Chapitre 2

Chapitre II

Erwan



Je me souviendrai toujours de cette journée-là. C'était un vendredi, à dix-sept heures. Fin septembre. Le genre de journée où même la perspective d'un week-end ne remplace pas les souvenirs des grandes vacances. Gabriel était assis à côté de moi, et roulait une page de son agenda en boule bien nette, très fier de lui.

- Elle est pour qui, celle-là ?

Cameron, juste derrière nous, a tapoté doucement sur son épaule, et a pointé Tarah Edison de son doigt long et fin. Assise au premier rang, elle fixait le bout de ses cheveux blonds et impeccablement lissés dans l'espoir d'y trouver une fourche, une paire de ciseaux dans la main droite. Elle a levé ses yeux couleur océan vers nous. Elle m'a souri. Je ne lui ai pas retourné son sourire.

Trois semaines auparavant, c'est à dire au retour de ces convoitées vacances d'été, Tarah et moi avions rompu. Décision mûrement réfléchie des deux côtés, entendons-nous là-dessus ; et pourtant, elle semblait passer à autre chose avec une facilité déconcertante et profondément agaçante.

Ce vendredi, par exemple, elle laissait la main de Harry Dersh se promener sur sa cuisse en gloussant, consciente que trente paires d'yeux mataient le spectacle comme un banc de poissons hagards.

Je me suis interrogé.

Je me suis demandé pourquoi, parfois, on avait l'impression de regretter notre passé, alors que nous avions choisi, de notre propre chef, une voie radicalement différente. Ou, pourquoi, parfois, le passé nous faisait encore mal, sans qu'on puisse vraiment l'oublier.

Gabriel m'a jeté un regard interrogateur sous sa tignasse brune, alors que je ne cessais d'observer Tarah et son nouveau jouet d'un œil morne, désintéressé. Je n'arrivais pas à être en colère contre elle. J'avais même du mal à détester Dersh, parce qu'au fond, je n'en avais juste plus rien à cirer.

Mais la tentation a été la plus forte.

J'ai saisi la boule de papier des mains de Gabriel, et je l'ai balancée sur Tarah. Elle a sursauté en poussant un petit cri, persuadée qu'elle était la cible d'une attaque terroriste, alors qu'Harry refermait les bras sur elle, dans un geste qui aurait pu presque ressembler à un réflexe si ses mains n'avaient pas été aussi baladeuses. Gab a éclaté de rire, et même Cameron a étouffé un bruit derrière nous. Le visage de Tarah, jusqu'alors unifié à la perfection par la poudre qu'elle emportait toujours dans son sac, a rougi de colère et de honte.

- T'es malade ?!

La prof s'en est mêlée. Elle est devenue toute rouge en voyant la petite guerre que la page d'agenda avait déclenchée. Elle a ouvert la bouche ; je me suis levé. Peut-être était-ce la flemme d'endurer un discours sur l'importance du respect mutuel au sein d'une classe ; ou encore de savoir qu'elle prendrait mon cas pour une généralité, scandant haut et fort la haine des nouvelles générations et leur dédain pour les études.

Comme ni l'une, ni l'autre de ces options étaient alléchante, j'ai donc lancé moi-même ma décision d'aller chez la CPE. J'ai fait glisser toutes mes affaires dans mon sac d'un mouvement du bras, et j'ai balancé mon sac sur mon épaule pour quitter la pièce en soupirant. La porte a claqué. La prof n'a pas aimé. Je me suis retrouvé tout seul devant le mur de briques rouges, à regarder ma montre.

Dans sept minutes, la sonnerie allait retentir.

Le mythe du gars qui sort de la classe avec rage pour essuyer des larmes de douleur, caché derrière un pan de mur, c'est justement un mythe. Carrément ridicule, mais mythe tout de même. Puisqu'en vérité, je n'étais ni en colère, ni malheureux. J'étais juste profondément ennuyé. Évidemment, Harry Dersh m'évoquait autant de sympathie qu'une guillotine, et évidemment, la perspective d'une heure de colle n'était pas plus réjouissante. Mais la colère, qui m'avait à peine effleuré, avait totalement disparu.

J'ai chassé de mon esprit le visage offusqué de Tarah, ses yeux turquoise, ses lèvres pêche, et j'ai descendu la volée de marches à ma droite, les mains enfoncées dans les poches de mon jean. J'ai marché comme une ombre au milieu des étudiants du rez-de-chaussée, qui avaient fini les cours, mais traînaient sur les bancs en attendant les bus.

Je détestais ce bahut.

Je détestais ses briques rouges et grises, taguées, souillées, ses pions austères, cinglants, ses salles de classes miteuses, glacées, ses quatre étages remplis de deux mille élèves hypocrites, son administration foireuse, ses emplois du temps mal arrangés, je haïssais jusqu'à la moindre arche dans les murs où les couples se blottissaient les jours de pluie pour regarder les flaques se former au sol.

Je suis resté quelques secondes là avant de regarder à nouveau ma montre. Sonnerie dans trois minutes. CPE probablement déjà partie. Besoin de calme. Aucune envie de voir des gens.

Je suis monté au premier étage à nouveau, et je suis entré dans les toilettes. Loin d'être un endroit glamour, c'était au moins un endroit calme. Loin du silence oppressant de chez moi, loin des chuchotis arrogants des élèves de ce lycée pourri jusqu'à la moelle. Je me suis passé de l'eau glacée sur le visage, entendant derrière la porte fermée des centaines de bruits de pas. Des éclats de voix, des rires, des bribes de conversations, des prénoms hélés parvenaient jusqu'à mes oreilles. Je me suis regardé dans le miroir. Le reflet d'un homme aux traits durs et aux yeux lumineux sous ses cheveux noirs m'a dévisagé jusqu'à ce que les bruits dans le couloir s'amoindrissent.

Je suis sorti des toilettes. J'ai fait trois pas, trop heureux de pouvoir quitter cet endroit.

Et je l'ai vue.

Appuyée contre le mur du couloir, front apposé contre les briques foncées, son visage était plongé dans l'ombre, en revanche, je distinguais très bien son brasier de cheveux roux dans son dos. Elle a entendu un bruit, elle s'est retournée.

Elle avait le nez un peu rouge, les yeux carrément vitreux, les mains un peu tremblantes, les manches de son sweat gris foncé crochetées sur ses paumes par ses longs doigts.

- Eh, ça va ?

Elle n'a pas répondu. Elle a respiré longuement, puis pris une grande inspiration. Elle a hoché la tête affirmativement. Ensuite seulement elle m'a détaillé de la tête aux pieds.

Ben voyons, ça crevait les yeux qu'elle allait bien. Pour une fois que je faisais preuve de compassion, on me rembarrait.Je détestais les gens comme ça. C'est peut-être ce qui m'a poussé à demander :

- Sûre ?

Dans la pénombre du couloir, elle présentait une silhouette harmonieuse, un potentiel un peu obscur, que j'avais du mal à percevoir comme exploité ou non. Elle avait l'air jolie. Elle a resserré son emprise sur les manches de son pull, et mon regard est tombé sur ses mains.

Elle a hésité un peu, puis elle a haussé les épaules.

- On ne peut rien y faire, de toute façon, a-t-elle lâché d'un ton froid.

Elle a fait volte-face, et s'est enfoncée dans le couloir.



Je ne vais pas dire que son visage larmoyant est resté ancré dans mon esprit tout le week-end, parce que ce serait franchement niais, et ce serait mentir, puisque quand je suis sorti le samedi avec Cameron, je n'y pensais plus du tout.

Mais dire que je n'ai pas pensé à elle le soir dans mon lit avec de dormir ou que je ne me suis pas brièvement inquiété après qu'elle soit partie, ça, ce serait encore plus faux.

Je ne l'avais jamais vue auparavant, ni son sac à l'indienne, brun terreux avec des franges, ni sa masse de boucles rousses, ni sa silhouette enroulée dans des vêtements trop grands.

Et puis, le dimanche matin, je me suis dit que de toute façon, si elle avait eu besoin d'aide, elle me l'aurait dit. Elle n'aurait pas juste haussé les épaules avant de partir... non ?

Je lui avais proposé de l'aide. Elle ne l'avait pas acceptée, ce n'était plus mon problème.

Donc, dans la foulée, je me suis dit que je m'en foutais. Je ne la connaissais pas, elle ne me connaissait pas, nous ne serions probablement pas amenés à nous revoir. Alors il ne servait à rien de penser à elle pour se rajouter des problèmes.




« Si seulement j'avais su. » - Erwan 

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