Chapitre 48

Chapitre XLVIII

Erwan



- Ta grand-mère arrive dans une heure, Erwan, et on passe directement à table. Tu as amené un costume ?

- Une chemise.

Ilena a soupiré et je lui ai servi mon sourire le plus angélique.

- Va voir avec Magnus. Vous avez presque la même carrure, après tout.

- Je vais me contenter de la chemise.

Elle a levé les yeux au ciel.

- Dis à Hillevi de mettre sa robe, s'il te plaît. Et passe voir Stanislas pour lui dire d'arrêter les jeux vidéos.

- Eh, c'est Noël, pas un mariage.

- Je n'ai pas dit à ta grand-mère que tu venais. Elle ne va déjà pas te reconnaître quinze ans après, fais au moins un effort de présentation.

Je n'ai pas bougé d'un millimètre.

- Bon sang, Erwan !

J'ai filé avant qu'elle ne parte trop loin, et j'ai descendu les escaliers. Au moment de me jeter dans ma chambre, je me suis retourné vers les deux gosses.

- Votre mère est en haut, elle vous attend.

Je n'arrivais pas à dire « maman » devant eux. Pour moi, ils ne faisaient pas partie de ma famille. J'ai soupiré en refermant la porte de la chambre derrière moi. J'ai retiré mon pull noir, pourtant si confortable, et au moment de prendre cette foutue chemise, j'ai décidé que j'avais le droit à une petite pause. Après tout, j'allais passer un midi éprouvant. Rencontrer des nouveaux membres d'une famille que je pensais ne jamais connaître. J'ai envoyé un message un peu anxieux à mon père, et je me suis allongé.

J'ai commencé à somnoler en me disant qu'il allait me falloir autant de courage pour ce repas qu'il m'en avait fallu pour affronter ma première nuit chez les Bonham.


- Erwan ! Une voiture dans l'allée ! Dépêche-toi !

La voix de ma mère qui tambourinait à la porte m'a brusquement réveillé.

Merde.

J'ai saisi le morceau de tissu noir au bas du lit, et je me suis dépêché de le passer autour de mes épaules pour le boutonner. Je suis sorti en trombe de la chambre, et je suis passé dans la salle de bain en coup de vent. Cheveux en bataille, yeux plein de sommeil. J'ai tapoté sur mes joues pour rétablir un semblant de couleur sur mon visage. Au moins, je n'avais pas la marque de l'oreiller.

- Erwan !

Au sortir de la salle de bain, j'ai failli marcher sur Stanislas qui m'observait d'un air railleur, hideux dans son soit-disant habit de fête.

Je l'ai évité et j'ai monté les marches quatre à quatre. J'ai émergé devant la porte d'entrée au moment précis où elle s'ouvrait sur une petite femme d'un mètre soixante à tout cassé, suivie par l'imposante silhouette de Magnus qui portait sa valise.

La petite dame a tourné la tête vers moi, d'abord curieuse, puis, en une seconde, son visage tout ridé s'est illuminé, ses yeux bleu pâle ont rayonné.

- Oh, Erwan !

Elle a trottiné jusqu'à moi pour se jeter dans mes bras et me serrer contre elle avec une vigueur étonnante. Et à la manière dont elle avait prononcé mon nom, j'allais devoir prendre mon plus bel accent anglais pour lui répondre.

Ane, ma grand-mère, toute petite mais au regard d'acier, m'a aussitôt inspiré une confiance absolue. D'abord parce qu'elle venait de me donner en moins d'une minute un amour que seul mon chien avait pu me témoigner. Ensuite parce que, si quinze ans s'étaient vraiment écoulés depuis notre dernière rencontre, elle avait une mémoire formidable.

Je l'ai serrée contre moi, ayant vaguement conscience que je lui témoignais beaucoup plus d'affection qu'à ma propre mère, et elle s'est tournée vers Stanislas et Hillevi, fiers comme des paons, pressés contre les genoux de leur père.

Ane a prononcé quelques mots en suédois, et, à ma grande surprise, a à peine embrassé ses petits-enfants.

Je n'ai même pas renié le sentiment de supériorité qui est aussitôt monté en moi.

Quand nous sommes passés à table, je me sentais plus léger. Pour l'instant, la seule chose que ma grand-mère m'ait dite était que j'avais beaucoup grandi et que j'avais les mêmes yeux que bébé. Pourtant, j'avais l'impression que c'était mon alliée la plus précieuse.

Comme prévu, pour le dessert, ma tante, sa fille et le frère de Magnus ont sonné à la porte.

C'est à ce moment là que je me suis réellement senti comme le bâtard que ma mère n'avait jamais assumé.

Pas seulement parce que, soudainement, je me suis senti très, très brun. Aussi parce que j'ai confronté de plein fouet leurs regards gelés, leurs saluts sévères. Pour éviter de me faire écraser par cette famille mille fois plus forte que moi, j'ai redressé les épaules, et je les ai toisés avec la même froideur. Même le temps a semblé se cristalliser face au silence qui a suivi leur entrée dans la maison.

L'habitacle s'est chargé d'une tension immense, malsaine.

A table, de nouveau, j'ai relevé la tête, dans le silence hivernal qui s'était solidement établi. Ida, ma tante, me fixait déjà. Elle détaillait mon visage et mon attitude avec tellement de jugement et d'arrogance que je n'ai pas pu m'empêcher de serrer les poings sous la table.

C'était ma mère, qui était partie.

Je n'avais pas à subir les remarques désobligeantes d'une famille que je n'avais même pas envie de connaître. Je n'y étais pour rien, bon sang !

Au bord de la crise, j'ai tourné la tête, pour tomber sur les yeux noirs du frère de Magnus, qui me fixait comme si je n'étais qu'une vulgaire merde sous sa chaussure.

Alors je me suis levé.

J'aurai pu parler anglais, péter un câble, sortir de la maison en claquant la porte. Agresser ma mère, lui faire comprendre que c'étaient ses erreurs que j'étais en train de payer. Mais j'ai trouvé bien plus juste de sortir calmement de table.

Pour une fois, je préférais le dédain à la colère.

J'ai rejoint ma chambre et Pattoune a foulé le tapis de la salle de jeu pour engouffrer son museau dans la porte entrouverte. Il a sauté sur le lit, et a blotti sa truffe contre mon flanc. J'ai mis mes écouteurs. J'ai joué à une application que je n'avais pas ouverte depuis son téléchargement.

Quelques minutes plus tard, c'est ma grand-mère qui a passé la tête dans l'entrebâillement de la porte. Elle a souri, sans rien dire, et s'est assise sur le tabouret de la pièce en me fixant. C'était presque flippant. J'ai retiré mes écouteurs, la main toujours posée sur Pattoune, qui dormait comme une loque contre moi.

- Comment va Jared ? a-t-elle demandé en anglais.

- Il va bien. Il vous passe le bonjour.

- J'aimais beaucoup ton père.

Ses yeux, brillants comme deux petites flammes, ont étincelé. Son visage était vieux, ridé comme du parchemin, mais elle semblait si jeune et vigoureuse que je me suis immanquablement senti grand et gauche à côté d'elle.

- Oui... contrairement à Magnus... a-t-elle ajouté pensivement.

Décidément, mamie se dévoilait de seconde en seconde. Elle a soupiré.

- Parfois, je me demande comment ta mère a pu partir si loin en te laissant tout seul là-bas.

J'ai haussé les épaules. Ane a esquissé un sourire fripé et un peu édenté.

Je n'avais plus envie de remonter à l'étage, jamais. J'avais ici un lit, mon portable, mon chien, ma grand-mère et le chauffage.

- Comment vous m'avez reconnu? ai-je demandé.

- Je te l'ai déjà dit. Tes yeux.

Elle m'a regardé un peu plus longuement, mais ce n'était ni un regard froid, ni un regard arrogant, juste curieux, aimable.

- Tu étais un enfant si joyeux, Erwan. Qu'est-ce qui t'es arrivé ?

Je préférais ne pas répondre. Ma mère n'était pas irréprochable, mais je ne pouvais pas tout lui mettre sur le dos.

Pattoune a grogné quand j'ai arrêté de le caresser. J'ai gratté sa tête d'un air absent, en me demandant s'il allait me rester du sang dans la jambe quand il allait se retirer.

- Ils sont en train de se disputer, là-haut, a ajouté Ane d'un ton neutre.

- A quel propos ?

- Jared. Magnus ne supporte pas d'avoir le premier fils d'Ilena sous son toit.

- Il veut me virer ?

- Je ne sais pas, Erwan, mais ta mère n'est pas d'accord. Et moi non plus.

- Et j'imagine que le reste de la famille rejoint Magnus.

- Sans doute. Mais ne leur en veux pas. Nous avons tous un point de vue différent sur l'histoire d'Ilena et Jared. Tu en veux à ma fille parce qu'elle vous a quittés toi et ton père. Ida vous en veut à vous parce que vous lui avez arrachée sa sœur pendant six ans.

Je n'ai pas répondu. Ane avait sûrement raison. N'empêche que me détester pour quelque chose dont ma mère était la seule responsable ne changeait rien.

Ce qui me mettait d'autant plus en colère était que j'étais persuadé qu'Ilena n'était pas juste partie pour les raisons qu'elle m'avait exposées. Si elle avait expliqué la situation à mon père, il aurait sans doute accepté de déménager. Il aurait peut-être démissionné, ou se serait reconverti dans l'entreprise de ma mère. Après tout il avait été prêt à tout pour elle.

Personnellement je restais persuadé qu'elle était partie en Suède uniquement pour les beaux yeux de Magnus.

- Et vous, qu'est-ce que vous en pensez ?

Elle a souri, encore une fois.

- Je pense que ma fille a fait preuve d'une terrible lâcheté, et qu'elle essaye aujourd'hui de se rattraper.

Elle a cligné des yeux et regardé Pattoune.

- Merci de lui avoir laissé une chance en venant ici.

Puis elle a changé de position sur sa chaise, comme pour mieux amener la réplique suivante.

- Je suis très heureuse de te revoir, Erwan. Vraiment. Et ta mère l'est aussi, peu importe ce qu'elle laisse entrevoir.

Ma grand-mère s'est levée, a fait deux pas, m'a tapoté l'épaule et a murmuré :

- Tu veux que je te dise un secret ? Peu importe combien je peux voir Hillevi et Stanislas, et Dieu sait que je viens souvent dans cette maison. Tu as toujours été mon petit garçon préféré.

Elle a quitté la chambre, et j'ai appelé mon père.

J'allais rentrer à la maison.


Mon père viendrait en début de soirée. En attendant, la famille Suédoise serait toujours là. Ce qui voulait dire des heures à tuer au fond de mon terrier.

Je ne voulais pas mettre mon père mal à l'aise, alors je lui avais bien expliqué la situation. Pourquoi je ne me sentais pas à ma place, et pourquoi je préférais partir plutôt que de polluer une fête de famille. Je lui avais dit que je pouvais rester encore quelques jours s'il préférait, que je pouvais tenir, que ça ne me dérangeait pas s'il préférait bosser.

J'avais détesté exposer ainsi mes sentiments et mon humiliation, mais je n'avais pas réellement eu le choix.

Mais Jared avait bondi derrière son combiné. Il avait littéralement explosé en décrétant que ce Magnus devait bouffer la poussière. Et j'étais persuadé que ce n'était pas seulement parce qu'il n'avait pas été accueillant.

Furieux, mon père m'avait dit que même s'il ne pouvait pas quitter son travail dans la minute il serait là dans la soirée, et qu'il allait aussitôt louer une voiture. La seule chose qu'il me restait à faire était d'envoyer l'adresse de la maison.

Je suis remonté dans le salon quelques minutes, le temps que ma mère me remette mon cadeau de Noël du bout des doigts, sous des yeux terriblement hostiles. Ma grand-mère était la seule à me sourire.

Même Ida avait arrêté de faire semblant d'être aimable, et avait le même visage que celle qui s'apprête à cracher par terre.

Le salon était plus froid que les steppes de Russie.

Et mon regard de glace se défendait bien contre eux tous.

Ils avaient décidé de me détester ? Qu'ils n'aient aucun soucis à se faire. Je ne me laisserai pas marcher dessus.

Hillevi et Stanislas déballaient déjà leur petite montagne de paquets colorés. Ma mère m'a tendu une petite boîte, et ma grand-mère a discrètement fait passer son collier au-dessus de sa tête pour me le tendre. Elle n'a rien dit, pas le moindre mot, mais j'ai rangé la petite pierre scintillante dans ma poche. Elle m'a souri. Et j'ai souri aussi. Je trouverai un moyen de la revoir, un jour.

J'ai remercié ma mère pour la montre au bracelet de cuir qu'elle venait de m'offrir, et j'ai baissé les yeux sur la tête de Pattoune, posée sur ma cuisse. Lui aussi, il allait me manquer.

- Alors, la montre te plaît ?

- Oui, merci.

Ma mère s'est assise sur le tabouret inconfortable qui voyait défiler les visiteurs depuis quelques jours. Je me sentais presque comme un médecin en consultation.

- On dirait que Pattoune a retrouvé son maître.

Je n'ai pas répondu.

Ilena a laissé ses épaules se voûter, et soudain elle a pris dix ans.

- Quand est-ce que ton père arrive ?

- Vers six heures. Donc dans dix minutes.

- Plus tôt que prévu.

- Oui.

- Je suis désolée, Erwan.

- T'inquiète. C'était sans doute une mauvaise idée de chercher à te revoir.

Un silence gêné s'est installé. Elle jugeait mon chien sur le lit d'un œil réprobateur, et je me contentais de me taire en fixant le mur.

- Je suis heureuse d'avoir pu passer ce Noël avec toi.

- C'est gentil.

Ilena s'est levée, et elle s'est assise sur le lit, en face de moi. Merde. Cette conversation prenait un tournant inattendu. Et plus proche que prévu.

- Si tu veux repasser ici dans la semaine...

- Ouais, merci.

Elle a tendu la main, et a effleuré mon visage. Dans ses yeux brillait la lumière que j'avais toujours voulu voir.

- J'aurais voulu te voir grandir.

J'ai tourné la tête.

- Alors ? Qui est Cassiopée ? a demandé ma mère dans une claire intention de changer de sujet.

- Ma petite amie.

- Tu as une photo ?

J'ai haussé les épaules, ai déverrouillé mon téléphone, et lui ai tendu une photo au hasard de Cassiopée et moi, la première de ma galerie. Elle l'a considérée en souriant tendrement.

- Vous êtes magnifiques.

- Merci.

- Ça se passe bien avec elle ?

- Super, oui.

- Si tu as besoin de conseils avec les filles...

Ce n'était certainement pas auprès d'une femme comme ma mère que j'irai me renseigner.

Je me suis contenté de hausser les épaules. Elle a soupiré.

Elle allait ouvrir la bouche quand la sonnette de la porte d'entrée a retenti. Je me suis levé, soudain raide. La confrontation entre Magnus et mon père promettait d'être épique.

- Vas-y, je monte ta valise.

- Je peux le faire.

- Monte, je te dis.

Elle avait les yeux brillants, et je n'avais aucune envie de la réconforter.

- Je te rejoindrai.

Alors j'ai monté les escaliers.

Mon père était en costume sous son manteau, ses cheveux noirs parsemés de flocons de neige. Il est entré et s'est essuyé les pieds sur le paillasson, avant de me prendre rapidement contre lui. Je lui ai rendu sa brève étreinte avec sincérité. J'étais inexplicablement heureux de le voir.

- Tu vas bien, mon grand ?

- Ça ira mieux quand on sortira d'ici, ai-je rétorqué entre mes dents serrées.

A cet instant précis, des pas lourds ont annoncé la virile entrée en scène de Magnus, qui a toisé mon père avec dépit avant de lui serrer la main. Deux paumes de titans se sont entrechoquées, et à voir la tête des deux hommes, ils devaient serrer très, très fort.

- Tu t'en vas déjà ? a demandé Magnus avec un sourire mielleux, dans un anglais parfait.

- Oui.

Je ne sais pas si la poignée de main a été plus violente que le regard assassin que nous nous sommes lancés. Je réalisais au fur et à mesure des jours qu'il avait sa part de responsabilité. Que ma mère était rentrée en Suède pour lui.

Hillevi et Stanislas se sont faufilés entre les jambes de leur père.

- Jared, laissez-moi vous présenter les deux enfants d'Ilena. Hillevi, et Stanislas.

Mon père a baissé les yeux vers les enfants. Je n'arrivais pas à décrire son regard. Le vent de froideur qu'il avait amené avec lui en entrant dans la maison ne voulait pas partir.

- Enchanté, a répondu mon père, qui n'avait pas l'air enchanté du tout.

Ilena est finalement montée avec ma valise dans la main. Elle s'est stoppée en haut des escaliers, figée. Son regard a fait la navette entre Magnus et mon père.

- Bonjour, Jared.

- Ilena, a répondu ce dernier en inclinant royalement la tête.

Mon père avait l'expression aussi figée qu'un bloc de marbre. Il voulait partir, et je le sentais.

- Merci d'avoir pris soin de mon fils ces derniers jours, a-t-il dit avant de saisir ma valise.

- Jared !

Yes. Mamie arrivait à l'attaque.

Elle a serré mon père dans ses bras et l'a embrassé sur les deux jours avec une vigueur qui lui donnait vingt ans de moins, et un sourire éclatant sur le visage.

- Tu as une petite mine, Jared. Tu manges bien, au moins ?

- Ça va, merci, Ane. Vous allez bien ? Vous êtes rayonnante.

C'est le moment que Pattoune a choisi pour foncer sur moi, déraper sur le sol et s'effondrer dans mes tibias. Il s'est relevé, a aboyé gaiement, et s'est jeté sur mon père pour lui faire la fête.

Ida s'est rapprochée de la porte d'entrée aux côtés de son gamin et du frère de Magnus. Ils avaient la même expression triomphante sur le visage.

- Au revoir, Erwan, ont-ils lancé tous les deux dans un français précaire et moqueur.

Mon père, jusqu'alors accroupi pour caresser Pattoune, est remonté illico, les toisant de ses yeux gris ardent comme pour leur faire comprendre qu'il ne lui fallait pas grand chose pour partir au quart de tour.

J'avais toujours admiré le charisme explosif de mon père. Je l'applaudissais d'autant plus aujourd'hui. Les yeux d'Ida se sont étrécis alors qu'elle saisissait le bras de ma mère qui me regardait en essayant de ravaler ses larmes. J'ai détourner les yeux.

- Au revoir, Ilena, ai-je simplement dit, plus froidement que prévu.

Mon père a saisi ma valise, et j'ai rapidement regardé le tableau que la famille de ma mère offrait. J'ai serré Ane contre moi. Pattoune a gémi. Je me suis penché, et j'ai serré le chien contre mes jambes. Je ne voulais pas le quitter, lui. J'étais heureux de l'avoir revu, et j'étais encore plus heureux qu'il se soit souvenu de moi.

Ida s'est penchée vers le frère de Magnus. Elle lui a glissé deux mot suédois à l'oreille. Mon père, qui avait déjà ouvert la porte, s'est figé. Il a tourné la tête vers Ida, et de ses yeux a jailli un regard glaçant, que je ne lui avais jamais, jamais connu. La maison et ses habitants ont retenu leur souffle. Le temps a paru se figer. Les yeux de Jared lançaient des éclairs. Ses pupilles dilatées lui donnaient un regard de jais, insondable, dangereux. Ils se sont posés sur Ilena, qui se mordait désespérément les lèvres. La voix qui est sortie de la bouche de mon père était tellement froide que moi-même je me suis mal à l'aise.

- Je t'interdis, à toi, et à ta famille, de parler comme ça de mon fils.

Ilena a hoqueté, presque silencieusement, mais mon père avait déjà écrasé toute possibilité de faiblesse dans cette pièce. Sa taille lui donnait l'air d'un titan, sa voix d'un empereur, et entre les deux, il n'y avait que quelques personnes qui attendaient de disparaître sous sa fureur.

- Je suis désolée, Jared. Je suis tellement désolée...

- Profite de ton nouveau mari. Et de tes nouveaux enfants.

Il a jeté un regard à faire fondre la glace à Stanislas et Hillevi qui se sont ratatinés sur eux-même. La seule personne qui semblait se délecter du moment était Ane. Elle devait vraiment détester Magnus.

- Au revoir, a lancé mon père dans un suédois magnifique. Et ne t'oblige pas à essayer de revoir Erwan, a-t-il ajouté en français à Ilena.

- Au revoir, ai-je répété avec un peu moins de classe en détournant la tête de l'intérieur pour m'enfoncer dans la nuit. Prends soin du chien.

J'ai coulé à Pattoune et à ma grand-mère une dernière œillade, et sans un regard de plus pour ma mère que j'avais espéré revoir pendant plus de dix ans, j'ai fermé la porte.

- Depuis quand tu prends des cours de suédois ? ai-je demandé à mon père qui chargeait ma valise dans le coffre de la voiture.

- Je connais les insultes, a répondu Jared entre ses dents. Monte vite. On va se barrer de cet endroit.

J'ai obéi sans discuter. Je suis monté côté passager, frigorifié, et mon père m'a rejoint quelques secondes plus tard.

Je n'avais même pas envie de lui demander quelle insulte Ida avait pu murmurer. J'enfonçais mes ongles dans ma paume pour me calmer. Sans succès. J'avais envie de retourner dans cette baraque régler mes comptes. Coller une droite à Magnus. Et à son frère.

La voiture a démarré.

- Je suis désolé, Erwan, a commencé mon père, qui semblait lui aussi particulièrement irrité.

- C'est moi qui suis désolé. Je ne voulais pas que tu retrouves Ilena dans ces conditions, ai-je sincèrement répondu m'enfonçant dans mon siège.

Mon père était une véritable accroche. Je me sentais bien. Je me sentais presque à la maison, maintenant.

- Ne t'inquiète pas pour moi. Ça fait bien longtemps que j'ai tourné la page.

Ses yeux lançaient toujours des éclairs. Il conduisait trop vite.

- Désolé, papa, ai-je répété.

- C'est rien, mon grand. L'amour c'est nul. Tu verras ça plus tard.

Je me suis tu. J'ai regardé la route.


« Plus tard, oui. Un an après. Dans un an, papa, je comprendrai. » – Erwan

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