Chapitre 34

Chapitre XXXIV

Erwan



- Tu ne veux même pas essayer de la revoir ? a proposé Cameron à l'intention de Gabriel, qui a haussé les épaules avec négligence.

- J'ai été clair. Dès le début je lui ai dit que je ne voulais rien ensuite.

Cassiopée, à côté de moi, a croqué dans sa pomme, puis s'est raclé la gorge. Cameron, Melissa, Gabriel et moi avons aussitôt tourné les yeux vers elle. La cantine était bruyante et les longues tables bleues bondées de plateaux et d'élèves surexcités, lycéens et collégiens confondus. Et moi, je tenais la main de Cassiopée par-dessus la table. Elle s'est à nouveau éclairci la gorge, et a déclaré :

- Joa m'a appelée après sa fête.

Gabriel a blêmi, et malgré le résumé plus ou moins détaillé qu'il nous avait fait, je n'ai pas pu m'empêcher de me promettre de ne jamais, jamais ouvrir les portes des chambres dans lesquelles je voyais entrer Gabriel.

- Ah oui ? s'est enquis ce dernier d'un air détaché.

Cassiopée a souri. J'ai constaté qu'elle en savait plus sur la vie sexuelle de mon meilleur ami que sur la mienne, et ce n'était pas une constatation très réjouissante.

- Ça fait... dirons-nous, un petit moment qu'elle a des sentiments pour toi, a-t-elle conclu en haussant les épaules.

Si je n'avais jamais vu quelqu'un cracher de la purée, c'était maintenant chose faite. Cameron et moi nous sommes cotisés pour offrir nos serviettes à Gabriel, qui a essuyé son menton pour demander avec déni :

- J'imagine qu'elle parlait d'attirance... non ?

- Si. Mais maintenant qu'elle a pu... comment dire... t'observer sous différents angles à sa soirée, elle a trouvé ça intéressant de développer autre chose.

- Et merde !

Cameron a éclaté de rire, et Gabriel, blanc comme un linge, a raclé le fond de son assiette pour engloutir une nouvelle bouchée de purée... qu'il s'est empressé de recracher quand Joa s'est arrêtée à notre table, tout sourire.

Cassiopée et Melissa ont donc fièrement extirpé leurs serviettes pour les tendre à Gabriel, alors que Joa trouvait le moment particulièrement opportun pour déclarer :

- Salut, Gab. Tu as oublié ton écharpe chez moi vendredi. Je suis chez moi après les cours, si tu veux passer.

- Moi ? J'ai des sœurs, plein de sœurs à surveiller, alors ça ne va pas être possible, malheureusement, mais Cameron passe chez toi pour rentrer chez lui. Ça te dérange, Cam ?

- Du tout, a répondu l'intéressé en terminant élégamment sa compote.

Joa a affiché une moue déçue, mais n'a rien dit. Elle a souri, un peu timidement, et a saisi son plateau vide pour aller le débarrasser un peu plus loin. Gabriel a aussitôt supplié :

- Cassiopée, toi, si belle, si pure, si exceptionnellement gentille et dévouée à ses amis, tu...

- Oui, Gab. Je lui parlerai.

- Tu mérites un culte.

- Je crois que tu me l'as déjà dit.

J'ai souri. Je passais une journée magnifique.

Cassiopée a pressé ma paume dans la sienne, avec sans doute l'intention de dire quelque chose, mais c'est le moment qu'a choisi Tarah pour s'arrêter devant notre table, à la place exacte que Joa avait occupée une minute auparavant.

Gabriel s'est forgé un masque glacial.

- Tiens, une blonde célibataire.

J'ai haussé un sourcil, surpris, et j'ai à nouveau regarder Tarah, qui devait se coller à notre table pour éviter de se faire bousculer par la foule des élèves, plateaux en mains.

- Où est passé Dersh ? me suis-je enquis avec politesse.

Tarah a baissé les yeux, et j'ai fait mon possible pour ne pas remarquer le sourire qui a étiré les lèvres de Cassiopée.

- On a cassé hier soir, a dit Tarah en essayant de prendre un air faussement arrogant.

- Ah oui ? a demandé Melissa d'un ton qui exprimait clairement son manque d'intérêt pour la réponse.

- Pourquoi ça ? a renchéri Cameron.

Persuadé que Tarah n'allait pas répondre, j'ai saisi la carafe d'eau au milieu de la table, et je me suis servi un verre d'un air distrait, avant d'entendre :

- On s'engueulait souvent.

- Tiens, ça change, a ricané Gabriel, moqueur.

- Je n'étais pas heureuse avec lui, a enchaîné Tarah en cherchant mon regard noyé dans la compote de Cameron.

- Tu voulais quelque chose ? ai-je doucement demandé.

Tarah a ouvert la bouche, et a remarqué ma main étroitement serrée à celle de Cassiopée. Une ombre est passée dans ses yeux.

- Alors ça y est ? C'est... officiel ?

- Pour notre plus grand bonheur, a salué Gabriel avec un mouvement théâtral de la main, non sans un regard condescendant à l'adresse de Tarah.

- Oui, ai-je conclu avec un franc sourire. C'est officiel.

Elle a jeté sur Cassiopée un regard qui s'est gelé. J'ai appréhendé une demi-seconde ce qu'elle allait pouvoir dire. Cassiopée a incliné la tête sur le côté, attendant patiemment que Tarah se décide à parler. Mais cette dernière n'a fait que respirer un grand coup, avant de murmurer :

- Oh... eh bien... beaucoup de bonheur à vous deux. Je te souhaite le meilleur, Erwan.

Et Tarah a souri, un sourire pour une fois emprunt d'une douleur que je ne connaissais que trop bien. Elle m'a adressé un bref signe de la main, et elle s'est enfoncée dans la foule.



Ce soir-là, j'ai raccompagné Cassiopée après les cours. Ni sa mère, ni son père ne rentraient avant un moment, alors elle m'a proposé de monter avec elle, et j'ai accepté sans hésiter. Si je pouvais être avec elle, et ailleurs que chez moi, c'était avec joie.

J'ai levé la tête vers sa fenêtre en arrivant devant chez elle, heureux de ne pas ressentir la moindre angoisse. Quelques souvenirs ont reflué à la surface, aussitôt balayés par l'image de son sourire. J'avais une certitude, plus encore que l'image d'elle qui se tenait à la fenêtre. La certitude que je la sauverais encore.

C'était la première fois que je rentrais dans sa maison avec ce calme, sans cris ni larmes, sans parents ni tensions. C'était terriblement reposant. La maison possédait un charme jusqu'alors insoupçonné.

Nous sommes montés dans sa chambre, et j'ai souri en me rappelant le coup de fil de Gabriel quand j'étais dans la salle de bain de Cassiopée, juste avant qu'elle ne me vire. Et là, ce canapé où je lui avait promis qu'elle resterait.

Cassiopée a tiré sur mon poignet pour me faire descendre vers son lit à même le sol, couvert de coussins et de couvertures. Les circonstances étaient tellement différentes ! J'étais persuadé de la détester la dernière fois que j'avais touché ce matelas (ben voyons).

Je me suis affalé au milieu de cette mer de tissus et de couettes, et elle a posé la tête sur ma poitrine. Je me suis senti incroyablement calme, reposé. Nous sommes restés ainsi dans un silence confortable pendant quelques minutes. Je regardais le ciel, depuis sa fenêtre. Je nous revoyais contempler les étoiles.

- Tu le prendrais mal si je gâchais ce moment en posant une question stupide ?

- Non, Erwan, bien sûr que non. Dis-moi juste qu'on va échapper aux questions gênantes sur nos expériences sexuelles respectives.

Je n'ai pas pu m'empêcher de rire, et j'ai pris une grande inspiration. J'ai hésité, sachant que j'allais gâcher un moment magnifique.

- La première fois qu'on s'est vu... dans ce couloir... tu...

- Oh.

Je me suis mordu la lèvre, et j'ai croisé les doigts pour qu'elle ne m'envoie pas bouler. Des semaines entières que j'attendais une réponse.

Elle a soupiré. Mon regard a accroché celui d'une sculpture en verre soufflé, sur l'une de ses nombreuses étagères couvertes de souvenirs de voyages.

- Quand je suis sortie de l'hôpital, mes parents m'ont séquestrée dans ma propre maison. Je n'avais pas le droit ne serait-ce que de couper ma viande. C'était ridicule. Je passais mes journées à regarder par la fenêtre du salon, parce qu'ils m'avaient interdit l'accès aux étages. Je ne faisais rien, je ne voyais personne. En fait, je n'avais personne à voir. C'était aussi horrible que ma chambre d'hôpital.

J'ai fait jouer une de ses boucles entre mes doigts. Je me représentais extrêmement bien ces situations, et ça me mettait mal à l'aise. Savoir qu'elle avait pu être aussi bas un jour me faisait cruellement remarquer qu'elle pouvait replonger.

- Parfois, quand ma mère n'était pas là, mon père m'emmenait dans ma chambre, et s'asseyait sur ce tabouret (elle a indiqué un objet en bois qui semblait bien trop fragile pour accueillir Tristan) pour ne pas me laisser seule. Et il me regardait. Moi, la seule chose que je voulais faire, c'était regarder par la fenêtre. Un jour, ils m'ont annoncé que j'allais retourner au lycée. Dans un nouveau lycée. Avec de nouvelles rencontres, et de nouveaux regards pointés sur une nouvelle élève. Je ne voulais pas y aller, je ne voulais plus rien faire. Rien du tout.

Elle s'est tue un moment. Je buvais littéralement ses paroles, et pourtant, elle avait l'air tendue.

- Tu sais, tu n'es pas obligée de continuer si tu ne veux pas en parler...

- Quand tu m'as vue dans ce couloir, c'était mon premier jour au lycée. Dans des fringues trop grandes, avec un visage cadavérique, et en chialant comme une enfant. Je suis tellement heureuse que tu n'aies pas vu mes poignets à cette époque, Erwan. J'étais trop faible pour parvenir à couper quoi que ce...

- OK, Cassiopée. OK.

J'ai inspiré profondément. L'idée même que, à ma place, ici, quelque part,elle ait essayé de se suicider, c'était insupportable.

- Je suis désolée... c'était la première fois que je voyais des gens, des ados comme moi, depuis des mois. Et je ne l'ai pas supporté. Des millions de souvenirs, des millions de mots jetés à tout-va, et des regards, tellement de regards... je n'ai parlé à personne. J'avais ma musique sur les oreilles, et je ne décollais pas les yeux du sol. J'ai finalement quitté la classe, ce soir-là. C'est là que tu m'as croisée.

- Mais dès le lendemain, tu semblais... bien ?

Elle s'est redressée, et un instant, j'ai cru être allé trop loin, mais elle avait un petit sourire triste et une envie nouvelle au fond des yeux. Elle a regardé les rayons de livres au-dessus de ma tête, et a levé la main pour saisir un album. Noir, tout simple. Pas d'annotation. Pas de date. Rien. Elle l'a ouvert et a commencé à le feuilleter, jusqu'à me le tendre, le doigt pointé sur une photo.

- Tiens... regarde.

Je ne l'aurais pas reconnue.

Cassiopée avait un maquillage aussi noir que ses pupilles, sur ce cliché. On ne voyait même plus le violet de ses prunelles. Elle ne souriait pas ; sa bouche austère était droite et serrée, et elle avait les cheveux broussailleux autour de son visage, aussi blafard que la lune. Elle avait une douleur profonde au fond des yeux qui m'a touché en plein cœur. Elle respirait le noir. Elle respirait la mélancolie et la souffrance.

- C'était...

- Ouais. Il y a... six mois, peut-être. Un peu plus, sans doute.

Elle avait les joues un peu plus rondes, et sa silhouette paraissait plus enrobée (elle avait de telles courbes maintenant que je ne me suis même pas arrêté dessus).

Elle posait dans la nuit, avec le flash d'un gros appareil photo, avec une jeune fille à côté d'elle. Très jolie, avec de longs cheveux noirs qui descendaient en boucles épaisses et voluptueuses au bas de ses reins, suivant le dessin de sa taille fine. Elle, elle respirait la joie de vivre.

- Et elle, c'est qui ?

- Victoria. Une vieille amie. Enfin, une pote.

Cassiopée a haussé les épaules. J'ai regardé la photo suivante. Il s'agissait d'elle, en compagnie d'un garçon haut de taille et brun, qui affichait un immense sourire à l'objectif. Cassiopée, elle, regardait à droite, quelque chose que l'appareil photo n'avait pas jugé bon de capturer. Complètement absorbée par sa mystérieuse contemplation, elle avait laissé ses lèvres retomber en une moue froide et détachée.

- Luke ? ai-je demandé, un peu trop abruptement.

- Non. Teddy. Mon cousin.

J'ai tourné la page. Cette fois-ci, c'était une photo de mariage. Cassiopée était tout à droite. Elle portait une robe noire et droite, un maquillage tout aussi charbonneux que précédemment, et arborait un bouquet de fleurs – des roses – vers le bas, nonchalamment, en rejetant dédaigneusement la tête en arrière, affrontant l'objectif de plein fouet cette fois-ci. Et la violence de son regard m'a fait frémir. J'ai refermé l'album, et j'ai relevé la tête vers la Cassiopée d'Après, celle que l'hôpital avait laissée sortir en pensant qu'elle était guérie et que tout irait bien.

J'étais inexplicablement touché par cette confiance qu'elle m'accordait en me laissant plonger dans son passé. J'ai contemplé son visage différent des photos, plus creusé, plus fin, avec un regard plus lourd, un peu anxieux, comme si elle attendait que je dise quelque chose.

- J'espère qu'un jour, tu trouveras les mots pour m'expliquer toute ton histoire, ai-je murmuré, tout doucement.

- J'espère aussi, a-t-elle dit avec une tendresse extrême.

Elle s'est penchée et m'a embrassé avec la même douceur que sa voix avait laissée transparaître. Rejetant l'album photo sur le sol, je l'ai enlacée.

Je suis aussi doué en français qu'en claquettes, mais j'ai à peu près retenu le principe de l'oxymore.

Une tendresse torride.

Est-ce que ça se dit ? Parce que ça aurait (très) bien résumé la situation.

Une douceur brûlante ?

Peut-être étais-je un littéraire refoulé.

Sa main qui a glissé le long de mon torse m'a rappelé que, dans la vie, il n'y a pas que la littérature, et je l'ai renversée sur le lit, au moment même où un téléphone a sonné.

- Je suis sûr que ce n'est pas important, ai-je tenté en désespoir de cause en la voyant se décoller pour attraper son téléphone tombé du matelas.

- C'est ma mère.

L'image de Selena Bonham s'est imposée dans mon esprit en réveillant dans mon cœur le même bonheur que celui du génocide arménien.

Cassiopée s'est levée pour pouvoir répondre à sa mère, et je me suis retourné dans son lit. Ses oreillers avaient la même senteur que ses cheveux (ce qui était plutôt logique, après moult réflexions). J'avais l'impression d'être dans un autre pays, avec toutes les babioles et les couleurs de sa chambre.

J'ai tenté de recoiffer mes cheveux, qu'elle avait pris un plaisir certain à ruiner – même si ce simple souvenir faisait remonter des frissons le long de ma colonne vertébrale. Par ailleurs, mon calme s'est un peu effrité quand la voix dure et cassante de Selena Bonham a retenti à travers le haut parleur.

- Cassy, je suis là dans cinq minutes ; j'ai décalé le rendez-vous avec la psy à ce soir, puisque nous partons ce week-end. Je veux que tu sois dans la cour quand j'arriverai.

- C'est mal de téléphoner au volant, maman. Tu mets en danger la vie d'autrui, et tu peux te tuer.

Ce qui serait une perte considérable, n'est-ce pas.

- Arrête de faire la maligne et prépare tes affaires.

- OK, maman. A tout de suite.

Cassiopée a raccroché et m'a lancé un regard déçu.

- Désolée, je ne savais pas que...

- Que tu voyais un psy ? Je ne savais pas non plus.

Son regard s'est durci. Elle a détourné les yeux, et je l'ai sentie s'éloigner aussi physiquement que mentalement alors qu'elle reculait jusqu'à son tabouret pour regarder par la fenêtre.

- Ce n'est pas comme si ces entretiens m'aidaient d'une quelconque façon.

J'ai eu l'impression qu'elle ne me disait pas tout, mais j'avais la ferme intention de ne pas brusquer les choses. J'étais prêt à attendre le temps qu'il fallait pour qu'elle s'ouvre totalement à moi. J'avais déjà gagné beaucoup, ce soir, pour risquer de l'enfermer dans des révélations maintenant.

- Tu veux risquer de croiser ma mère, ou tu préfères partir maintenant ?

Je savais qu'ils'agissait d'une de ces nombreuses questions piège que tout le monde adore poser au début d'un couple. Pour ma part, la perspective d'un entretien avec Selena était à peu près aussi alléchante que celle de faire de la natation synchronisée avec des crocodiles.

- Qu'est-ce que tu préfères ? ai-je tenté avec espoir.

- J'aimerais que tu restes.

Et merde.

- D'accord.

Puis, pour éviter le silence qui se mettait lentement à planer dans la pièce, j'ai ajouté :

- Tu as déjà pensé à écrire tes pensées ? Si parler à la psy ne t'aide pas, tu peux peut-être essayer de consigner tes émotions là où tu es sûre que personne ne pourra les lire.

- J'y ai songé. Mais je sais que ma mère tombera dessus un jour. J'écrivais un peu avant l'hôpital, a-t-elle avoué avant de tirer nerveusement sur l'ourlet de son jean. Je suis retombée sur certains textes il y a peu.

Elle a marqué une pause. Je me suis redressé sur un coude, attendant comme un idiot une phrase que j'appréhendais plus que prévu.

- C'est terrifiant. Mes pensées sont vraiment terrifiantes. Je ne suis pas sûre d'assumer me retrouver devant une page blanche à nouveau en sachant ce que j'ai pu écrire.

J'ai songé à ses pages adressées à la CPE, et j'ai secoué la tête, lentement, les yeux fixés sur le sol. Un jour, elle me racontera. Elle écrira sur ma confiance.

Je me suis levé. Non pas que l'idée de m'endormir dans son lit m'ait été désagréable. Simplement, je pouvais dire adieu à la vie si Mme Bonham me retrouvait dans les draps de sa fille.

Nous avons descendu la large échelle de bois pour que je m'assoie sur une des chaises de sa table ronde, alors qu'elle se dirigeait vers sa cuisine avec l'intention de nous servir quelque chose à boire. Je l'entendais siffloter une chanson dont je ne connaissais pas le nom. J'ai regardé autour de moi les murs et le plafond de bois, le mobilier soigné et réconfortant, jusqu'à ce que sa voix emplisse finalement la pièce.

- Toi, tu as envie de poser une question

- Gênante, par-dessus le marché, ai-je rétorqué en tapotant des doigts sur la table alors qu'elle riait doucement.

Bon, j'avais au moins gagné ça.

- Tes questions ne sont jamais gênantes, Erwan, juste indiscrètes. Vas-y. De toute façon, on va passer par là à un moment où à un autre.

Elle a sorti une bouteille de jus de pommes du frigo en inclinant la tête d'un air interrogateur, alors que je levais le pouce avec indifférence.

- C'était qui, le dernier ? ai-je demandé avec la gorge plus sèche que prévu.

Ça allait paraître vraiment ridicule, mais l'imaginer embrasser quelqu'un d'autre n'était vraiment pas agréable (salut Dean).

Elle n'a même pas fait semblant de ne pas comprendre.

- Je ne suis jamais tombée amoureuse.

Cette déclaration a semblé lui coûter, puisqu'elle s'est aussitôt intéressée à la table. Je n'ai pas réagi. Si elle parlait du véritable premier amour, celui qui te donne vraiment l'impression que ça sera éternel, que tu pourras survivre contre des ouragans et des tsunamis, alors moi non plus, je ne l'avais pas connu.

- Et ?

- Les deux types avec lesquels je suis sortie n'ont pas duré plus d'un mois. C'était assez ridicule. Je ne suis pas douée pour ce genre de chose.

Elle a osé un léger sourire, en tapant des ongles nerveusement sur son verre de jus de pommes. Elle a fini par se lever. J'ai compris le message. Maman arrive, on sort de la chambre. Au moment de passer la porte, elle m'a attrapé le poignet, et m'a attiré contre elle avec douceur. J'ai attrapé sa hanche par réflexe, et elle a esquissé une ombre de sourire – faux, encore une fois.

- Erwan, je ne dis pas ça pour... enfin...

Elle s'est mordue la lèvre, manifestement gênée. Elle a pris une grande inspiration. Elle était apparemment dans un autre de ses débats intérieurs. Ces débats où elle passait de « j'ai besoin de toi », à« ne m'approche plus ».

- J'ai envie que ça marche, a-t-elle finalement murmuré.

- En voilà une bonne nouvelle.

Plus sérieusement, je savais ce que lui coûtait ce genre de confession. Pour quelqu'un qui ne désirait subir la compagnie de personne quelques jours auparavant, elle apprenait vite. J'étais inexplicablement heureux qu'elle ait ce désir d'être avec moi. Sincèrement, cette fois-ci.

Elle a levé les yeux au ciel avec amusement, et a tiré sur le col de mon pull pour m'attirer contre son visage. Je crois que je ne m'habituerai jamais à ses baisers. Mon corps entier était embrasé au moindre contact de sa bouche, comme si elle avait été faite de flammes.

J'ai attrapé ses cuisses pour les accrocher autour de mes hanches et la hisser contre le mur, douloureusement conscient de l'échéance proche de ce moment, priant pour que Selena se prenne tous les feus rouges de la terre avant de venir frapper à la porte. A ma hauteur, Cassiopée a attrapé ma nuque entre ses mains avant de reculer doucement.

- On doit descendre, Erwan.

J'ai grogné, prolongé le baiser encore quelques secondes, et j'ai fini par la reposer sur le sol où elle a attrapé ma main pour descendre les escaliers.

- Et toi, au fait ? a-t-elle demandé alors que nous arrivions dans son salon.

Elle m'a tendu mon manteau avec un petit sourire.

- Moi ? ai-je innocemment demandé.

- Tes exs.

J'ai haussé les épaules en enfilant mon manteau alors qu'elle chaussait ses bottines en prenant appui sur la commode du vestibule.

- Je ne suis pas tout à fait une référence. Mes histoires n'ont jamais vraiment bien fini.

- Tu ne m'as jamais dit pourquoi Tarah et toi vous aviez rompu.

- Tu ne me l'as jamais demandé.

Elle m'a lancé un regard lourd de sous-entendus que j'ai accueilli avec un nouveau haussement d'épaules – une arme des plus redoutables.

- Ça n'est jamais allé. Je ne me suis jamais assez impliqué pour elle et elle était beaucoup trop impliquée pour moi. Alors ça a fini par...

- Tu étais amoureux d'elle ?

La rancœur dans sa voix m'a rappelé que ce n'était plus une simple petite histoire entre Tarah et Cassiopée ; elles se vouaient une réelle haine. Et, de la part de Cassiopée, c'était entièrement justifié. Rien que de repenser à ce lundi maudit, j'en avais des sueurs froides.

- Non. Sinon, ça ne se serait pas arrêté.

- Parfois ça s'arrête avant même d'avoir commencé, a déclaré Cassiopée en haussant les épaules.

Ah si, maintenant, ça me revenait pourquoi je ne pouvais pas l'encadrer dans un premier temps.

- Avec Tarah, ça avait commencé. Heureusement que ça s'est fini.

- Et avant elle ?

- Jade. Rien d'intéressant.

- Pas de flirt entre les deux ?

Cerné.

- Si.

- Elles sont au bahut ?

- Pour certaines, oui.

Ça tournait beaucoup trop à l'interrogatoire pour moi. Je me suis dirigé vers la porte avec l'envie de mettre un terme à cette conversation, mais Cassiopée n'a pas bougé.

- Et pour les autres ?

J'ai grimacé. Gabriel connaissait énormément de monde en dehors du lycée. On allait souvent à des fêtes ensemble, ce qui pouvait s'avérer pratique. Mais ce n'était absolument pas quelque chose que j'avais envie de raconter vu le regard que Cassiopée arborait en cet instant.

Un klaxon a retenti dans la cour.

Je n'aurai jamais cru dire ça, mais je crois que Selena Bonham venait de me sauver la mise.

- Partie remise, a marmonné Cassiopée en ouvrant la porte.

Je l'ai laissée passer avant moi avec bonheur. Peu importe combien la galanterie était controversée ces jours-ci, chaque petite seconde de gagnée était une victoire contre Bonham.

Selena Bonham avait attaché ses cheveux en un chignon impeccable qu'elle rectifiait dans le rétroviseur, lunettes de soleil sur le nez, air pincé mais port de tête impeccable et gracieux comme celui d'une danseuse étoile. Même sans voir ses yeux, quand elle a tourné la tête vers nous, j'ai perçu un air de dégoût sur son visage qui m'a aussitôt refroidi.

- J'ai oublié ton nom, a mielleusement déclaré Mme Bonham en me voyant arriver aux côtés de sa fille.

Succube.

- Erwan, Madame.

- Bien. Je te récupère ma fille, alors, Erwan. Et à l'avenir, Cassy, j'aimerais que tu me préviennes quand nous avons des invités.

Elle m'a souri, et si je devais faire un podium des sourires les moins sincères du monde, il décrocherait la première position sans même passer les qualifications.

- Désolée, maman. A demain, Erwan.

Elle m'a jeté un regard qui en disait long sur cet au revoir qui aurait pu se faire à grand renfort d'embrassades, mais qui, couvé par sa mère, prenait des allures de départ à la guerre.

Bon sang, qu'est-ce que j'aurai aimé qu'elle m'embrasse à cet instant.

- A demain, ai-je dit, mâchoires serrées.

Selena ne m'a pas quitté du regard alors que Cassiopée entrait dans la voiture. Je me suis forcé à ne pas bouger, à avoir l'air de l'ami qui vient apporter les devoirs sans arrières pensées. La voiture a fait marche arrière, et a disparu dans le tunnel de verdure qui menait à la propriété sans un regard en arrière.

Je suis resté une minute, tête levée, les yeux rivés sur la fenêtre de la chambre de Cassiopée. Puis, en soupirant, j'ai pris la route pour rentrer chez moi, dans le froid qui devenait mordant, et la nuit qui devenait oppressante.



Erwan... est-ce que tu peux venir s'il te plaît...



- Cassiopée.

Elle pleurait, sur mon épaule, et je ne pouvais rien y faire. Même pas vingt-quatre heures que j'avais promis de la protéger et de faire le meilleur pour elle, et j'échouais déjà au premier round.

- Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?

Ses sanglots déchiraient la nuit. Impuissant, j'ai refermé les bras autour d'elle, mais j'avais l'impression d'étreindre une ombre, d'étreindre le vide. Cette impression m'a bouffé la poitrine. J'allais attendre qu'elle parle. Je ne pouvais faire que ça.

Alors j'ai attendu.

Alors, quelques minutes plus tard, tandis que la nuit s'épaississait en nous enveloppant d'une caresse froide et qu'elle se calmait enfin, elle s'est blottie contre moi. La cour de sa maison prenait une toute autre forme la nuit. Nous étions assis sur un banc en pierres dans le jardin derrière la bâtisse, et les arbres s'agitaient nerveusement sous les murmures du vent.

- Ma mère leur a parlé du 3 novembre.

OK. 3 novembre. Le lycée, la fenêtre, l'anniversaire.

- Et ?


- Ils veulent que j'y retourne. Ils veulent que je retourne à l'hôpital. 

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