Chapitre 18

Chapitre XVIII

Erwan



Cassiopée n'est pas venue en cours le jour suivant, ni celui d'après. Elle a loupé toute la semaine comme ça. Je ne lui ai pas envoyé de message malgré mon angoisse croissante. Même si plus les jours passaient et moins je me portais bien, je n'arrivais pas à revenir vers elle. Le sérieux, la conviction qu'elle avait eus dans la voix la dernière fois me dissuadaient de tenter quoi que ce soit.

Elle n'était pas morte. J'en avais la certitude ; il y aurait forcément eu une annonce dans le lycée. Mais ça ne voulait en aucun cas dire qu'elle allait bien. Et ça, j'en avais douloureusement conscience.

Et puis, pour que Mme Bonham ait accepté de lui faire louper toute la semaine de cours, elle devait vraiment être dans un sale état.

Plus d'une fois, j'ai eu envie de faire un saut chez elle pour voir comment elle se portait, et à chaque fois, je m'enterrais fermement dans ma chambre, incapable de faire le moindre mouvement pour la récupérer.

Il n'y a rien eu de spécialement notable dans cette semaine. Cameron s'est engueulé avec Melissa, alors il a naturellement passé beaucoup plus de temps avec nous. Gabriel passait ses journées à mêler sarcasme et ironie pour conter sa haine de l'humanité, alors que sa mère, en totale opposition, était de plus en plus rayonnante. Il essayait de garder un visage serein en face d'elle, avant de faire l'éloge des méthodes de contraception dès qu'elle avait le dos tourné. Marcia Hopert avait retenté une approche peu subtile qu'il avait royalement ignorée. Tarah et Dersh étaient à la limite du décent quand on les croisait dans les couloirs.

Le samedi est enfin arrivé. Je n'avais pas d'autre plan que d'appeler Cameron aujourd'hui ; et je goûtais avec bonheur à une grasse matinée durement méritée. C'est le moment que mon père a choisi pour faire irruption dans la pièce.

- Debout, fainéant !

- Hmph ?

Je me suis davantage blotti sous ma couette, espérant, dans mon demi-sommeil, que ça me camouflerait et qu'il ressortirait de la chambre comme si je n'existais pas.

- Allez ! Habille-toi, on part dans dix minutes.

- Quoi ?

Je me suis forcé à entrouvrir les yeux, et je me suis soulevé légèrement.

- Tu bosses pas ? Et qu'est-ce que tu fais dans ma chambre ? Un samedi ? A... neuf heures du matin ?

Ma voix rauque ne demandait qu'à se rendormir. Je devais vraiment ressembler à un ours ébouriffé puisque mon père a tout bonnement éclaté de rire. Ma mauvaise humeur à pris le dessus et je me suis allongé à nouveau.

- J'ai pris ma journée. Je suis épuisé, et je pars à Paris toute la semaine. Je voulais profiter de mon fils aujourd'hui.

Mon père, profiter de son fils ? Première nouvelle. J'ai rabattu la couverture sur mon visage. Mon père a allumé la lumière, et a quitté ma chambre.

Jared Stark était un homme dans la quarantaine, qui entretenait une ligne impeccable à force de se déplacer aux quatre coins de l'Europe et de ne manger qu'une fois par jour. Malgré tout ses cheveux noirs étaient grisonnants, et son teint souvent blême à force de rester en tête à tête avec son ordinateur. Ses heures de sommeil vendues à son bureau étaient souvent cruellement soulignées de violet sous ses cils. Les parents de Gabriel plaisantaient en me disant qu'il avait fait des ravages avec ses yeux gris acier et son sourire tapageur. J'avais un peu de mal à le croire ; depuis des années maintenant, son regard était fermé au monde.

Il avait rencontré ma mère en voyage d'affaire à Stockholm il y a plus de dix-sept ans, et avait aussitôt souhaité déménager pour représenter son entreprise dans la capitale suédoise aux côtés de sa belle. Malheureusement, ils n'avaient jamais trouvé de personne adéquate pour le remplacer dans son poste initial, alors après deux mois en Suède, il avait dû revenir en France. Il avait pris des congés le plus souvent possible pour remonter à Stockholm, rendre visite à safiancée, et son ventre qui se gonflait à mesure des mois. Ils ont fini par emménager en France, où ma mère est restée à peine six ans.

Il y avait plusieurs raisons pour lesquelles je ne m'étais jamais entendu avec mon père. Il avait l'esprit assez fermé et ne parlait que de son travail. Ils'intéressait rarement à ma vie, et, pourvu que je passe dans la classe supérieure, il me laissait faire ce que je voulais.

J'ai fini de m'habiller et je suis descendu au rez-de-chaussée, les yeux encore fatigués, pour y rejoindre mon père, qui fumait une cigarette dehors sur la terrasse, le téléphone collé contre son oreille.

- Où on va ? ai-je demandé quand je suis entré dans le salon.

- Au lac.

J'ai haussé les sourcils, mais il empochait déjà son téléphone, et, ravi, empoignait le sac près de l'entrée. J'ai soupiré, et je l'ai suivi dans la voiture. La demi-heure de trajet s'est déroulée dans un silence de mort. Devant l'ambiance peu prometteuse, mon père a décidé d'allumer la radio. Il a basculé sur une chaîne d'infos après être tombé sur un air de métal un peu trop agressif à son goût.

Je ne savais toujours pas quoi penser de cette virée père-fils. Je n'arrivais pas vraiment à me réjouir de passer un moment avec lui ; d'ailleurs pour l'instant c'était plutôt gênant. Pourtant, il avait fait un pas vers moi. A moi de faire un pas vers lui.

Quand nous sommes arrivés au lac, nous avons déchargé la voiture, et j'ai vu non sans une once de dégoût mon maillot de bain au fond de mon sac. Il n'espérait quand même pas une petite baignade ? Je l'ai aidé à transporter le sac sur la petite plage de sable mêlé de cailloux et de feuilles mortes en soupirant.

La baignade était mollement surveillée par un maître nageur à moitié assoupi sur sa chaise en hauteur. Quelques enfants s'amusaient à se baigner et à s'envoyer de l'eau dans la figure. Les arbres se balançaient, de l'autre côté de la rive ; on n'avait pas idée d'aller au lac en plein mois de novembre.

Les cris des enfants m'ont hérissé. Je n'aimais pas trop les gosses ; les seuls que je pouvais cautionner étaient les petites sœurs de Gabriel. En fait, je n'aimais pas trop cet endroit. C'était ici, la première fois que j'avais parlé à Tarah. Sans ses artifices et son arrogance du lycée, elle m'avait paru tellement douce et gentille.

Nous avons déplié deux serviettes l'une à côté de l'autre sur le sol, et pendant un moment, nous avons regardé l'eau grise et maussade sous le ciel nuageux.

- Alors, quoi de neuf ? Ça fait un moment que nous n'avons pas eu de conversation comme ça, en tête à tête.

- Rien de nouveau.

- Ça va toujours avec ton équipe de basket ?

- J'ai arrêté le basket, papa.

- Oh. Désolé, fiston, j'avais oublié. Enfin, non, je veux dire, ça m'était sorti de l'esprit.

Il s'est raclé la gorge, au moment où son téléphone sonnait.

- Excuse-moi... j'en ai pour deux minutes...

J'ai haussé les épaules, et j'ai tourné les yeux vers un groupe d'adolescentes ravies de s'exhiber dans leur nouveau bikini dangereusement échancré. J'ai détourné les yeux alors qu'elles se dandinaient en riant, de l'eau jusqu'aux tibias. Mon père a raccroché.

- Et alors, tu as une petite amie ?

- Non.

Et encore une fois, le visage de Cassiopée m'est passé en éclair devant les yeux. Foutue conscience.

- Et Gabriel, il va bien ? Comment vont ses parents ?

J'ai jeté un coup d'œil suspicieux vers mon père. Je ne connaissais que lui pour venir sur cette plage en chemise blanche parfaitement ajustée. Il avait au moins mis un jean ; je ne l'avais pas vu aussi décontracté depuis de nombreux mois. Même à la maison il était toujours sapé comme un homme d'affaires.

J'ai réfléchi à sa question. Gabriel n'allait pas vraiment bien, en ce moment. J'ai baissé les yeux vers les galets sous mes pieds. Ce n'était certainement pas à Jared que j'allais en parler.

- Il va bien. Cécile est enceinte.

- Oh. J'enverrai des fleurs. Ce sont les pivoines, qu'elle aime, non ?

- Les roses blanches, ai-je répondu d'une voix lasse en me frottant les yeux. Mais j'imagine que les pivoines lui conviendront.

Il y a eu un nouveau moment de silence inconfortable. Je n'avais pas envie d'être là. Je n'avais rien à dire à mon père.

- Erwan, je sais que c'est compliqué en ce moment, que tu m'en veux, mais...

- Non, papa. Je ne veux pas parler de ça maintenant.

- C'est important que je m'explique.

- Je ne veux pas d'explications. Tu as un job, c'est cool, profite.

Il a levé les yeux au ciel.

- J'aimerais profiter de mon fils plus souvent, tu sais.

- Ce n'est pas grave, papa.

- Écoute...

- Papa, c'est bon, j'ai dit.

J'ai commencé à me lever. Je voulais à tout prix échapper à cette conversation père-fils touchante, parce que mon père et moi, on n'était pas touchants, et on ne l'avait jamais été.

- S'il te plaît, Erwan, je ne veux pas que tu t'énerves.

Je l'ai regardé droit dans les yeux. Un regard fatigué.

- Sinon quoi ? Qu'est-ce que tu peux encore m'enlever ?

Il n'y avait aucune chaleur dans ses yeux, aucun réconfort. Mon propre père était un étranger. J'ai songé, en un éclair, à tous les cadeaux de fêtes des pères que j'avais offerts à Pierre, à tous les cadeaux de fête des mères que je n'avais jamais voulu faire en classe après le CP, à tous les Noël passés chez Gabriel, à toutes les nuits passées seul dans la maison.

Je me suis demandé si c'était son comportement qui m'avait enlevé ma mère, ou si elle était réellement partie sans raison apparente. J'ai pensé aux « jet'aime » enfantins que j'avais écrits sur ses carnets de travail, au Petit Prince et à Harry Potter que nous lisions dans son lit, aux semaines que j'avais passées à dormir dans sa chambre en l'attendant, persuadé qu'elle reviendrait. Aux livres commencés tous les deux que j'avais finis dès que j'ai été sûr qu'elle ne reviendrait pas.

Mon père, je ne connaissais pas sa couleur préférée, ni ses rêves d'enfance. Je ne savais pas grand-chose de mes grands-parents. Nous n'avions pas de repas de famille, ni de conversations où je lui expliquais comment j'allais et si mes notes étaient bonnes. Je ne connaissais ni son plat préféré, ni les pays qu'il avait visités. Je ne savais rien de lui, en somme.

- Rassieds-toi.

Je n'ai pas obéi. Il a soupiré.

- Parle-moi, Erwan. Parle-moi de toi. Comment tu vas, le lycée, tes amis, tes problèmes ?

- Je me suis battu en début de semaine. Avec un type qui s'appelle Harry Dersh.

Je me suis rassis, cette fois-ci, en face de lui. Dans ses traits, j'ai vu une ombre de mon visage. On se ressemblait peut-être un peu, tout compte fait.

- Pourquoi ? a-t-il simplement demandé.

- Lui et Tarah Edison ont manqué de respect et agressé verbalement une de mes amies.

- Qui est ?

- Cassiopée Bonham, ai-je dis, et ma gorge s'est serrée.

J'espérais qu'elle allait bien.

- Et Tarah... c'est ta Tarah ?

- Euh. Non. Ça n'a jamais été ma Tarah. Juste Tarah.

- Ton ex ?

- Ouais, elle. Dersh est son nouveau copain.

- Ah. Tu le vis mal ?

- Pas du tout, non.

- Tu as été sanctionné ?

- Je dois ramasser les feuilles mortes de la cour pendant trois mercredis. Je ne serai pas exclu, parce qu'ensuite, j'ai aidé Cassiopée. C'est un peu compliqué. Elle avait besoin de quelqu'un, et... ouais. Voilà.

Je détestais sentir ce truc remuer au fond de moi. Des regrets.

- Il faut que je signe quelque chose ?

- Non, p'pa. Je crois qu'ils ont compris que tu ne signais rien.

Mon père a encaissé l'offensive sans broncher.

- Et cette Cassiopée, elle ressemble à quoi ? Je l'ai déjà vue ?

Manquait plus que ça.

- Elle est rousse, ai-je sobrement résumé.

Il a souri, une ombre d'amusement est passée dans ses yeux.

- Donc mon fils s'est battu pour une fille.

- Papa, tu es supposé me dire que la violence ne résout pas les conflits, pas me demander si elle est belle ou si elle sort avec moi.

- Elle est belle ?

- Très.

- Bien. Mais la violence, c'est mal, et ça ne résout rien, Erwan.

Il m'a fait un clin d'œil que j'ai accueilli avec un demi-sourire.

- Donc tu as réussi à lui venir en aide ?

J'ai hésité. Non. Pas du tout. Mais ce jour-là, j'avais empêché bien des choses, et c'est ce que je me suis décidé à retenir en répondant :

- Lundi, en tout cas, oui.

- Tant mieux.

Il a observé un silence pensif alors que des images de Cassiopée prostrée sur son matelas après avoir essayé de sauter par la fenêtre me hantaient. J'ai essayé de détourner mon attention en regardant à nouveau les filles qui tentaient de rentrer complètement dans l'eau fraîche.

- Tu veux une glace ?

- Il est dix heures du matin, papa.

- C'est mon petit grain de folie, a-t-il lancé avec un sourire en coin en se levant.

Je l'ai suivi en soupirant alors qu'il se dirigeait vers le bar et le glacier un peu plus haut sur la plage. Je regardais vainement où je mettais les pieds quand il a déclaré en se frottant les mains :

- Alors, quel parfum ?

- Devine, ai-je machinalement lâché en enfonçant mes mains dans mes poches.

Je savais qu'il n'allait pas trouver. Je me suis détourné vers le lac, où le maître nageur reluquait ouvertement la bande de filles étendues sur leurs serviettes, et je me suis concentré sur les remous de l'eau sombre.

- Je vais vous prendre deux boules, pistache et nougat, s'il vous plaît.

J'ai vivement tourné la tête, ahuri, vers l'échoppe bleu vif où mon père tendait un billet au glacier.

- Papa ?

- Comme ta mère, a répondu mon géniteur avec un pauvre sourire. Vous preniez toujours vos glaces ensemble. Je me sentais toujours seul avec mes fruits. Un cornet mangue et ananas s'il vous plaît.

J'étais soufflé. Il s'en souvenait ! Mon père s'en souvenait !

J'ai souri, un sourire très franc, cette fois-ci, et mon père m'a regardé, interloqué, pendant une ou deux secondes.

- Mettez la pistache-nougat dans un pot, mon fils n'aime pas les cornets, a dit mon père en souriant de toutes ses dents à présent.

Jamais glace n'a eu meilleur goût. Nous avons continué de parler pendant presque deux heures de tout et de rien.

Mon avis ne changeait pas sur mon père. Dans quelques heures, il serait reparti pour Paris, puis volerait vers d'autres pays. Mais pour l'instant, il était là. Et, pour la première fois depuis longtemps, j'étais décidé à en profiter.

On ne vit qu'une fois ce genre de moment.


Et, souvent, on oublie à quel point les petites choses de la vie, une glace près d'un lac, une étreinte avec sa mère, la rosée qu'on cueille sur nos doigts, le dernier épisode de notre série préférée, une bonne blague sortie de nulle part... Parfois, on oublie à quel point les petits riens de tous les jours forment le tout de la vie. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top