Chapitre 63

Chapitre LXIII

Erwan

J+20



Les marches de pierre fatiguaient mes jambes, endormaient mes muscles. Et pourtant, insensible, ce besoin constant de s'élever, une marche plus haute, encore une, je n'ai pas vu le temps passer. Quand j'ai estimé que j'étais suffisamment haut, je me suis arrêté. J'ai regardé devant moi. Les montagnes, les plaines. La Muraille, autour de moi, au-dessus de moi.

Pour la première fois depuis mon arrivée à Pékin, j'entendais deux ou trois touristes parler français.

Et là, alors, je l'ai vue.

Elle n'était pas très loin, juste à quelques pas. Elle me regardait déjà. J'avais l'impression de l'avoir déjà vue, et pourtant, ses traits m'étaient parfaitement inconnus. Elle dégageait un certain charisme, une aura de force. Elle semblait aspirer la lumière du soleil. Et pourtant, au fond de ses yeux éclatait une mélancolie féroce. Un regard d'une telle force, d'une intensité presque guerrière, qu'il éclipsait le paysage derrière elle. Elle avait les cheveux noirs, longs, des vêtements sombres, des bijoux d'argent. Elle s'est approchée de moi. Naturellement, sans attente, sans se présenter. Elle s'est tenue debout. Elle me touchait presque.

- Alors ?

Je l'ai regardée. Elle parlait français. Elle souriait, un sourire timide et tremblant, avec une œillade narquoise. Tout passait dans ses yeux. Elle m'a rappelé l'assurance de façade que Cassiopée arborait de son vivant.

Je me suis légèrement tourné vers elle.

- Alors quoi ?

- Ça fait quoi de contempler les millénaires ?

J'ai tourné le regard sur les plaines, les montagnes chinoises qui laissaient déferler leurs palettes vertes et brunes dans une harmonie insolente qui me laissait sans voix. J'ai fermé les yeux. Quand je les ai rouverts, elle me regardait encore.

- C'est incroyable.

- Je ne parle pas de sentiments. Je te parle d'émotions.

« La flamme qu'elle avait dans les yeux n'était plus une étincelle, c'était un brasier. Un brasier ardent. »

- C'est une forme d'évasion, ai-je dit de manière un peu hasardeuse.

Impossible de savoir comment elle allait réagir. Son regard ne laissait rien transparaître. Elle était un mystère que je ne chercherai sans doute jamais à percer.

- Et sinon, pourquoi tu es là ?

Trois marches plus bas, un couple allemand d'une vingtaine d'années accrochait un cadenas doré autour des rambardes de fer des escaliers.

J'ai détourné les yeux.

« J'adorais ce brasier. »

- C'est beau, la Chine, ai-je répondu un peu comme un enfant, en souriant tendrement.

- Non. Tu as parlé d'évasion. Et moi, je veux savoir ce que tu veux fuir.

- Cet endroit est hors du temps. N'importe qui se sentirait libre, ici.

C'était tellement beau. J'étais sûr que Cassiopée aurait adoré. Ces mélanges de couleurs qui dévalaient le long des montagnes, la paresse brumeuse des nuages, les pierres piétinées des millions de fois sous mes chaussures usées, mais surtout, ce calme, et cette paix des collines lézardées par la Muraille qui embrassait le ciel dans une caresse satinée. Quand j'ai tourné la tête, Cassiopée n'était pas là, ni son sourire rêveur et reconnaissant de la vie et de ce cadeau qu'elle était, de ce monde qui regorgeait de merveilles et de beauté, ni ses yeux violets marqués des ombres et des murmures des souvenirs des pays que nous aurions visité tous les deux.

Ce n'était pas Cassiopée, mais cette fille qui me fixait, aussi paisible que la Chine autour de nous.

- Alors, c'est la vie elle-même que tu cherches à fuir, à des milliers de kilomètres de chez toi ?

J'ai cillé, interdit.

- Non.

Elle n'a pas perdu son sourire.

- La mort, dans ce cas ?

- Non.

Elle a arrêté de me dévisager. Nous avons inversé les rôles. C'est moi qui la regardait à présent. Elle avait toujours ce léger air moqueur, empreint d'une nostalgie profonde. Elle avait l'air triste, malheureuse. Blessée. Elle avait le regard de Cassiopée. Et elle n'était certainement pas ce qu'elle laissait paraître. Ses pupilles étaient encres d'histoires. Elle aurait pu m'écrire.

- Comment tu t'appelles ?

- Erwan. Et ?...

- Esmeralda.

- Pourquoi tu es là, toi ?

- Moi ? Je suis juste une touriste qui veut visiter l'une des Sept Merveilles du monde.

- Vraiment ?

Elle avait plutôt l'air de vivre ici, dans ces escaliers, vu l'aisance qu'elle dégageait.

- Vraiment.

Silence de marbre d'une sirène muette. Murmure implacable du vent dans mes oreilles. Éraillement sonore des touristes qui passent et repassent sans me toucher, sans jamais s'arrêter pour contempler la Chine. Gravir, les marches, les échelons, sans jamais se retourner pour attraper la main d'un ami, sans jamais, un pied entre deux marches, prendre le temps de regarder devant soi. Comme Selena l'avait fait. Et comme elle le regrettait aujourd'hui.

- Avec les rayons du soleil, on dirait que tu pleures, a dit Esmeralda.

- Le Soleil est fourbe, ai-je dit en souriant. C'est la Lune qu'il faut écouter. Mais le Soleil nous apprend à renaître de nos cendres, puis à s'écarter pour laisser la Lune s'élever.

- Tu as l'air sage.

- On apprend tous.

- Je ne pense pas que la vie soit une question d'égarement et cendres au profit des étoiles.

C'était exactement ce qui m'était arrivé. Le feu contre la glace. Et j'avais perdu.

- Tu veux savoir pourquoi je suis là ?

J'ai secoué la tête avant de poursuivre :

- J'ai perdu quelqu'un qui aurait tout donné pour voir ces paysages.

- Qu'est-ce qu'elle voit, à la place de la Chine ?

- Je ne sais pas. Les étoiles, sans doute.

- C'est beau, les étoiles. On les regarderait pour l'éternité.

- Sans doute ce qu'on va tous finir par faire.

- Je ne suis pas d'accord. Il ne faut pas regarder en l'air, il ne faut pas regarder l'inaccessible. Il faut le rendre possible avec ce que nous avons à portée de main. Ce n'est pas en visant la lune qu'on arrive à quitter la Terre.

Esmeralda a soudain changé de regard. Elle s'est adoucie.

- Tu sais, Erwan, la vie est faite d'essais et d'erreurs, mais surtout de fous rires, d'amitiés et de courses contre les astres. Enfin, c'est ma philosophie.

Elle a baissé les yeux.

- Rien est éternel.

J'étais d'accord sur ce point.

- Au revoir, Erwan. J'espère que tu penseras à moi, un jour, quand tu regarderas les étoiles.

J'ai tourné la tête. Elle n'était plus là. Disparue dans la masse de touristes. Alors, j'ai rivé mon regard devant moi.

Je suis resté ainsi des minutes entières. Une heure, peut-être. J'avais l'impression que chaque seconde glissait sur ma peau sans impact sur le temps. J'ai fermé les yeux. Longtemps.

Quand je les ai rouverts, c'était pour regarder le soleil, droit dans les yeux, puis les montagnes. Pour ne plus les lâcher.

J'avais compris.

Et j'étais prêt, maintenant.



« Je suis là, moi.

« Et vivre sans Cassiopée ne veut pas dire que je vais vivre seul... Mais que je vais vivre pour deux. »

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