Prologue

Elle avait la même flamme dans les yeux. Ce n'était même plus une étincelle. C'était un brasier. Un brasier ardent. Et j'adorais ce brasier. J'adorais chaque reflet cuivré qui léchait mon visage, et chaque murmure prune qui soufflait à ses yeux cette délicate couleur mauve.

Elle avait le même sourire, les mêmes fossettes interminables et joyeusement courbées à la commissure de ses lèvres.

Elle avait le même espoir et la même rage de vaincre. Elle voulait se battre, ou en tout cas elle l'avait voulu. Pourquoi tout s'était arrêté, alors ? Pourquoi un jour ses yeux ont cessé de s'enflammer quand elle parlait de quelque chose qu'elle aimait, pourquoi ses cheveux ne suivaient plus la même courbe rousse et floue d'autrefois, pourquoi sa peau ne dégageait plus la même brûlure pâle et frémissante ?

C'était un samedi. A dix heures. Un matin de février. La Saint-Valentin. Il neigeait. J'essayais de me réveiller pour aller récupérer les roses chez le fleuriste. Chaque flocon tombant résonnait comme les fils tressés d'un grand manteau qui recouvrait tout, chaque rue, chaque toit, chaque fleur engloutie sous la pression des nuages gorgés de la neige qui, quelques secondes plus tard, flottait doucement au sol avec la pâleur et la nonchalance nacrée d'un léopard endormi. C'était beau. C'était magnifique. La froideur immaculée de la neige était d'une pureté si remarquable qu'Artémis elle-même en pâlissait. Tout était bien trop beau pour elle, elle et ses yeux rugissants.

J'espère qu'elle n'a pas eu mal. Elle s'est juste endormie. Ses parents m'ont dit qu'elle avait les yeux clos et le visage reposé. Ils avaient oublié de me dire que ce visage était plein de sang, plein de larmes séchées et de traces de mascara grisâtres.

Ils n'avaient pas le droit de dire que c'était un accident, ils n'avaient pas le droit de la détester. Je n'arrivais même pas à comprendre pourquoi, comment, je n'arrivais à rien. A dix heures et demi, je suis sorti de chez moi, je ne savais pas quoi faire, je venais de recevoir ce coup de fil sanglant. J'avais lâché mon portable sur le lit. Je suis sorti dehors, pieds nus, avec cette sensation de plénitude, qui n'est là que pour te laisser retomber encore plus vite et plus fort. J'avais froid. Je mourais de froid. Mais moi, je n'étais pas mort. Moi, je regardais le ciel d'un gris sale et perlé, en me disant que oui, elle avait toujours eu raison, ce gris était dégueulasse, que le bleu aussi c'était ringard, que la seule couleur qui pouvait remplir le ciel, c'était le noir de la nuit, parce que les étoiles étaient le plus beau spectacle qu'on pouvait voir.

Elle avait toujours eu raison, cette neige, elle n'était pas pure, il y avait des brindilles, des empreintes de chats, probablement deux ou trois crottes, et puis elle était inégale, c'est vrai, là, sous le cerisier du coin de la Rue du Temps, il manquait des flocons, on voyait quasiment la terre dure et gelée. La Rue du Temps, elle détestait ce nom. Elle disait toujours qu'il était fait pour ceux qui avaient peur du temps, peur de vieillir, et elle disait qu'elle n'avait pas peur, qu'elle restait parce que, loin de vouloir bâtir des amitiés et un foyer, elle voulait voir le monde, elle voulait se dire que non, peut-être que ce n'était pas si naze, que peut-être qu'elle allait pouvoir quitter sa famille avec laquelle elle ne s'était jamais entendue, que peut-être qu'elle allait la voir, son aurore boréale.

C'était comme ça qu'elle avait renommé la rue. Rue de l'Aurore. Parce qu'elle disait qu'il fallait faire comme le soleil, et renaître chaque jour des cendres de sa sœur la Lune, qui déclinait chaque nuit pour le laisser briller, avant que l'astre ne se recouche respectueusement au crépuscule.

Et moi, j'étais là, au milieu de mon jardin, face à la route et aux voitures qui me passaient devant comme autant de cafards qu'on a envie d'écraser, face à l'arbre qu'elle escaladait quand elle venait ici, pieds nus aussi, parce qu'elle disait que sentir le froid lui rappelait à quel point elle pouvait se sentir vivante. J'étais là, à pleurer sous les nuages des larmes aussi brûlantes que l'étincelle de ses yeux qu'elle avait éteinte.

J'étais là, à laisser échapper la plainte d'un animal blessé.

J'étais là, à supplier le Dieu auquel elle n'avait jamais cru de la sauver.

J'étais là, à prier pour que les roses arrivent à bon port, et qu'elle en rie, qu'elle en rie avec son rire qui me rendait fou, ce rire qui résonne du monde et de la vie, ce rire qui te rappelle que non, t'as pas une vie de merde, parce que tu l'as, elle, et qu'elle est la plus belle chose qui peut t'arriver.

J'étais là, à pleurer, à pleurer si fort que chaque sanglot brisait le cocon de soie de la neige, que chaque larme faisait fondre ces putains de flocons aussitôt remplacés par d'autres de leurs frères. Ils sont pas seuls, eux. Je détestais les flocons.

J'étais là, à l'aimer, à l'aimer comme un fou, à ne même plus savoir si on pouvait dire que je l'aimais, parce qu'elle n'était même plus quelqu'un que je pourrai regarder et embrasser, j'étais là à trembler de pleurs et de froid, parce que oui il faisait froid, et si elle était passée par là, si elle avait sauté par-dessus le portail qu'elle avait repeint avec moi quelques mois auparavant - en vert, parce que c'était la couleur de mes yeux - elle m'aurait dit que je ressemblais à un morceau de chorizo dans une assiette de riz, et elle aurait ri. Encore.

Elle, elle n'aurait pas rougi, bercée par la bise et le froid. Ses joues auraient gardé la même teinte de porcelaine qu'elles arboreraient à jamais, et elle aurait eu ce regard à faire fondre la glace, avec ses cheveux roux gonflés d'humidité.


J'étais là, à pleurer Cassiopée Bonham, alors qu'elle n'entendrait plus jamais mes sanglots.

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