Chapitre 15
Chapitre XV
Erwan
J'ai fait asseoir Cassiopée sur son canapé. Ses mains étaient glacées, et elle tremblait. J'ai attrapé la couverture de son lit, et elle s'y est emmitouflée. Je me suis assis à côté d'elle, sans savoir quoi faire, jusqu'à ce qu'elle prenne tendrement mon visage dans sa main. Elle a fait glisser son index le long de ma joue, et je me suis pris à me demander s'il restait des traces de larmes sur mon visage. Et j'ai frissonné. Et je me suis dit que merde, je lui avais sauvé la vie, et que merde, elle était vraiment belle.
Sauvé la vie.
Elle a promené sa main jusqu'à mes cheveux encore humides, et un sourire ému a fendu son visage, moins lumineux que Son Sourire, mais tellement sincère que mon cœur s'est retourné.
Ça aurait été le moment parfait pour une tirade, un moment émouvant, ou plus, mais seul un mot a fendu ses lèvres.
- Merci.
J'ai attrapé sa main dont le pouce parcourait ma mâchoire, et je ne savais pas trop ce que je m'apprêtais à faire, un truc que j'aurai sans doute regretté, mais une femme que j'ai reconnue comme sa mère est entrée.
- Cassy, la porte d'entrée était ouverte et je...
Selena Bonham s'est stoppée net alors que Cassiopée laissait tomber sa main le long de son corps serré dans sa couverture. Elle a paru surprise, m'a longuement détaillé. Elle avait les yeux un peu rouges ; comme si elle avait pleuré. Si je l'avais croisée dans la rue, avec ses cheveux noirs et son regard bleu perçant, je n'aurai jamais deviné de qui elle était la mère. La seule chose qu'elle avait en commun avec Cassiopée était son élégance, sa distance.
- Je peux savoir qui vous êtes, jeune homme, et ce que vous faites dans ma maison ?
- Erwan Stark, madame.
- Tu ne m'avais pas dit que tu avais un petit ami, Cassiopée.
Sa fille est restée silencieuse, et Bonham a arboré un regard sceptique, perçant, glacial. Je me suis senti obligé de me justifier.
- Sans doute parce que je ne suis pas son petit ami.
Mme Bonham a soulevé un sourcil épilé avant d'ouvrir la bouche. Elle a croisé le regard de sa fille ; elle s'est tue. J'avais la nette impression qu'elle venait de se souvenir de l'état dans lequel elle avait récupéré Cassiopée aujourd'hui.
- Peu importe..., a-t-elle murmuré. Cassy, j'aimerais te parler. Monsieur Stark, vous avez un moyen de rentrer chez vous ?
Demande on ne peut plus polie dégager. Cassiopée s'est dégagée de sa couverture. Elle ressemblait à un fantôme dans sa robe blanche, au tissu encore humide, et son teint blafard.
- Descends avec nous, a suggéré Cassiopée en pressant ma main. Tu pourras rencontrer mon père.
J'aurai mille fois préféré rester là à regarder la pluie, mais la pression contre mes doigts m'a fait changer d'avis. J'ai grimacé devant l'influence qu'elle avait sur moi, mais j'ai fini par la suivre. J'ai descendu les escaliers jusqu'à l'étage inférieur.
Le père de Cassiopée semblait fatigué et accablé. Il avait les cheveux courts, un début de calvitie, un ventre un peu rond rendu sous sa chemise blanche, une barbe de trois jours. Cassiopée a toussoté pour signaler sa présence.
- Papa... voici Erwan... C'est un ami qui m'a considérablement aidée aujourd'hui...
Il a sursauté.
- Bonsoir ma chérie.
Il m'a presque semblé voir des larmes dans ses yeux quand il l'a serrée contre lui de toutes ses forces. L'amour paternel qui se dégageait de leur étreinte m'a mis mal à l'aise. L'image de mon père ne quittait plus mon esprit.
- Comment tu te sens ? a demandé son père dans un souffle.
- Ça va, papa.
- Tu es sûre ? Tu as besoin de quelque chose ?
Selena Bonham a reniflé dédaigneusement. Je n'étais pas à ma place. J'ai failli tourner les talons et m'en aller.
Mais Cassiopée s'est dégagée des bras de son père et s'est à nouveau tournée vers moi, alors que le regard de sa mère me cuisait la nuque.
- Tristan Bonham, a salué le père de Cassiopée d'un ton bourru en me tendant une main que j'ai serrée.
- Erwan Stark.
Je me suis raclé la gorge. Mme Bonham ne me quittait toujours pas des yeux.
- Je pense que je devrai vous laisser.
Les yeux de Cassiopée se sont assombris. Elle a baissé la tête, alors que sa mère esquissait un sourire forcé.
- Merci d'avoir été la pour notre fille aujourd'hui, Luke. Si vous désirez que je vous raccomp...
- Maman, c'est Erwan, a coupé Cassiopée en gardant les yeux baissés.
- Luke était blond, Selena, a renchéri le père de Cassiopée comme si c'était la seule chose qui nous différenciait.
Je me retrouvais à prier pour pouvoir partir d'ici.
- Maman... j'aimerais qu'il reste pour la nuit.
- Certainement pas. Tu as école demain. Depuis quand les garçons peuvent passer la nuit à la maison ?
- Maman... !
- Tristan, dis quelque chose, s'il te plaît.
Cassiopée avait l'air à deux doigts de fondre en larmes, à bout de nerfs. Son père l'a regardée quelques secondes avec tristesse, puis a haussé les épaules.
- Relativise, Selena. Regarde l'état dans lequel ta fille est rentrée de ta précieuse école. Je pense que cela justifie largement la présence de son ami ; à titre exceptionnel bien entendu.
Cassiopée a beaucoup mieux respiré, alors que j'étais dans un état indescriptible. Est-ce que je venais vraiment de signer pour une nuit avec Cassiopée ?
- Merci papa.
- Merci monsieur.
Mais Mme Bonham n'avait pas l'air de cet avis.
- Tu dépasses les limites, Cassiopée, a-t-elle dit de sa voix la plus froide. Dans le bureau du proviseur, c'était déjà beaucoup. Je n'ai pas du tout apprécié qu'on nous porte coupable avec ton père de ton état, et qu'on me pose toutes ces questions ridicules. Puis je sors une demi-heure, quand je reviens tu as invité un garçon dans ta chambre, et tu veux avoir le dernier mot ?
Elle a rejeté dédaigneusement la tête en arrière.
- Il n'en est pas question.
Décidément, je l'aimais de moins en moins.
Elle a tourné les yeux vers moi.
- Est-ce qu'il sait ?
- Pas tout, a répondu Cassiopée en se détournant.
Elle a essuyé une larme de sang qui coulait de son poignet, qui n'était ni nettoyé ni cicatrisé. Un haut-le-cœur m'a saisi et j'ai fermé les yeux.
- Je...
Tous les regards ont convergé vers moi. Pour la première fois depuis que j'avais retrouvé la compagnie de Cassiopée, je voulais vraiment m'éloigner d'elle.
- Tu peux aller chercher de quoi s'occuper de ça dans ma salle de bain ? m'a demandé Cassiopée en indiquant son poignet d'une léger signe de tête. Je vais avoir une petite discussion avec mes parents.
Meilleure excuse de tous les temps. J'ai hoché la tête, et j'ai monté les escaliers pour m'arrêter un étage plus haut, silencieux, écoutant ce qui se disait.
- Alors tu as recommencé.
Mme Bonham était terrifiante.
- Tu nous avais promis que tu allais bien, que tu allais mieux, et tu recommences tes conneries dès que nous avons le dos tourné. Tu veux vraiment retourner là-bas ?
- Maman...
- Est-ce que le proviseur l'a vu ?
Je respirais fort. Cette torture psychologique devait être insupportable à vivre quand on avait déjà du mal à résister à l'envie de se jeter par la fenêtre.
- Je n'en sais rien. J'imagine, oui.
- Tu imagines, oui ?
- Selena, ne crie pas. Cassiopée, ma chérie, viens t'asseoir.
Mais Cassiopée n'a pas bougé. J'essayais désespérément de lui insuffler de la force par la pensée.
- C'est la dernière fois que j'interromps une entrevue avec un client pour aller te récupérer après avoir fait l'intéressante au lycée. Tu penses que tu dois être fière de ça ? Qu'est-ce qui te prend de parler à tous ces gens de ce que tu fais ? Et Erwan, tu penses qu'il va rester ? Il est comme nous, Cassiopée, à un moment, il sera fatigué d'avoir trop donné.
- Selena, ça suffit.
- Maman, ça va. Je suis désolée.
Est-ce qu'elle venait vraiment de s'excuser ?
- Cassiopée, ma chérie, monte dans ta chambre, a murmuré Tristan. Ta mère a eu une dure journée.
Est-ce que c'était une vanne ? Cassiopée ne revenait pas d'Ibiza non plus !
Je n'ai pas eu le temps de m'énerver, je venais de comprendre que Cassiopée allait monter les escaliers, alors je me suis dépêché de filer.
Cassiopée a insisté pour se charger de ses plaies elle-même. Je me suis allongé sur son canapé et j'ai fermé les yeux. Sa mère était presque aussi indigne que la mienne. Une caresse sur mon front m'a empêché de m'endormir.
- On va manger, Erwan.
Et merde.
J'ai descendu les escaliers derrière elle, et rapidement je me suis retrouvé assis sur ma chaise, essayant de découper ma tranche de canard sans envoyer de légumes sur la nappe.
- Eh bien, a dit la mère de Cassiopée, assise bien droite comme si le dossier de la chaise lui écorchait le dos. Parle-nous un peu de toi... Erwan.
J'ai levé les yeux à temps pour que nos deux regards fassent de l'électricité. Je ne l'aimais pas, mais alors pas du tout.
- Je suis une personne très banale, Madame.
Elle a éclaté de rire alors que Cassiopée se raidissait. Tristan m'a jeté un regard inquiet. Au vu des réactions autour de la table, je venais de déclencher une petite guerre.
- Allons, jeune homme. Personne n'est vraiment banal. Nous avons tous nos... petits secrets. Nos histoires. Racontez-nous les vôtres.
Mme Bonham a ensuite levé son verre jusqu'à ses lèvres pulpeuses et parfaitement maquillées.
- Je suis né à Stockholm, ai-je lâché. Ma famille est retournée en France dans les mois qui ont suivis, et je n'ai jamais déménagé à nouveau.
De ce fait, les personnes que je côtoyais aujourd'hui faisaient en général partie de mon quotidien depuis des années. Ça faisait presque dix-sept ans que je connaissais Gabriel. Malgré tous mes efforts pour l'esquiver, j'ai finalement été obligé de croiser le regard pétillant de Cassiopée.
- Tu ne m'as jamais dit que tu étais suédois ! C'est incroyable, tu y es retourné, ensuite ? Comment c'est, là-haut ?
Cassiopée et sa soif de connaissances...
Je l'ai détaillée un instant, la façon dont elle agitait son verre dans sa main avec des rêves pleins les yeux et un demi-sourire qui semblait éclipser ses peines de la journée.
- Si j'y suis retourné, je n'en ai aucun souvenir. Ma mère est native, alors j'ai sans doute fait un saut là-bas quand j'étais gamin pour voir la famille. Mais Maman m'en parlait quand j'étais enfant ; j'ai grandi avec des légendes de Vikings et je me suis endormi avec les histoires de Thor et Odin. Elle me disait que c'était un pays magnifique.
Je me suis essuyé la bouche avec ma serviette, et Tristan m'a souri avant de m'encourager d'un signe de tête. Je me suis rendu compte que c'était la plus longue réplique que j'avais sortie de la soirée et j'ai aussitôt eu le sentiment d'avoir trop parlé.
- Que font vos parents comme métier ?
Mme Bonham ne se défaisait absolument pas des questions qu'elle avait à poser. J'avais presque l'impression qu'elle cherchait à voir quelle était ma valeur à travers l'histoire de ma famille ; c'est à dire une histoire plutôt nulle dont il manquait l'une des pièces maîtresses.
- Mon père est co-fondateur d'une entreprise à Genève. Il est parfois chargé de représenter la boîte à Paris, Lyon et Rome, alors il est souvent absent.
- Et votre mère ?
Je n'ai pas réussi à réprimer un petit sourire moqueur qui n'a échappé à personne.
- Ma mère a quitté le domicile familial quand j'avais six ans. Elle n'a jamais dit au revoir à personne, et les seules nouvelles que j'ai sont ses cartes d'anniversaire. Je n'ai aucune idée de ce qu'elle devient.
Comme je n'avais aucune envie de m'étendre sur le sujet, je me suis tu, et pour empêcher quiconque de me relancer, j'ai fourré un morceau de canard dans ma bouche.
- Je suis navré, a déclaré Tristan avec un ton très honnête et sincèrement contrit.
Sa femme, elle, me regardait comme si avoir grandi sans ma mère faisait de moi un évadé de prison.
- Désolée, en effet, a-t-elle lâché en ponctuant sa phrase d'un sourire mièvre. Vous avez des frères et sœurs ?
- Maman, a râlé Cassiopée. Ça va, arrête ton interrogatoire.
- Pas que je sache. Peut-être que ma mère a refait sa vie, mais je n'en ai pas connaissance, ai-je répondu calmement alors que ces questions commençaient sérieusement à me taper sur le système.
Cassiopée a ensuite sauté sur l'occasion pour changer de sujet.
- Maman, tu as passé une bonne journée ?
- Pas du tout. Figure-toi que quand on reçoit un coup de fil de la part du secrétaire du proviseur qui annonce que sa fille est dans un état « extrêmement grave », on passe rarement une bonne journée.
Cassiopée a baissé la tête et a posé ses couverts sur son assiette. Manifestement, elle n'avait plus faim. Je n'ai pas jugé utile d'intervenir. J'aurai tout le loisir de me prendre la tête avec sa mère plus tard, vu comme elle me pompait déjà l'air.
- Passer pour une mère indigne n'est pas un sentiment très agréable, a ajouté Mme Bonham en inclinant la tête avant de boire à son verre. Encore plus quand on a passé les deux dernières années à se plier en quatre pour le bonheur de sa fille.
Elle allait continuer longtemps à la faire culpabiliser comme ça ? Je me suis mordu la langue pour ne pas ouvrir la bouche, alors que Tristan volait au secours de Cassiopée.
- Le début de ma journée a été relativement correct. J'ai géré une affaire avec un client très exigent qui est reparti plutôt satisfait.
- Nous reparlerons de toute ça demain seuls à seuls avec Cassiopée, a tranché Mme Bonham en se levant dans un grand raclement de chaise. Cassy, va t'habiller et te préparer pour la nuit pendant que nous garderons ton petit ami ici pour des raisons évidentes.
Aïe. C'était super gênant, comme situation.
- Nous ne sommes pas..., ai-je commencé alors que Bonham battait l'air de sa main.
- Oui, oui, bien sûr. Tu déplieras aussi ton canapé, Cassy.
J'en venais à me demander si elle n'allait pas bâtir un mur pendant la nuit entre sa fille et moi.
Cassiopée s'est levée et m'a laissé seul avec ses parents. J'avais rarement connu de silence plus épais. Pour m'occuper, j'ai détaillé tout ce qui se trouvait autour de moi ; les pierres dans les murs, le poêle, le gros tapis, les bougies qui brûlaient sur la table de bois ciré, le comptoir gris qui nous séparait de la cuisine.
Mais, à l'instant où Cassiopée s'était levée, j'avais eu la certitude que cette conversation allait être beaucoup moins supportable que prévu.
- Cessons tout de suite ce jeu, Erwan Stark, a laissé tomber Mme Bonham comme une sentence.
Tristan lui a jeté un regard inquiet.
- Je peux savoir ce qui s'est passé cet après-midi ? Est-ce vous le jeune homme dont le proviseur m'a parlé ? Celui à qui « nous devons beaucoup » ?
- Peut-être, ai-je évasivement répondu.
Je n'ai pas développé pour elle, mais pour lui, Tristan, qui soudain semblait abattu par la pensée de l'état dans lequel j'avais pu récupérer sa fille.
- Je l'ai vue se diriger vers les toilettes et j'ai eu un mauvais pressentiment. J'ai décidé de la suivre.
- Dans les toilettes ? a ricané Mme Bonham. Vous êtes sûr qu'elle n'a pas essayé de se tuer sous la douche, aussi ? Ça serait bête de ne pas vérifier.
- Selena, voyons, calme-toi, a protesté son mari. Laisse-le finir.
Mais elle commençait vraiment à m'énerver. J'ai essayé de rester le plus calme possible :
- Pour qui me prenez-vous, exactement, Madame ?
J'ai relâché le couteau que je tenais dans ma main – on n'est jamais trop prudent.
- Votre fille a essayé de se suicider cet après-midi, et vous pensez que je l'ai suivie dans les toilettes pour la peloter ?
Je n'arrivais pas à cacher la note incrédule dans ma voix. Ah, et j'étais peut-être un chouïa agressif, vu le regard surpris que Tristan m'a lancé. Mais Mme Bonham a surpassé toutes mes attentes avec sa réponse :
- « Tentative de suicide » est un bien grand mot, Erwan. Nous parlons de simples cicatrices faites à la va-vite sur un bras. La seule fois où elle a tenté quelque chose de vraiment dangereux, c'est le jour où elle s'est retrouvée à l'hôpital. Mais depuis...
Elle a eu un sourire confiant.
- Depuis, elle va mieux.
Elle était tellement aveugle, ça me donnait envie de vomir.
- Cassiopée ne manque de rien. Tout ce dont elle a envie, elle l'obtient dans la seconde. Les médecins nous ont dit qu'elle allait mieux, qu'elle était guérie. Que tout allait redevenir comme avant, que nous serions à nouveau une famille.
Elle a levé des yeux gonflés d'espoir vers moi.
- Tout à l'heure, ce n'était qu'une manière d'attirer l'attention. C'est commun, à l'adolescence, de vouloir attirer les regards. J'image que c'est comme ça qu'elle vous a eu. Même si je n'apprécie pas de vous avoir retrouvé dans sa chambre.
Je suis resté de marbre devant cette nouvelle pique. Bon, apparemment, elle était persuadée que je couchais avec sa fille, et ça n'allait pas jouer en mon avantage.
- Vous ne saisissez pas l'ampleur de ce qui aurait pu se passer. Je l'ai vue.
J'ai baissé les yeux. C'était compliqué de soutenir le regard de ses parents qui se méprenaient sur mon compte et sur celui de Cassiopée. Je n'aurai jamais cru que ce soit si difficile de convaincre qui que ce soit.
Mais Selena Bonham était complètement tarée. Je n'ai compris que bien plus tard à quel point elle refusait de voir la détresse en sa fille. Pour l'heure, je ne voyais que ses grands yeux bleus rivés sur moi.
- Pourquoi êtes-vous venus à la maison ensuite ? a demandé Tristan d'un ton plus calme que celui de Mme Bonham.
- Parce que... j'ai eu une... intuition...
Je n'étais absolument pas crédible.
- J'avais envie de m'assurer que tout allait bien après aujourd'hui.
Je me suis concentré très fort sur la table cirée.
- Elle... hrmm...
J'ai levé la tête pour voir les yeux du père de Cassiopée. Lui, qui avait l'air bien plus sensible que sa femme, et qui m'écoutait avec toute l'attention du monde. Comment lui dire ça ?
D'un coup, brusquement ?
Sans doute la meilleure chose à faire.
- Elle allait se jeter par la fenêtre quand je suis arrivé.
Le silence a été insupportable, jusqu'à ce que Selena Bonham éclate de rire. Chacune de ses respirations envoyait une décharge dans ma moelle épinière. Je me suis raidi. Tristan, au moins, ne riait pas du tout.
- Voyons... la fenêtre... pauvre enfant, elle a dû avoir une dure journée.
Mais elle est complètement malade.
- Je me doute qu'elle est instable émotionnellement. C'est l'une des premières choses qu'on nous a dites à l'hôpital. Mais vous exagérez sans doute, Monsieur Stark.
J'ai passé les mains sous la table pour les essuyer de façon peu élégante sur mon jean. Elles avaient rarement été aussi moites.
- Selena, c'est sérieux, a supplié Tristan.
- Certainement pas. Elle va mieux. Elle va bien. Cassiopée va bien.
- Les médecins n'ont pas toujours raison, ai-je objecté d'une voix calme.
- Ma fille est beaucoup trop lâche pour oser sauter par la fenêtre.
- Je vous interdis, ai-je grogné dans un murmure rauque.
- J'ai dû mal entendre, a répondu Mme Bonham avec un sourire mielleux.
- Elle n'est pas guérie.
- Elle va bien !
- Je l'ai rattrapée au moment où elle sautait ! Merde, s'il vous plaît, croyez-moi !
Ça y est, je perdais mon calme.
- Pas de ça dans ma maison, jeune homme, a grondé Mme Bonham.
- Cassiopée a besoin de vous, ai-je tenté dans une affolante mièvrerie.
- On devrait l'écouter, Selena, il connaît Cassiopée, a murmuré Tristan.
- Personne ne connaît Cassiopée, a ricané Selena Bonham. Cette fille est comme un véritable fantôme.
Des bruits de pas m'ont fait tourner la tête. Cassiopée croisait les bras sur sa poitrine, le regard sombre. Quand elle a vu l'ambiance dans laquelle la pièce baignait, elle a fermé les paupières un court instant. J'avais la quasi-certitude qu'elle avait tout entendu.
Mme Bonham s'est levée avec un sourire pincé et a emmené sa fille à l'étage pour régler je ne savais quelle affaire, pendant que je passais une main fatiguée dans mes cheveux.
- Je suis désolé, Erwan, a dit Tristan après un petit moment, avant de passer au tutoiement. Je suis désolé que tu aies eu à assister à ça. Les choses sont difficiles depuis un moment, ici. Ce n'est pas vraiment comme ça que j'envisageais le seizième anniversaire de ma fille.
- Je suis tellement désolée, a murmuré Cassiopée dès que nous nous sommes retrouvés seuls. Je ne pensais pas que tu aurais à rencontrer ma mère aujourd'hui...
Elle s'est assise sur son lit, dans une position à mi-chemin entre une déesse grecque et un nu qui attend d'être peint. Elle semblait plutôt froide en cet instant. Je me suis assis sur un des coussins en bout de lit, pour ne pas créer de malaise avec une potentielle proximité.
Je venais d'appeler mon père pour lui dire que je ne dormais pas à la maison ce soir. Comme prévu, il n'en avait rien à foutre. Je lui avais raconté que j'étais chez un ami dans le besoin, et il avait répliqué qu'il partait le lendemain à Paris pour trois jours. Nous avions raccroché dans la même minute, n'ayant plus rien à nous dire.
J'entendais dans un coin de ma tête les remarques de Gabriel s'il avait été présent dans cette situation. Si je lui disais où j'étais, il ne manquerait pas de me briefer une demi-heure avec des remarques salaces et des ricanements pervers.
Parce que j'étais littéralement dans le lit de Cassiopée. Même si, pour être honnête, j'aurai préféré ne jamais m'y trouver dans cette situation.
- Mais nan, ai-je menti. Tes parents sont cool.
OK. Notre conversation n'était pas brûlante non plus. Elle a eu un sourire malheureux qui n'avait rien des attentes torrides de Gabriel, et elle s'est allongée complètement, son visage presque enfoui dans un coussin. Je ne pouvais pas m'empêcher de la regarder.
Elle devait passer le pire anniversaire de sa vie.
- Les jeunes, a hurlé la voix de Mme Bonham. Extinction des feux. Erwan, allez dans votre canapé et reposez-vous, tous les deux.
Elle a aussitôt fermé la porte, et j'ai soupiré. Le canapé déplié en bas n'avait absolument pas le même confort que ce matelas, et la simple idée de laisser Cassiopée seule pendant la nuit ne me mettait pas vraiment à l'aise.
J'ai esquissé un mouvement pour me mettre debout, mais elle a entouré sa main glacée autour de mon poignet. Je suis resté de marbre.
- Tu peux... rester ?
Elle était presque gênée.
- A moins que... euh...je ne sais pas, moi, que tu aies... une fille en vue ? Une copine ? J'en sais rien, quelque chose qui fasse que tu préfères aller en bas, parce que tu sais, je comprendrais, et puis il est cool ce canapé, bon il fait un peu de bruit, mais au fond c'est un meuble super gentil et...
- Eh, respire. Je reste, ça va.
Je ne vais juste pas dormir de la nuit.
C'était quasiment une certitude. Je savais que j'aurai du mal à fermer l'œil, et pourtant, j'ai souri d'un air de type confiant qui sait ce qu'il fait, alors que pas du tout. J'espérais qu'elle n'attendait rien de plus de moi ce soir, parce que mon cœur n'aurait pas supporté de choc en plus.
Bon. J'ai pris ça pour un cadeau d'anniversaire (sans savoir si c'était elle ou moi qui était le plus heureux que je dorme avec elle) et je me suis allongé à ses côtés. Elle a été un peu hésitante, puis s'est glissée contre moi, tout contre moi, jusqu'à poser la tête sur ma poitrine en laissant courir ses doigts sur mon torse. Elle s'est blottie de façon plus confortable, et je suis resté droit comme un soldat, incapable de faire un geste.
Son visage démaquillé dégageait une pureté rare qu'il m'était difficile de quitter des yeux. Elle a fermé les yeux. Sa main s'est doucement crispée et j'ai honteusement regretté la présence de mon T-shirt.
Bon sang, il y a encore deux semaines, sa présence m'était insupportable, alors pourquoi est-ce que j'avais l'impression que ses doigts étaient en feu ?
Elle a alors soufflé, de la plus douce des voix :
- Ne pars pas...
- Promis, ai-je répondu en passant le bras autour d'elle.
Elle a souri, tendrement, dans la lumière tamisée de la chambre. Sa douleur était presque palpable ; je la sentais dans notre étreinte. Et, plus doucement, comme un miel doucement coulé sur du poison virulent, son profond mal-être a semblé s'adoucir à mesure que sa respiration était plus calme. J'ai essayé tant bien que mal de fermer les yeux. J'ai chanté Joyeux anniversaire dans ma tête. Je l'ai sentie s'endormir. Son souffle, faiblissant, mais tangible, me rappelait à quel point j'avais été près de la perdre aujourd'hui, et à quel point j'étais chanceux de l'avoir contre moi à présent.
Et, malgré tous les moments plus brûlants les uns que les autres que j'avais passé avec des filles dans ma vie, celui-là restait sans hésiter l'un des plus intimes.
« Et à mon réveil, il était encore là » – Cassiopée
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