Chapitre 17
Chapitre XVII
Erwan
- x=2, ai-je soufflé à Gabriel alors que M. Mosier répondait à une question au premier rang.
- T'es un frère.
Il était quatorze heures, et je ne savais toujours pas si je me sentais vide ou en colère. Peut-être que j'étais même déçu. Je trouvais bas que Cassiopée m'ait gardé près d'elle le temps de se calmer pour me jeter comme un vulgaire plan d'un soir au petit déjeuner. En fait non, c'était encore pire qu'un plan d'un soir.
Elle n'est pas venue en cours cet après-midi, contrairement à moi. Par solidarité pour Gabriel, mais aussi pour me changer les idées. J'étais rentré me changer, dormir un peu, et j'avais rejoint le lycée. Autant dire que si je préférais un contrôle de maths à rester comater chez moi, c'était que j'étais franchement à cran.
- Vu la gueule que tu tires faudra vraiment que tu m'expliques, a chuchoté Gabriel en écrivant machinalement.
- Gabriel, je vais diviser votre note par deux si je vous entends encore prononcer le moindre mot. Sachant que vos résultats ne sont déjà pas bien glorieux, je doute fort que vous vouliez vous faire remarquer, hmm ? Le conseil de classe est dans deux semaines, et je suis sûr que vous savez à quel point le coefficient de mathématiques compte dans votre filière, a déclaré Mosier d'un ton très calme.
- Il me demandait du blanc, suis-je intervenu en montrant le précieux ustensile que je tenais du bout des doigts.
- C'est la dernière fois.
Nous avons hoché la tête de concert. J'ai passé le reste de l'heure à écrire les réponses dont j'étais sûr à l'intérieur de mon poignet à l'encre effaçable.
- On sort, ce soir ? ai-je demandé avec espoir en sortant dans le couloir.
- Mec, je te suivrai jusqu'en Australie si je le pouvais, et encore plus en ce moment, mais je crois que mes parents sortent et que je dois garder les petites.
Ça l'enchantait peu, manifestement.
- Je peux taper l'incruste ? Mon père ne rentre pas cette nuit.
Il m'a jeté un coup d'œil très suspicieux.
- Je peux savoir pourquoi passer la nuit avec une fille comme Cassiopée t'a à ce point fait perdre toute foi en l'humanité ?
J'ai ri jaune.
- On ne compte pas se revoir. Je t'ai déjà dit que je ne voulais pas sortir avec elle. On a mis les choses au point, on s'est séparés en se serrant la main aussi dignement que des hommes politiques, et...
- Stark, tu es le seul à croire ce que tu racontes.
- Oh, ça va, lâche-moi.
Gabriel a soupiré devant mon humeur de chien, et a envoyé un message à sa mère pour la prévenir que je passerai la nuit chez eux.
- Bon, tu racontes, oui ou merde ?
Les murs jaunes du premier étage ont laissé place au bleu pastel du deuxième palier. J'ai soupiré. Et j'ai lâché :
- Elle ne veut plus qu'on se voit.
- Tu es si mauvais que ça ? Vu ce que Tarah clame partout, tu ne te débrouilles pourtant pas si mal, a pitoyablement répondu Gabriel.
- Tarah quoi ?
- Rien, rien.
J'ai laissé tomber. Je n'avais aucune envie de me prendre la tête et encore moins pour quelqu'un comme Tarah.
- Elle ne veut pas s'attacher sous prétexte qu'elle ne veut pas heurter un potentiel copain le jour où elle fera une connerie.
Gabriel a esquivé savamment la foule autour de nous et nous nous sommes retrouvés dix mètres plus loin dans une portion du couloir moins bondée.
- Comment tu t'es retrouvé chez elle, déjà ?
- Je l'ai empêchée de sauter du quatrième étage, ai-je marmonné.
Mes doigts gardaient l'empreinte de son toucher, de sa taille que j'avais serrée comme si ma propre vie en dépendait pour l'empêcher de tomber. J'ai serré les poings. Je sentais presque son odeur. Il faudrait que je pense à laver les affaires que je lui avais données. Elles aussi devaient sentir sa lessive.
J'avais l'impression d'être dans une phase de rupture un peu ridicule, et ce n'était pas une impression agréable. Du tout.
J'ai levé les yeux. Gabriel me regardait étrangement. Son regard était plus lourd qu'habituellement. Il semblait plus âgé, plus fatigué, et plus triste. C'était comme quelqu'un que je ne connaissais pas.
- Gab, ça va ?
Il a été tiré de sa transe, et ses yeux ont pétillé à nouveau.
- Euh, oui. Tu vas tout reprendre depuis le début, OK ? Je connais déjà une partie de l'histoire, mais ce serait cool de me tenir au jus.
Alors je lui ai raconté en détails. S'il y avait bien une personne à qui je pouvais me confier, c'était lui. Depuis que nous étions gamins, nous nous faisions aveuglément confiance.
Parler de Cassiopée m'a fait du bien, parce qu'au fond je n'avais jamais parlé d'elle à qui que ce soit. Je n'ai pas été spécialement ravi de constater que Gabriel savait déjà beaucoup, sans doute de sa conversation de la veille avec elle, mais ça n'a pas entravé la suite de mon récit.
- Elle avait pourtant l'air tellement cool, a marmonné Gabriel. Je ne pensais pas que ça aurait pu prendre cette tournure.
Il s'est appuyé contre le mur en mordant sa lèvre inférieure, une habitude qu'encore une fois je l'avais vue adopter quand nous étions en primaire.
- C'est dégueulasse, a-t-il conclu fermement.
- Je sais.
- Tu vas la laisser filer ?
Je n'avais aucune envie de la laisser, d'autant plus que je savais que rien ne la retiendrait ici. Mais ma fierté m'empêchait de retourner vers elle.
- Pour l'instant, oui.
- Et si elle fait une connerie pendant ce laps de temps ?
- Qu'est-ce que tu veux ? Elle est grande, elle fait ce que bon lui semble.
- Tu ne peux pas dire ça quand il s'agit de vie humaine, Stark.
- Je sais.
Quand j'ai tourné la tête, j'ai vu Harry Dersh qui embrassait Tarah Edison contre un mur de manière assez torride pour que les élèves s'écartent prudemment en les voyant. Ça m'a dégoûté.
- Je sais, ai-je répété.
- Houlà, tu as raison, tu dois sortir. Dès qu'on a couché les gamines, on sort, d'accord ?
- Ouais...
Gabriel avait trois sœurs. Lui, c'était l'aîné, bientôt dix-sept fiers printemps et une ironie acérée. Ada, neuf ans, était étonnamment mature, et je la considérais presque comme ma propre sœur puisque je l'avais quasiment vue naître. Ensuite, il y avait eu les jumelles de deux ans, Cléo et Nausicaa, au grand désespoir de Gabriel. Il était encore plus à cran ces temps-ci, soupçonnant sa mère d'être encore enceinte à cause de ses fréquents rendez-vous chez le médecin.
Nous sommes rentrés en cours de français, nous avons pris la troisième table de la rangée contre la fenêtre, et contre toute attente, j'ai réussi à m'endormir.
Gabriel m'a accompagné chez moi après les cours pour que je fasse mon sac. Sa mère avait répondu positivement à sa demande de m'accueillir, comme d'habitude. J'avais la chance incroyable d'entretenir de très bonnes relations avec les parents de mes deux meilleurs amis. Une chance également que Gabriel n'habite qu'à cinq minutes à pied de chez moi.
J'avais à peine ouvert la porte d'entrée que Gabriel s'est jeté vers la porte de la cuisine en me demandant si j'avais racheté des chips au barbecue. J'ai répondu positivement avant de monter les escaliers, faisant semblant de ne pas entendre ses braillement de bonheur quand il a trouvé le paquet encore plein.
Mon portable a sonné alors que j'étais dans ma chambre en train de ramasser ma chemise que j'avais prêtée à Cassiopée. Je l'ai portée à mon nez, prudent. C'était l'odeur de sa maison. J'ai décroché alors que je la portais jusqu'à la salle de bain avec dégoût.
J'ai collé le portable à mon oreille en jetant un vieux T-shirt dans mon sac. C'était mon père.
D'ordinaire, il n'appelait que pour me dire qu'il ne rentrait pas, ou pour une mauvaise nouvelle. Mais pas là. Il m'a simplement demandé si tout allait bien, si j'étais rentré, si mon ami était remis. Surprenant. Il se souciait rarement de mon état.
Une fois dehors, nous avons mangé le reste du paquet de chips avec Gabriel, jusqu'au portail de sa maison, où Ada nous attendait déjà. Elle s'est jetée sur le perron et a couru jusqu'à son grand frère qui l'a rattrapée au vol en manquant de tomber.
- T'es lourde, Ada, a grogné Gab alors qu'elle ne se détachait pas de lui.
- Même pas ! Erwan, tu dors là ce soir ?
Elle s'est jetée sur moi à son tour. Je lui ai rendu son étreinte. Elle avait l'air heureuse de me voir. J'étais habitué à la famille de Gabriel et je savais que c'étaient des gens incroyables, mais j'étais toujours heureux de voir que les gens appréciaient ma présence ici.
- Oui.
- Ohh, trop bien !
- Oui, sauf que toi tu vas aller dormir, et rapidement, a marmonné Gabriel alors que sa sœur faisait semblant de ne pas l'entendre. Tiens, salut maman !
Cécile, la mère de Gabriel, était la femme la plus douce et aimante que j'avais jamais rencontrée. Elle était également l'une des rares personnes de mon entourage à avoir très bien connu ma mère. Elles étaient quasiment meilleures amies, se confiaient l'une à l'autre, et s'étaient connues par hasard alors que nous avions à peine moins d'un an. Depuis, nous fêtions tous nos anniversaires ensemble et passions la plupart du temps chez l'un ou l'autre.
Quand ma mère était partie sans dire au revoir à personne, Cécile m'a élevé comme son propre fils, et quand Cameron est arrivé en ville huit ans plus tard il est devenu un membre de plus dans notre fratrie.
- Erwan !
Cécile attendait sur le palier en essuyant ses mains pleines de farine sur son tablier. Mon cœur s'est soulevé et un large sourire a éclairé mon visage. Ça faisait longtemps que je ne l'avais pas vue. Je ne m'étais pas rendu compte d'à quel point elle m'avait manqué. Elle m'a serré contre elle à m'en faire craquer les côtes, avant de se réprimander toute seule.
- Mon pauvre chéri, je t'ai mis de la farine partout. Excuse-moi, je vous préparais des pizzas.
- Tu n'es pas obligée, tu sais, ai-je répondu un peu maladroitement alors qu'Ada essayait à nouveau de me sauter dessus.
- Rentrez vite, vous allez prendre froid ! Gabriel, mon chéri, où est ton pull ?
- Dans mon sac, m'man. Il fait bon. Et moi aussi je suis ravi de te voir.
- Ne fais pas ton ronchon, viens dans la cuisine ! Je voulais t'annoncer la nouvelle d'abord, mais puisque Erwan est là, je vais faire d'une pierre deux coups ! Après tout, tu fais partie de la famille, a-t-elle dit avec des yeux pétillants en se mettant sur la pointe des pieds pour ébouriffer mes cheveux.
Cécile Van Eliados (nom que Gabriel avait toujours détesté) avait des cheveux auburn quasiment toujours retenus en une coiffure élégante, et des yeux vert foncé, qui tiraient sur le noisette si on s'approchait assez pour bien regarder. Ce jour-ci, elle semblait particulièrement heureuse. La joie éclatait dans ses yeux comme un feu d'artifice, et cette joie était toujours contagieuse, peu importe comment je pouvais me sentir.
Ma colère, un peu retombée, s'est quasiment évaporée rien qu'à la vue de cette maison et de ses habitants. Il ne restait à présent qu'un petit coup amer de l'humiliation que Cassiopée m'avait fait subir. Mais qu'importe, je ne voulais pas penser à elle. Elle avait fait son choix.
Le couloir carrelé de rouge foncé menait à un escalier qu'on empruntait pour rejoindre les chambres. A gauche de ce couloir, derrière une porte blanche et vitrée, se tenait la cuisine, à droite, le salon, qui faisait office de salle à manger, où Nausicaa et Cléo jouaient tranquillement avec des animaux en plastique.
Quand Cléo m'a vu, son visage rond s'est vivement éclairé. Nausicaa et elle avaient toutes les deux les yeux de leur mère, contrairement à Gabriel, le seul à avoir écopé d'un regard bleu intense, contrairement à Ada qui ne perdait pas une occasion de se plaindre de son regard noisette.
Je me sentais mille fois plus ici chez moi que dans ma propre maison, et je voyais mille fois plus les parents de Gabriel que mes propres géniteurs.
- Ada, surveille tes sœurs, s'il te plaît, a dit Cécile, rayonnante. Je dois parler à Erwan et Gab.
Ada a joyeusement rejoint le canapé en changeant de chaîne sur la télévision.
- Tu m'appelles si tu as besoin d'aide, d'accord ?
- Promis mon cœur, merci.
Elle m'a souri. Gabriel a exprimé avec élégance son besoin d'aller aux toilettes et Cécile m'a fait entrer dans la cuisine. Je me suis assis sur une des chaises pendant qu'elle pétrissait sa pâte à pizza.
- Il n'y aura plus qu'à les mettre au four ensuite, vous saurez vous y prendre ? Comment tu vas, mon grand ?
- Oui, ne t'inquiète pas. Et ça va. J'essaye de bosser un peu en ce moment. Papa est encore plus absent que l'année dernière.
- Si tu veux venir ici il n'y a absolument aucun problème, d'accord ? a-t-elle dit avec sérieux. Pierre peut même t'aider en éco ou en maths, si tu veux...
- C'est vraiment gentil, merci.
Elle souriait tellement que la nouvelle qu'elle devait nous annoncer devait vraiment être exceptionnelle.
- C'est vraiment gentil d'être là pour Gabriel en ce moment, a ajouté Cécile. Tu sais, il paraît que la famille de Dana va réaménager dans le quartier.
- Vraiment ?
J'espérais de tout cœur que ce n'était pas la grande nouvelle qu'elle devait nous dire, parce que sinon les réactions allaient être un peu plus nuancées que prévu.
- Est-ce qu'il le sait ?
- Je n'en ai pas parlé avec lui. Je suppose que oui. C'est son ancien groupe d'amis qui raconte ça à qui veut l'entendre. Si tu veux mon avis, il n'est toujours pas passé à autre chose.
Elle a soupiré légèrement, et son regard s'est baissé, un peu moins joyeux.
- Il ne va vraiment pas bien, en ce moment. J'espère qu'il n'a rien de grave. Même le théâtre ne semble plus autant le motiver qu'auparavant.
- J'ai remarqué, aussi. Dana ne va rien arranger.
Elle a attrapé l'emmental sur la table, et en a saupoudré à volonté sur la pizza.
- C'était une jeune fille absolument charmante. Si j'avais su ce qu'elle allait faire à mon fils, je ne l'aurai jamais laissée entrer dans la maison.
J'ai haussé les épaules en essayant de visualiser ce que le retour de Dana pourrait entraîner comme complications. Et ma conclusion a été qu'il y aurait des tas de foutues complications.
Gabriel est revenu des toilettes juste après cet échange en sifflotant.
- Tu as besoin d'aide, maman ?
- Non non, assieds-toi mon chéri.
Cécile a posé ses deux mains sur la table et nous a regardés à tour de rôle avec un immense sourire aux lèvres.
- Gabriel, tu vas encore avoir un petit frère ou une petite sœur.
- Félicitations, ai-je sincèrement répondu tout en redoutant la réponse de mon voisin.
- Quoi ? a articulé Gabriel, blanc comme un linge.
- Oui ! C'est incroyable. Nous fêtons ça avec ton père ce soir au restaurant. Je suis tellement heureuse, Gab, si tu savais !
Gabriel semblait partagé entre l'idée de la serrer dans ses bras et de quitter la maison en hurlant. Mais il a plaqué un sourire sur son visage, s'est levé, et a étreint sa mère qui s'est accrochée à lui, les larmes aux yeux, en répandant de la farine partout sur le pull de son fils.
La sonnette a retenti, et Cécile a écarquillé les yeux.
- Oh ! Voilà justement ton père ! Je peux te demander de finir les pizzas, Gab ? Je suis désolée, je m'y suis prise un peu tard, apparemment. Il faut absolument que j'aille me préparer. Erwan, mon chéri, va ouvrir à Pierre s'il te plaît, dis-lui que je suis sous la douche. Il ne faut surtout pas qu'il me voit dans cet état alors que je lui avais promis d'être apprêtée !
Gabriel a levé les yeux au ciel alors que Cécile sortait de la cuisine en se grandissant pour m'embrasser sur la joue.
- Génial. Vraiment, génial, a-t-il marmonné. Je peux déménager chez toi ?
- Je ne suis pas sûr que tes parents approuveraient, ai-je répondu en me dirigeant vers la porte d'entrée.
Le père de Gabriel lui ressemblait un peu, mais avec des kilos en plus, un visage plus rond, et des cheveux un peu plus clairs par-dessus ses yeux bleus. Son visage s'est éclairé en me voyant.
- Salut Pierre, et félicitations. Cécile vient de vendre la mèche.
- Oh, Erwan, quelle surprise, merci ! Ça fait un moment qu'on ne t'a pas vu, tu passes la nuit ici ?
- Il semblerait, oui.
- Où est ma femme ? s'est enquis Pierre en s'essuyant les pieds sur le paillasson.
J'ai fait une petite grimace.
- Officiellement, sous la douche, dans les faits, je crois qu'elle essaye de s'habiller en panique pour le restaurant. Ne lui dis pas que je te l'ai dit, ai-je ajouté en souriant.
Pierre a éclaté de rire, ce qui a fait sortir son fils, encore morose, de la cuisine.
- C'est promis ! Amusez-vous bien, les garçons !
Cléo et Nausicaa se sont couchées tôt et sans faire trop d'histoires, fort heureusement, et Gabriel s'est personnellement occupé du cas d'Ada en la faisant dégager sur canapé. D'abord outrée, elle est ensuite rapidement remontée dans sa chambre. Elle a beaucoup moins bien pris l'ordre de son frère de calmer les jumelles seule si elles se réveillaient, mais elle n'a pas relevé.
- Alors ? a demandé Gabriel en baissant le volume de la télévision. On sort ?
Il avait l'air vraiment maussade depuis que ses parents nous avaient laissés seuls. Plus le temps passait et plus j'étais convaincu qu'il avait très mal pris la nouvelle du quatrième frangin.
- Vite fait. Juste se balader dehors avant que tes parents ne rentrent.
Il a haussé les épaules.
- J'espère au moins que ce ne sont pas des jumeaux, a-t-il grogné en se levant pour mettre ses chaussures.
Une fois dehors, nous avons commencé à marcher machinalement. Gabriel a vérifié l'heure. Nous avions à peu près deux heures devant nous avant de devoir rentrer pour le retour de ses parents.
J'ai eu l'envie d'aborder le sujet Dana, parce qu'il allait bien falloir s'y coller un jour, même si Gabriel n'était certainement pas de bonne humeur. Surtout si elle revenait en ville. Elle était partie en juillet dernier en Grèce avec ses parents et son petit frère. Je me demandais pourquoi ils revenaient si tôt après leur déménagement. Heureusement (ou pas, du point de vue de Gabriel) ils n'avaient pas vendu leur maison dans le coin, ayant pour but d'y retourner l'été.
J'avais plutôt bien connu Dana. Elle avait été une très proche amie de Tarah, en moins blonde et en moins fausse en surface. Elle était d'une assurance hors norme, d'une fragilité extrême, d'un sens de l'humour qui faisait malheureusement écho à celui de Gabriel, et d'une gentillesse à toute épreuve. Il m'arrivait souvent de me demander comment un tel amour entre ces deux fous avait été possible alors qu'ils n'avaient été qu'au lycée ; à croire qu'ils avaient passé toute la vie à apprendre à s'aimer.
- Tu sais, pour Dana ?
- Qu'est-ce qu'elle a, encore, Dana ?
- Elle va revenir.
Il faisait franchement frais à cette heure-ci, mais c'était assez doux pour être agréable. Il n'y avait pas de vent glacé, juste une ambiance calme et paisible entre les hautes maisons.
- Ce n'est pas sûr, a lâché Gabriel avec un rictus. Et puis je n'ai pas de compte à lui rendre. Si elle revient, je ne lui parlerai juste pas.
- Ouais...
J'étais peu convaincu. J'étais plutôt du genre à croire qu'il serait plus déstabilisé qu'autre chose par son retour.
- Je peux te poser une question à laquelle tu répondras sincèrement ?
Je m'attendais à toutes les questions sur Dana possibles et imaginables. J'ai acquiescé.
- Tu ressens quoi pour Cassiopée ?
Sa question m'a tellement coupé l'herbe sous le pied que je me suis stoppé au beau milieu de la route. J'ai repris ma marche rapidement mais quelque chose dans l'air était différent. J'avais recommencé à penser à elle. Elle m'était complètement sortie de la tête l'espace de trois heures, et maintenant, ses remarques de ce matin avaient recommencé à me narguer.
- J'en sais rien.
C'était la réponse la plus honnête.
- Moi, je suis persuadé que tu sais, a répondu distraitement Gabriel en shootant dans un caillou.
Au lieu de démentir, j'ai réfléchi. Gabriel avait sans doute raison. Je ne m'étais jamais vraiment penché sur la question, et je n'avais jamais vraiment voulu penser à ce que je pouvais ressentir pour elle, puisque notre relation était basée sur une hypothétique absence mutuelle de sentiments.
- Elle me rend dingue.
- Ah ouais, quand même, a fait Gabriel, surpris.
- Non, pas dans ce sens. Dans le sens premier du terme. Elle est... complètement inaccessible. Incompréhensible, insaisissable, insupportable. Détestable. Et plein d'autres trucs en « able ». Ouais, c'est ça. Je la hais. Elle m'énerve.
- Si tu veux un point de vue objectif, ce n'est pas du tout l'impression que tu donnes.
Il ne me croyait clairement pas, pas plus que je ne me croyais moi-même. J'essayais piteusement de me raccrocher à la colère qui m'animait lors de nos premières rencontres, quand le fait de ne pas pouvoir la percer à jour m'agaçait.
- Elle m'a parlé de toi, hier, tu sais, a marmonné Gabriel en shootant dans un nouveau caillou que je lui ai renvoyé quelques pas plus loin.
- Et ?
- Je ne sais pas. Elle parlait de toi bizarrement.
J'ai soupiré.
- Donc ? Tu ressens quoi pour elle ?
- Elle me plaît, ai-je lâché. Et ça m'emmerde, parce que ce n'était pas supposé se passer comme ça. Du tout.
J'ai baissé les yeux. Je me sentais nu, et je détestais cette impression.
- Alors, qu'est-ce que ça fait d'aimer quelqu'un et de ne pas pouvoir être avec ?
- Rho, ça va. Je n'aipas dit que je l'aimais, d'accord, juste qu'elle me plaisait.
Il a eu un petit rire.
- Je sais. Mais après ça va vite.
- Ça m'énerve, ai-je encore lâché. Tarah était super simple à cerner ; c'était évident, limpide. Cassiopée, c'est impossible.
Nous avons tourné à gauche dans une nouvelle avenue. Il est resté silencieux, trop calme comparé à ses habituelles remarques acerbes sur Tarah.
- Et Dana ? me suis-je forcé à demander.
Un point de repère en plus ne ferait pas de mal.
- Non, pas de Dana.
- Gab, c'est donnant-donnant.
Il a cherché sans ses poches une cigarette qu'il n'a pas trouvée et a marmonné un ou deux trucs dans sa barbe avant de se tourner à nouveau vers moi.
- Dana n'était pas suicidaire, c'est tout. Je n'ai jamais eu besoin de l'empêcher de se tuer. Je ne l'ai jamais détestée quand je l'ai rencontrée. Elle ne m'a jamais demandé de partir, ni de m'éloigner. Dana n'est pas Cassiopée. Elle était tellement... belle, vive... Bon, elle a quand même fini par se faire démonter par un de mes potes, mais avant, elle était belle, vive, avec deux ou trois autres qualificatifs cool.
J'ai laissé passer un ange alors qu'il cherchait encore dans les poches de son jean.
- J'ai le droit d'enfin te demander des précisions ?
Il m'a jeté un coup d'œil narquois sous ses mèches brunes alors qu'il esquissait un sourire.
- Tu crois vraiment que je les lui ai demandées ?
J'ai levé les yeux au ciel.
- Oui, je peux te dire ce qui s'est passé contre une clope, a-t-il poursuivi.
- Je ne sais pas s'il m'en reste une.
Je suis parti à l'assaut de mes poches jusqu'à trouver le précieux paquet dans une poche intérieure de ma veste. Je lui ai tendu sa cigarette avec un briquet, et il a accueilli l'offre avec un nouveau sourire satisfait.
- En fait il n'y a pas grand chose à raconter, a-t-il dit en tirant sur sa clope avant de recracher un long jet de fumée. Elle a couché avec Tom, tu sais, le connard de l'équipe de basket, le frère de Joachim.
- Tom ? ai-je répété, sidéré, en tirant sur la cigarette qu'il m'a proposée.
- D'où ma décision d'arrêter le basket, a fait Gab en haussant les épaules comme si ça ne le touchait pas. Elle m'a annoncé ça comme une fleur à la fin des cours, juste avant de fondre en larmes. Elle m'a dit qu'elle regrettait, et je l'ai foutue dehors. La semaine d'après elle déménageait. Voilà.
Il faisait comme si ça ne l'atteignait plus mais il y avait tellement de rancœur dans sa voix qu'on avait l'impression qu'il vomissait sur la chaussée.
- Je peux te poser une question, moi aussi ? a-t-il tenté sans me regarder.
- Euh... ouais ?
Gabriel se recoiffait furieusement d'une main fiévreuse. Il n'avait pas l'habitude de parler de Dana, et je le voyais plus que jamais. Il était gêné.
- Est-ce qu'elle t'a déjà fait des avances, à toi ?
C'est à ce moment seulement que j'ai vraiment vu son orgueil blessé, et sa confiance réduite en morceaux. Il en venait sérieusement à se demander si Dana avait tenté quoi que ce soit avec moi ?
- Non. Elle était comme avec tous les autres : avenante, sympa, ouverte. D'esprit. Ouverte d'esprit.
- Mais pas que, a bougonné Gab en continuant de tirer sur sa mèche.
J'avais presque l'impression qu'il essayait de s'arracher les cheveux.
Il a alors lâché d'une traite, comme s'il avait attendu tous ces mois pour se livrer :
- Je hais l'amour. C'est de la merde. Je hais l'amour comme je hais Dana et je hais le fait de haïr un truc qui rend tout le monde heureux. Regarde Cameron et Melissa. Ils ont l'air intouchables. Des fois, j'ai envie de les frapper. Ce foutu amour leur a construit une carapace, moi, il m'a pété en deux.
Il a pris une profonde inspiration, et a tiré sur sa clope en faisant demi-tour, pour rentrer à la maison :
- Fais gaffe avec Cassiopée. Je veux pas te retrouver mal à cause d'une fille. Ce serait vraiment, vraiment con. Alors même si elle est canon, même si elle est géniale, t'approches pas trop. Parce que je te jure que quand l'amour te crame, tu le sens passer très, très profondément.
Les mots de Gabriel me sont restés en tête alors que j'essayais désespérément de m'endormir. Je me suis retourné sur mon matelas pour la énième fois alors que, dans son lit, cinquante centimètres au-dessus de moi, Gabriel ronflait allègrement. Je n'arrivais pas à dormir. Je devais réfléchir, et sérieusement.
Pas forcément à propos de Cassiopée, parce que j'étais bien trop fier pour ne penser qu'à elle.
Mais je devais penser à ma vie en général.
Pour la première fois depuis très, très longtemps, je me suis demandé où était ma mère en ce moment. Peut-être était-elle retournée en Suède. Ou peut-être avait-elle déménagé quelque part en France. Ou dans un autre pays. Mon père me donnait mes cartes d'anniversaire dépourvues d'enveloppes, je n'avais jamais lu sa nouvelle adresse. Je n'avais aucune idée d'où elle se trouvait sur le globe. S'était-elle remariée ? Avait-elle eu des enfants ?
Je me suis retourné à nouveau, fixant le mur de Gabriel où étaient accrochés d'innombrables posters de groupes de rock, mais aussi des citations qu'il avait écrites au feutre des années auparavant, des répliques de théâtre qu'il n'avait pas voulu oublier. Je les connaissais par cœur à force de venir ici.
J'ai délaissé les pensées de ma mère une minute.
Où est-ce que j'allais ? Qu'est-ce que j'allais faire de ma vie ?
Je passais mes journées à ne rien faire, je ne suivais pas les cours, je n'avais aucun projet de vie, nulle part où aller, personne qui m'attendait. Bien sûr, comme la plupart des amis, nous avions comme projet avec Cameron et Gabriel de devenir colocataires, mais je savais tout comme eux que c'était loin d'être notre premier objectif. Cameron voulait être avocat, et y employait la plupart de son énergie. Il voulait aussi retourner en Bulgarie, son pays d'origine où toute sa famille vivait.
Gabriel, lui, c'était le théâtre. Il aimait tellement ça, depuis tout gamin, ça en devenait affolant. Je me souvenais de quand il avait commencé, à sept ans. Il n'avait jamais arrêté. Le théâtre avait toujours été la seule constante dans sa vie, sa passion, sa raison de s'accrocher. Je l'enviais, parfois. Lui, il avait un point de repère, une étoile du berger. Il ne parlait pas souvent de sa passion, parce que, globalement, Gab était une personne qui ne parlait pas beaucoup de lui. Mais pour assister à toutes ses représentations depuis qu'on était gosses, j'avais vu son évolution, je l'avais vu grandir, et je l'admirais vraiment pour ça.
Moi, je n'avais pas de talent particulier, je ne mettais de cœur à rien. Je n'aimais ni les sciences, ni les langues. Je ne voulais rien. Je n'avais envie de rien.
Et Cassiopée ? Parce que oui, je pensais à elle, bien malgré moi. Allait-elle sauter, maintenant que plus personne n'était là ?
Le problème n'était pas que je sois là ou pas. Le problème c'est que moi parti, il n'y avait plus personne. Du moins, à ma connaissance.
Au fond, j'avais l'impression qu'elle pensait avoir déjà fait confiance par le passé et qu'elle ne voulait pas reproduire cette erreur. Est-ce que Luke avait encore sa place dans cette histoire ? Est-ce que je faisais fausse route ? Peut-être voulait-elle simplement vraiment rester seule, sans l'aide de personne.
J'avais vraiment du malà avaler ses mots de la matinée.
Dépité, je me suis couché sur le dos.
Ce n'était probablement qu'une période. J'allais trouver ce qui n'allait pas, naturellement. Tout le monde allait trouver. Chacun allait finir à sa place, dans le plus parfait des mondes, comme la société le veut.
Je me suis finalement assis sur mon matelas, repoussant mes couvertures. Je me suis levé. J'ai descendu les escaliers, pénétré dans la cuisine, me suis servi un verre d'eau avant de m'asseoir à la table.
J'avais chaud, maintenant. Très chaud. Je transpirais à grosses gouttes. Je paniquais un peu. Mon cœur battait fort.
« Respire. »
J'ai gonflé mes poumons d'air brûlant, et j'ai expiré le plus longuement possible.
- 'Wan ?
Je connaissais cette voix. J'ai tourné la tête.
- Nausicaa, tu devrais dormir.
Elle a secoué la tête, a couru vers moi en titubant et a accroché ma jambe pour la serrer contre elle. Comme je ne portais qu'un caleçon et un T-shirt enfilé en quatrième vitesse, je sentais qu'elle aussi était brûlante. Je l'ai attrapée et je l'ai posée sur mes genoux. Elle s'est serrée contre moi. Je lui ai rendu son étreinte, et à ma grande surprise, son contact m'a calmé. C'est à ce moment que Pierre et Cécile sont rentrés, le plus doucement possible, sans faire de bruit. Ils sont passés devant la cuisine.
- Nausicaa ? Erwan ? Tout va bien ?
- Oui, ça va. J'ai un peu de mal à dormir, et Nausicaa m'a rejoint. Je pense qu'elle a dû m'entendre descendre les escaliers.
- Tu es tout pâle.
- La fatigue, sans doute. Je ne sais pas pourquoi je n'arrive pas à trouver le sommeil.
- Je vais coucher Nausicaa et je vais dormir, a dit Cécile.
- 'Wan ! a protesté Nausicaa en me serrant contre elle.
Quels arguments frappants.
- Erwan sera là demain, mon cœur, a soupiré Cécile, découragée.
- Le resto était bon ? ai-je demandé pour changer de sujet.
- Succulent, a dit Pierre en enlevant son manteau. Les quatre couverts, dans la grande rue, le service est impeccable, et ce sont des gens très polis et respectueux. Nous y retournerons.
- Bonne nuit, Cécile, ai-je dit alors qu'elle approchait pour m'embrasser sur le front et récupérer sa fille. Et encore félicitations à vous deux.
- Tu es un amour, Erwan. Nausicaa, allez, ne fais pas la difficile !
- 'Wan !
- Je viendrai te réveiller demain, d'accord ? ai-je proposé sans vraiment savoir si elle comprenait un traître mot de ce que je racontais.
Elle a fait la moue mais n'a pas protesté quand sa mère l'a prise dans ses bras après que j'aie déposé un baiser dans ses cheveux bruns. Pierre est resté un moment alors que je finissais mon verre.
- Pourquoi tu n'arrives pas à dormir, mon grand ?
- Sais pas. J'ai la tête pleine.
- Une fille ?
- Ma mère, ai-je partiellement menti.
- Tu veux savoir quelque chose en particulier ?
Pierre s'est assis en face de moi avec un verre d'eau dans la main. J'ai haussé les épaules.
- Vous savez pourquoi elle est partie ?
- Hélas, non. Ça a beaucoup affecté Cécile et elle en sait sans doute plus que moi sur le sujet. J'aimais beaucoup ta mère, tu sais. C'était une femme incroyable. Tu lui ressembles de plus en plus en grandissant. Tu as ses yeux.
- Je ne suis pas sûr de vouloir lui ressembler, ai-je prudemment avancé.
- Je sais que c'est difficile, fiston. Si tu veux que je demande à Cécile d'essayer de renouer contact pour savoir où elle est et ce qu'elle devient...
- Merci. J'y réfléchirai. Mais je ne sais pas si je suis prêt à la revoir ou à lui parler. Elle est partie sans un mot et sans jamais revenir. Alors je ne sais pas si je devrais essayer...
- Oui, je comprends. Tu sais, tu es quelqu'un de très courageux. Cécile veut toujours que tu restes plus longtemps quand tu passes à la maison. Avec le bébé, bientôt, ça sera sans doute un peu plus compliqué, mais on se serra, tu sais. Tu seras vraiment toujours le bienvenu ici.
- C'est gentil, Pierre. Bonne nuit.
Cette conversation m'avait un peu remonté le moral, mais j'avais besoin d'être un peu seul. Je lui ai souri, et je suis remonté dans la chambre de Gabriel. Au lieu de chercher à dormir, j'ai scruté le ciel depuis la fenêtre en essayant de trouver le W de Cassiopée dans le ciel.
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