Chapitre 20
Chapitre XX
Erwan
J'ai vu Cassiopée revenir en cours ce lundi, plus sombre que jamais.
Elle ne parlait à personne. Elle évitait le regard des gens autour d'elle comme si elle allait se brûler au moindre contact humain. Elle ressemblait à une torche qu'on essaye d'éteindre ; à des cendres rougeoyantes, à quelque chose qui se bat pour briller.
Elle avait les yeux d'une morte, un haut de dentelle noire qui exposait ses épaules blanches à la lumière blafarde des couloirs. Quand je suis passé à côté d'elle pour aller en maths, elle n'a pas levé la tête. Sa proximité a remué en moi quelque chose que j'ai essayé de faire taire avec tout mon self-contrôle. Elle n'allait pas bien.
Elle n'allait pas bien du tout.
- Eh, Erwan. Tu ne sais pas à qui j'ai parlé tout à l'heure. Théa Raxon. Eh bien figure-toi qu'elle t'a repéré à des kilomètres. Elle a passé dix minutes à me demander si tu avais quelqu'un dans le viseur. Eh !
J'ai reçu une tape sur l'épaule.
- Fréquenter Alyssa Buck lui a été plutôt bénéfique. Elle est plutôt canon, maintenant. Plus je la regarde et plus je me dis que ça passerait entre vous. Elle est jolie, sympa, pas trop stupide... elle manque cruellement d'ambition, mais chacun a ses lacunes.
Un regard en coin.
- D'accord, j'ai compris. Personne n'arrive à la cheville de ta princesse étoilée. C'est touchant.
J'aurai presque relevé.
- OK, on en parlera quand tu auras fait ton deuil, alors. Sinon, tu ne devineras jamais, mais apparemment, Cameron et Melissa, c'est bientôt fini. Il est super vénère.
Le pire, c'était que je savais très bien que Cassiopée allait se détruire, et que je n'étais pas là pour l'en empêcher.
- Bébé tout nu ? a tenté Gabriel en désespoir de cause.
- Hein ?
- Ah, enfin, tu m'écoutes ! Quand je pense que je t'ai trouvé un super plan et que t'as même pas relevé. Je suis vexé.
J'ai levé les yeux au ciel.
- Théa, c'est l'ex de Cyril, non ?
- Ouais. Elle s'est tapée son meilleur ami quand il l'a largué. C'était drôle ; j'étais à la soirée.
Il a ricané à la mention de ce souvenir, et a déclaré ensuite, en abandonnant l'idée de comprendre les dérivées :
- Blague à part, t'es super blanc. Encore plus que d'habitude, je veux dire. Ça va ?
J'ai haussé les épaules. En vérité, j'avais carrément envie de vomir.
- Tu penses qu'on peut lui demander de sortir ? ai-je tenté en indiquant le prof d'un signe de tête.
- Laisse, c'est moi le comédien. Toi, elle va t'envoyer bouler.
Et Gabriel s'est éclairci la gorge pour se faire porter malade.
Passé l'immense soulagement de voir Cassiopée vivante, j'avais ressenti un manque. Un manque fulgurant, atroce, une sorte de brûlure dans la poitrine. Quand nous nous sommes levés avec Gabriel, j'avais la simple envie de me passer un peu d'eau sur le visage, même si c'était stupide ; tout le monde sait que ça ne fait rien du tout à part te donner l'air d'un noyé hagard. J'avais surtout envie de marcher un peu ; j'avais l'impression d'étouffer. Je voulais respirer un bon coup.
La réalité a été toute autre.
Ma première réaction en voyant un couple enlacé juste en face de notre salle de classe a été du dégoût et un jugement assez violent. Il ne m'a fallu qu'une demi-seconde pour reconnaître les silhouettes, et là, ça a été la deuxième réaction.
J'ai senti tous les muscles de mon corps se raidir, se transir, comme si j'avais passé la nuit dans un bloc de glace. Ma main sur la poignée de la salle de classe s'est crispée jusqu'à ce que mes ongles s'enfoncent dans ma paume.
Gabriel s'est tendu comme un arc, et nous sommes restés tous les deux debout comme des abrutis à regarder Dean et Cassiopée se rouler une pelle.
J'étais persuadé que ça n'arrivait que dans les films, ce genre de situation stupide.
Apparemment, un type gentil là-haut a écouté mes prières muettes, et Cassiopée s'est écartée de Dean au moment où il cherchait ses fesses avec sa main. Je n'avais pas été aussi près de vomir depuis très longtemps.
Et elle m'a vu.
Ses yeux se sont écarquillés comme à la vue d'un monstre. Moi, en cet instant, je la voyais comme une étrangère. Ou comme quelqu'un qui s'était bien foutu de ma gueule.
- Wow. C'est tellement cliché, ça pourrait presque être une scène de film.
Gabriel m'a jeté un regard en coin, mais en ce moment, toute mon attention était concentrée sur Dean, qui arborait un regard tellement fier que j'aurai eu toutes les bonnes raisons du monde de lui mettre mon poing dans la mâchoire.
Cet enfoiré m'a fait un clin d'œil.
Cassiopée n'a pas bougé. Je crois que c'était ça, le pire. Son absence de réaction.
Ouais. Ouais, elle s'était bien foutue de moi.
Pas d'attaches, hein. Pas de sentiments. Dégage, je veux pas de sentiments, qu'elle avait dit. Pas de relation.
Je me sentais à l'étroit sur ma chaise, devant ces foutues dérivées. Je me sentais trahi, sali. Surtout sali.
Je n'avais qu'une envie, me dire, comme au début, que ce n'était pas mon problème. Que je ne la connaissais pas, et qu'elle ne me connaissait pas. Mais je savais que c'était faux. Que c'était trop tard. Que je n'allais pas pouvoir lui tourner le dos. Mais elle le voulait. Et si elle le voulait, alors je n'avais pas le choix.
- Erwan !
Je me suis retourné. J'ai reconnu la voix de Cassiopée, j'ai vu son visage dans la foule, qui braquait ses yeux sur moi, aussi intenses que deux puits de lumière.
- Tue-moi, au-je grogné à Cameron qui s'est retourné pour voir à qui j'avais à faire.
Gabriel m'a pris de cours, a fait volte-face, et a intercepté Cassiopée.
- Gab, laisse-moi passer, s'il te plaît, a-t-elle dit dans mon dos.
- Ça va être plutôt complexe, si tu veux mon avis.
- Il faut vraiment que je lui parle, s'il te plaît...
J'ai continué d'avancer, en refusant de me retourner. Je me sentais tellement idiot dans cette histoire !
- Erwan !
Son éclat de voix m'a écorché les tympans. La réponse de Gabriel s'est noyée dans la masse des élèves.
C'était dommage, ça avait bien commencé. On était tous les deux un peu perdus, un peu obstinés. On s'était trouvé dans un couloir comme si on nous avait placés là exprès, comme si ça avait été une chance à saisir. Et je crois qu'on avait essayé de la saisir. On avait eu la vie à portée de main. On s'était raconté nos vies, nos rêves, nos espoirs. Elle en avait bien plus que moi. Ça avait été une belle histoire, et ça aurait pu être une histoire magnifique. Deux vies qui commençaient à peine, qui se seraient tirées vers le haut. Qu'est-ce c'était con de finir comme ça. Alors que rien n'avait vraiment commencé.
Ça avait duré quelques semaines, quelques semaines ridicules à l'échelle d'une vie, mais comme j'aimais le dire, certaines personnes quittent nos vies sans séquelles, et d'autres nous marquent à jamais. Et j'avais de bonnes raisons de croire que, dans dix ou vingt ans, je me souviendrai de ses yeux lavande pétillants, de ses sourires qui faisaient flamboyer le ciel à eux tous seuls, et de ces moments où je la cherchais même la nuit, même là-haut.
- Je crois que je vais sécher russe, ai-je dit à Cameron.
- Fais pas l'idiot, viens.
- Cameron, je suis sérieux.
- Moi aussi. Tu viens avec moi, et tu vas m'expliquer depuis le début de l'histoire tout ce qui s'est passé avec Bonham.
J'ai tiré sur le joint en riant bêtement, assis en tailleur, puis je me suis laissé tomber en arrière, dos contre l'herbe, en souriant à la lune.
Gabriel a ri en tirant une taffe, appuyé contre un tronc d'arbre, les yeux fermés.
Et nous sommes restés là, à écouter la musique, à regarder le ciel, sans un mot.
Seize appels manqués d'un numéro inconnu.
Mercredi matin. Assis sur les rambardes peintes en vert de l'entrée du lycée, j'entamais ma deuxième cigarette, morose. Cassiopée est passée à côté de moi. Elle m'a regardé sombrement. J'ai cru qu'elle allait dire quelque chose, mais non. Elle avait encore foutu plein de khôl et de noir autour de ses yeux. J'aurai aimé dire que ça faisait panda, mais c'était beau. Ses prunelles étaient hypnotiques, ainsi. Je lui ai attrapé le bras.
- Me regarde pas comme ça. C'est de ta faute si on en est là, maintenant.
Elle n'a pas répondu. Elle a dégagé son bras rageusement, et a poursuivi sa route dans se retourner. Je n'ai pas pu m'empêcher de la regarder s'éloigner avec ses cheveux roux qui se mariaient aux feuilles tombées des arbres. Gabriel et Cameron m'ont tour à tour regardé, mais je n'ai rien dit de plus.
Le jeudi, alors que j'envisageais très sérieusement la possibilité d'emménager chez Gabriel pour le reste de la semaine, Cassiopée a essayé de m'accoster, dans un couloir entre deux cours.
- Je suis désolée, Erwan.
Dans le flot des élèves qui laissaient peu de place à la circulation, j'ai reconnu Dean qui m'a jeté un regard assassin. Je l'ai gratifié d'une œillade polaire, et il a eu encore un sourire narquois. Je me suis crispé, et je me suis tourné à nouveau vers Cassiopée. Je ne pouvais pas fuir, cette fois-ci, mais je sentais la présence de mes deux acolytes à mes côtés, prêts à se joindre à la discussion.
Ou a la baston, si Dean continuait de me regarder comme ça.
- Il t'attend, ai-je lâché avec un mouvement de tête vers Dean.
- Erwan, s'il te plaît, donne-moi une chance de t'expliquer.
J'ai ri jaune.
- Tu n'as pas besoin de te justifier. Tu m'as dit que tu ne voulais pas de moi dans ta vie, que tu n'aurais pas de sentiments pour qui que ce soit, avant d'enfoncer ta langue dans le gosier de ce type. C'était une demande on ne peut plus explicite de dégager.
- Non, ça n'a rien à voir. Je sais que de l'extérieur, on pourrait penser que.. .
J'ai levé les yeux au ciel, peu désireux d'en entendre davantage, et je me suis détourné vers les élèves qui commençaient à rentrer en classe. Dean n'a pas bougé, n'a pas arrêté de la regarder.
- Je l'ai envoyé balader, d'accord ! Je ne veux pas de lui ! s'est-elle emportée.
Et je voyais les mots au bout de ses lèvres, les mots qu'elle voulait dire, mais dont elle n'autorisait pas la sortie.
- Je..., a-t-elle commencé, avant de baisser les yeux, en détresse.
- Tu ?
Nous pouvions parler un peu plus calmement, maintenant qu'il y avait moins de monde.
- Dis-le, ai-je ordonné sèchement.
Elle a eu un regard impuissant.
- J'ai besoin de toi, a-t-elle murmuré si bas que je l'ai à peine entendue.
Il y a eu un grand moment de silence. Je l'ai dévisagée, comme si je pouvais lire à travers ses traits. Son ton m'a touché. Elle a essayé d'attraper ma main, mais j'ai reculé.
Hors de question qu'elle me jette pour me reprendre trois jours plus tard.
- Ouais. Dean aussi a besoin de toi.
Dean, alerté par le geste que Cassiopée avait eu envers moi, s'est approché.
- Un problème ? a-t-il demandé en posant une main sur l'épaule de Cassiopée.
Un de ces quatre, j'allais vraiment lui en coller une. Cassiopée a enlevé la main qu'il avait posée sur elle avant de lâcher d'un ton éteint :
- Non. Aucun.
Elle a levé une dernière fois les yeux, comme si elle attendait que je dise quelque chose, mais il n'y avait plus rien à dire. Alors elle a fermé les yeux, s'est détournée, et a marché vers sa salle de classe comme si, d'un instant à l'autre, elle allait s'effondrer.
« Il est parti » – Cassiopée
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