Chapitre 23

Chapitre XXIII

Erwan

J+1



Quand Selena Bonham a ouvert la porte de la maison, je n'étais pas sûr de me trouver en présence de la mère de Cassiopée.

Mme Bonham avait été une femme que son travail tuait à petit feu, mais au caractère d'acier, forte, pleine de maîtrise de soi. Toujours maîtresse de ses sentiments, toujours élégante et pleine d'un charme un peu arrogant.

La femme que j'avais en face de moi avait sous les yeux une ombre noire qui assombrissait tous les traits de son visage défait. Ses yeux bleus étaient rouges, mais pas fuyants. Au contraire.

Ils ne fuyaient même plus. Ils n'étaient plus là. Leur éclat était dévasté. Perdu. Elle n'avait même plus la force de pleurer. Elle fixait quelque chose que je n'aurai jamais voulu voir. Sa bouche était relâchée en un arc pénible et serré. Son teint habituellement impeccable dû au maquillage était sale et rougi par la bise de février.

Ce jour là, en regardant dans ses yeux, j'ai compris le sentiment d'effroi que Gabriel avait ressenti, debout devant la porte des toilettes, fixant un fantôme, un démon, qui hantait jusqu'à la dernière parcelle de couleur dans un iris pour n'en faire qu'un abîme noir et profond, où résonnaient les cris des damnés et les rires des assassins. Ce que j'ai vu dans les yeux de Selena Bonham ce matin-là dépassait le stade du démon effroyable et terrifiant qui ricane en silence, tapi dans le mépris et la tristesse.

Ce que j'ai vu dans ses yeux, c'était l'horreur. L'horreur, et l'abandon.

Et plus jamais, après ce jour, je n'ai vu Selena Bonham sourire à nouveau. Plus jamais je ne l'ai vue rétablir son élégance et son assurance passée. Et plus jamais cet abandon n'a quitté son regard.

Tristan a refermé la porte derrière lui. Lui non plus ne pleurait plus. Lui aussi était affaissé, tassé sur lui-même. Détruit. Accablé par une douleur qu'il n'avait même plus la force de porter sur ses épaules.

Ils m'ont tous les deux regardé, assis sur la longue table de la cuisine, mains jointes sur la table, les yeux embrassant le vide, sur cette même table où Mme Bonham avait un jour affirmé que jamais Cassiopée n'aurait osé se suicider.

Il avait suffi d'une nuit. Il avait suffi d'une seconde. D'une heure de sommeil. D'une goutte de sang de trop.

Le sang.

Son sang.

Son sang sur ses draps, dans cette chambre à présent hantée par les fantômes de nos souvenirs.

De mes souvenirs.

Ni Tristan, ni Mme Bonham n'ont dit quoi que ce soit. Leur pâleur était aussi blanche que la neige, mais la pureté manquait à cet égarement. C'était un blanc hagard, blafard, dans un déni qui tirait presque de la léthargie.

Ils n'ont rien dit sur le fait que j'étais à leur table, dans leur maison, sur leur chaise. Ils n'ont pas marmonné de salutations, ils n'ont rien dit. Rien du tout. Ce silence, entre trois êtres déchirés par la même absence oppressante, était presque aussi intense que celui dans la chambre de Cassiopée.

Ma poitrine me faisait mal à force de pleurer. Le déni et la peur avaient peu à peu laissé place à cette semi-acceptation. Une acceptation qui était sombrement mêlée de colère, de haine et de désespoir. Ma tête n'était en réalité qu'un tourbillon d'émotions contradictoires qui se mêlaient, s'entremêlaient, se détachaient, se confondaient, s'entrechoquaient, au rythme des pulsations de mon cœur que je ne sentais même plus. J'avais l'impression qu'il m'avait complètement lâché depuis son implosion dû au coup de fil de Selena Bonham.

A la place de parler, je me suis levé, et j'ai étreint Mme Bonham. De toutes mes forces. Comme j'avais étreint sa fille avant qu'elle ne saute, comme j'avais étreint sa fille sur le bord de la route, sous l'orage. Et des milliers d'autres fois encore. Elle m'a rendu mon étreinte en sanglotant silencieusement dans mon épaule. Ses cheveux étaient trempés. Nous étions tous les trois trempés. Mais jamais je n'aurai cru me tenir là, dans cette situation, à étreindre une femme que je détestais, avec ce vide constant au fond de moi qui semblait s'étendre, et s'étendre encore. J'avais l'impression que ce vide allait me conquérir tout entier.



Tristan, Selena et moi, nous sommes restés pendant une heure assis sur la table de la cuisine, dans un silence pesant. Mais je crois qu'il valait mieux ne rien dire. De toute façon, il n'y avait rien à dire dans ce genre de moments. On ne peut que se souvenir. Il s'agissait dans mon cas de tisser et de retisser des souvenirs, puisque de toute façon, avec Cassiopée, je n'aurai plus jamais de souvenirs à créer. Elle avait laissé derrière elle un abîme de douleur et de larmes où tous ses proches s'étaient égarés.

Je ne prétendais pas être le premier. Je n'allais jamais prétendre être celui qui avait le plus mal, celui qui l'avait le plus aimée. Je pense qu'à ce stade, nous étions tous égaux. Selena et Tristan avaient perdu leur fille unique. Dans la matinée, la famille Bonham allait s'éveiller, cousins, oncles, tantes et grands-parents allaient apprendre la terrible nouvelle.

Pour la plupart, Cassiopée ne les avait pas bien connus. J'imagine que ceux qui allaient venir à son enterrement et faire semblant de pleurer seraient ceux qui voulaient témoigner leur soutien aux parents de Cassiopée. Dans les faits, elle avait aimé très peu de gens dans sa famille. L'hypocrisie qui allait flotter pendant un long moment après sa mort allait me hanter.

Je n'allais pas supporter de retourner au lycée, et de sentir les regards de deux mille élèves sur moi, qui me détaillaient, cherchant des larmes, un regard de trop sur une autre fille, des gestes qui sortaient de l'ordinaire. Et j'imaginais qu'il allait y avoir une minute de silence. Peut-être un discours de la part du proviseur. Je ne savais pas combien de gens allaient avoir le culot de venir. Beaucoup avaient apprécié Cassiopée. Aucun ne l'avait vraiment connue.



Aucun de nous ne s'est levé pour aller préparer à manger. Aucun de nous n'a tranché le silence. Mon téléphone était resté dans ma chambre et j'appréhendais ce que j'allais y trouver en rentrant. Pendant des heures, avec la chaise qui me meurtrissaient le dos, j'ai regardé la neige tomber, immobile.



J'aurai dû savoir plus tôt que Cassiopée avait eu raison. La côtoyer, c'était s'enliser dans une histoire dont il faudrait l'aider à tenir la plume. C'était se glisser dans son quotidien au risque de s'y perdre. C'était prendre part à sa vie éclatée en morceaux alors qu'elle n'avait jamais laissé personne y entrer.

Mais sortir avec elle, selon ses propres mots, c'était surtout prendre part à un jeu dangereux. Un jeu perdant.


Vers quinze heures, je me suis décidé à relever les yeux. Tristan a compris. Il s'est levé, les clés de voiture dans la main, et, sans un mot, nous nous sommes dirigés vers la porte d'entrée. 

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