elle plaque ses paumes sur mes omoplates avant de me pousser littéralement dehors.
— Dieu merci, de l'air ! dit-elle avec un sourire amusé en se mettant en marche, s'éventant le visage d'une main.
Je ne réponds pas, absorbée par la maison d'en face. Je crois qu'ils ont changé la couleur de la façade.
— Alors... Comment tu te sens ? me demande Clara tandis que nous quittons la rue.
— Plutôt bien. Ça fait drôle d'être rentrée, mais ça va.
Ma sœur acquiesce alors qu'un léger silence s'installe. Nous marchons en silence tout près l'une de l'autre, se jetant des petits regards à la dérobée.
Ses cheveux paraissent encore plus roux qu'avant – sûrement parce que les miens le sont moins – mais à part ça, elle n'a pas changé d'un iota. Elle a toujours ses yeux ronds et noirs et ses tâches de rousseur parsemées sur tout le visage. Et puis, elle porte l'une de mes chemises – une vert pâle qui appartient à la pile de celles que je ne veux plus jamais remettre –, ouverte sur un débardeur blanc.
Soudain, alors que nous mettons enfin les pieds dans le sable, elle glisse son bras sous le mien et me souffle :
— Merci d'être revenue.
Ses yeux brillent, alors je décide qu'il est temps de détourner son attention par une blague.
— Je ne comptais pas finir mes jours au Cambodge. Quoique... J'y ai pensé, c'est vrai, mais c'est compliqué de vivre sans pouvoir manger une baguette digne de ce nom au quotidien.
Clara lève les yeux au ciel avec un sourire ironique, puis passe à autre chose et m'attire près de l'eau. Nous retirons nos sandales en même temps et laissons les vagues s'échouer sur nos pieds, à la fois rafraîchissantes et douces.
Ça m'a manqué.
Il y avait aussi des plages au Cambodge, mais l'eau est trop polluée pour oser s'y baigner. Et de toute façon, il n'y a absolument rien de comparable à aller à la plage là-bas ou chez-soi.
Plusieurs fois, je ferme les yeux et prends des grandes inspirations pour mémoriser l'air marin, le bruit des vagues, le sable sous mes pieds. Ma sœur me raconte tous les potins de sa classe de seconde et je l'écoute avec attention, posant des questions par-ci par-là et m'exclamant des « non ! » étonnés de temps à autre et qui la font sourire chaque fois.
Puis, à un moment, je me tourne un tout petit peu trop sur la gauche et je l'aperçois. Tout en haut, à quelques centaines de mètres de la statue de la Vierge perchée sur les falaises qui surplombent l'océan, exactement là où je l'ai laissé. Même de loin, j'aperçois qu'il est toujours là.
Mon rocher est toujours là. On dirait qu'il m'attend.
Mais je ne reviendrai pas, pensé-je.
Tout ça, c'est fini.
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