Chapitre 12

Chapitre XII

Erwan

- J'ai parlé à Cassiopée ! a lancé Gabriel ce lundi matin.

J'ai levé le nez de mon portable, faussement outré.

- Wow, Gabriel qui parle à une fille, dingue !

Cameron, occupé à embrasser Melissa contre un mur, a manqué le regard furieux de Gab à mon intention.

- Une vraie conversation, idiot. Pendant trois quarts d'heure, on n'a pas arrêté de parler. Elle avait un prof absent. Elle est géniale, t'avais raison.

Il a fait une moue approbatrice.

- Et t'as vu ses yeux ?

- Oui, j'ai vu ses yeux.

J'étais désagréablement surpris de voir que Gabriel avait mis moins de trois minutes à établir un échange avec Cassiopée, alors qu'il m'avait fallu des semaines, des clopes et une soirée pour avoir une vraie conversation avec elle.

- En plus d'être canon, elle est intelligente.

Il a posé avec brutalité une main sur mon épaule, comme s'il m'apprenait la vie, alors que tout ce qu'il disait, je le savais déjà.

- Fonce, mon grand, fonce.

- Hmm.

J'ai tourné la tête pour échapper au regard bleu beaucoup trop enthousiaste de Gabriel, et comme une malédiction, j'ai vu Cassiopée trois mètres plus loin, qui parlait avec Tarah et Ruby, une amie dépourvue d'intérêt de cette dernière. Gab a tourné les yeux, détaillant de haut en bas et d'un coup d'œil très appréciateur la silhouette de Cassiopée.

- Dire qu'elle a failli ne pas atterrir dans ce bahut cette année...

- Ah.

- Quelle perte ça aurait été.

Les mots « Cassiopée » et « perte » dans la même phrase m'ont procuré un inexplicable pincement au cœur.

- Elle... elle a l'air un peu triste, par contre, a lâché Gabriel d'un ton qui s'est perdu sur la fin de sa phrase.

Et il a arrêté de la mater pour tourner les yeux vers le vide. Il a fini par toussoter alors que je plissais les yeux, en me demandant ce qu'ils avaient pu se dire comme conneries.

- Je comprends pourquoi tu veux sortir avec elle.

- Je ne veux pas sortir avec elle.

Je me suis rendu compte que ça avait été une simple vanne, et je me suis senti obligé de changer de sujet, mais trop tard. Gabriel rebondissait déjà.

- Toi et moi, on sait que tu mens, et ce n'est pas moi qui vais te reprocher ton choix. Je pensais que les yeux violets étaient un mythe.

- OK, Gabriel, c'est bon, maintenant !

Cameron a choisi ce moment précis pour débouler avec Melissa échevelée dans les bras. Ils riaient beaucoup trop fort pour que ce soit naturel, et respiraient un bonheur que beaucoup d'élèves leur enviaient.

Une fois reposée au sol, Melissa a rectifié la longueur de sa robe-pull rouge sur ses cuisses, en recoiffant sa tignasse bouclée. Leur sourire époustouflant me donnait envie de les gifler tous les deux. Il y avait des jours où la solitude me comblait de bonheur, et où ils se sentaient obligés de nous afficher leur vie de couple sensationnelle.

J'ai subitement compris pourquoi Gabriel détestait autant les couples du lycée, et j'ai eu un aperçu de ce qu'il avait ressenti, coincé entre Melissa etTarah.

- Quoi, vous allez vous marier ? a sarcastiquement jeté Gabriel.

- Non, juste une ambiance latente de votre côté, a rétorqué Cameron.

Et, aussitôt, un éclat de voix a fendu le hall. Tout le monde s'est tu.

- Va te faire foutre !

C'était Tarah.

Cassiopée, juste en face d'elle, a esquissé un petit sourire, ces sourires que je haïssais, et a tourné les talons. Elle allait partir, quand Tarah a poursuivi :

- Tu veux jouer à ça, Bonham ? Tu veux que je balance ton secret ici ?

- Oh, Tarah, parle plutôt de toi à toute cette foule rassemblée à tes pieds, a répondu Cassiopée avec un geste gracieux vers les élèves.

Tarah éructait de rage. Je me suis levé, et Gabriel m'a jeté un regard alarmé.

- Ça fait quoi de passer deux mois dans un hôpital psychiatrique ?

Oh merde.

Je ne pouvais pas rester sans rien faire.

Parce que je voyais Cassiopée se retourner, lentement, le visage teinté d'horreur et de déni. Parce que je voyais son masque de sourires tomber. J'ai fait ce que je savais faire de mieux : intervenir au mauvais moment.

- La ferme, Tarah !

- C'est toi qui va la fermer, Stark !

Harry Dersh, le visage triomphant, se frayait un chemin à travers la foule. J'ai fait de même, laissant mes amis derrière moi, prenant place devant Cassiopée, alors que Dersh laissait ses potes motards derrière lui pour faire une entrée en scène spectaculaire.

J'entendais des murmures autour de moi, des murmures que Cassiopée entendait aussi.

- Deux mois ?

- Pourquoi ?

- Putain, un hôpital psychiatrique...

- Ça veut dire qu'elle est tarée ?

- Je t'avais bien dit qu'elle n'était pas normale !

J'ai entendu la respiration de Cassiopée se suspendre. Et même si je me foutais de la nature de mes sentiments pour elle, et même si je me foutais de savoir les raisons de cette dispute, et même si je me foutais de savoir qu'elle était allée à l'hôpital, je n'aurai pas supporté de la voir ainsi.

Parce que je savais ce que j'aurai vu. Je l'aurai vue blessée, mais droite et fière, se mordant l'intérieur des joues pour ne rien laisser paraître sur son visage d'albâtre. Je l'aurai vue démunie et impuissante.

Je ne pouvais pas les laisser faire ça. Je ne pouvais pas les regarder la détruire.

- Dis à ta copine de se tirer ou c'est moi qui vous fout dehors.

Mon ton était beaucoup plus haineux qu'à la pizzeria. Parce qu'il y avait bien plus en jeu. Il y avait la réputation, la bonne humeur de Cassiopée, et plus que tout, il y avait son sourire.

Dire qu'elle avait pensé pouvoir faire confiance à Tarah. Tarah, qui finissait toujours par se retourner contre ceux qui avaient un jour été là pour elle.

L'assemblée ne disait plus un mot. Tous les quatre, nous étions bien partis pour alimenter les ragots pendant une petite semaine.

Mon regard a glissé sur Cameron qui, horrifié, essayait de se rapprocher du premier rang du cercle qui s'était formé autour de nous.

Contre toute attente, Harry n'a pas pris la parole. Mais Tarah, Tarah avec son expression de celle qui va faire du mal aux gens, Tarah a pris la parole.

- C'est ça, ouais, on va partir, et elle elle va retourner chez elle se faire saigner. Personne n'a besoin de toi ! a-t-elle hurlé à l'adresse de Cassiopée.

- Je t'ai dit de la fermer ! ai-je braillé.

J'avais rarement été aussi en colère. La pizzeria n'avait été qu'une saute d'humeur à côté de ce que je ressentais maintenant. Harry Dersh a eu un sourire mauvais, et a mimé une tentative de suicide en grattant caricaturalement ses poignets.

- Try again, darling, a-t-il dit avec un grand sourire à Cassiopée.

Que je me suis jeté sur Harry, ma première belle constatation a été que j'étais plus grand que lui. Avec de l'élan, je l'ai jeté contre un mur où nous avons failli percuter deux élèves de secondes.

J'ai agrippé sa veste en cuir au col, et j'ai usé de toute ma force pour le jeter à terre le plus brutalement possible. Son dos a heurté le sol et il a grogné de douleur. Il était allé trop loin. Beaucoup trop loin. Tout le monde était au courant de ce que Cassiopée passait sa vie à cacher.

Je me suis assis à califourchon sur son torse pour pouvoir le frapper avec un meilleur angle. Il essayait de se relever. Il y avait dans ses yeux tellement de haine que je savais qu'il était impossible de revenir en arrière.

- Erwan, arrête ! a hurlé Cassiopée.

Non, je ne pouvais pas arrêter. Je sentais des larmes dans sa voix, je sentais son désespoir, et je préférais mille fois voir le nez d'Harry saigner un peu plus à chacun de mes coups plutôt que de la voir pleurer. Il a laissé échapper un beuglement de douleur, et a essayé de trouver mon cou avec ses deux mains immenses pour tenter de m'étrangler.

Cassiopée s'est glissée derrière moi pour essayer de me tirer vers elle. Au même instant, je me suis senti soulevé de terre par un des potes de Dersh, qui du haut de ses deux mètres de muscles s'apprêtait à me faire payer tout ce que je venais de donner à son boss.

Et là, le proviseur et la CPE se sont frayés un chemin jusqu'à nous.

- Qu'est-ce qui se passe ici ! Stark, Dersh, dans mon bureau, MAINTENANT ! Bonham, Edison !

Le proviseur, Jean Elton, à l'aube de la soixantaine avec une barbe colossale, a laissé son regard bleu vagabonder entre Tarah et Cassiopée, hors de lui. L'ami d'Harry m'a relâché et je suis retombé sur mes pieds.

Et j'ai vu Cassiopée, juste devant moi, les lèvres pincées, les dents serrées, les joues roses, tentant vainement de retenir les larmes qui emplissaient ses yeux.

- Mademoiselle Bonham, retournez en cours. Edison, je ne veux plus vous revoir au milieu d'une bagarre. Groy, vous me suivez également.

Je ne pouvais pas laisser Cassiopée maintenant – je savais qu'elle n'allait pas retourner en cours. Elle a tourné les talons sans un mot, et elle a marché, de plus en plus vite, jusqu'à presque courir vers les toilettes. Je l'ai vue sortir quelque chose de son sac, quelque chose que j'aurai préféré ne jamais voir.

- NON !

J'ai vu Gabriel bondir, du coin de l'œil. J'ai vu Elton sursauter. J'ai hurlé, mais Cassiopée ne s'est pas retournée. J'ai vu Tarah éclater de rire. J'ai vu Dersh imiter grossièrement des sanglots.

Mais Cassiopée ne s'est pas arrêtée. Je voyais ses épaules se secouer. Je savais qu'elle pleurait.

Alors j'ai couru derrière elle, loin de leurs regards, sans attendre la permission du proviseur. J'entendais Elton crier :

- Erwan Stark, revenez ici ! Immédiatement !

J'ai ouvert la porte sans me retourner.

Les toilettes étaient déserts. Sur les quatre portes, une seule était fermée. Il se dégageait de la pièce une puissante odeur d'urine et de transpiration. Le sol était humide de la pluie de novembre. Les murs rose criard me transperçaient les yeux.

- CASSIOPÉE !

Je ne l'entendais même plus pleurer.

Mon cœur tambourinait à tout rompre, un bourdonnement sifflait à mes oreilles. J'aurai dû sentir plus tôt que c'était la goutte de trop. J'aurai dû être plus rapide. J'aurai dû courir plus vite. Laisser Dersh plus rapidement. L'emmener ailleurs, à l'écart, pendant que je le pouvais encore.

Je me suis jeté sur la porte close et j'ai frappé dessus de toutes mes forces. Je crois même que je pleurais. Je ne sentais pas mes larmes. Mes rétines étaient brûlantes.

J'ai frappé une fois, deux fois, trois fois, avec la porte qui tapait sur ses gonds sans jamais s'ouvrir. J'ai actionné la poignée plusieurs fois. Rien. Je paniquais, à présent, je paniquais tellement que j'avais du mal à respirer. Je ne voulais pas qu'elle s'éteigne. Pas maintenant.

- Cassiopée, s'il te plaît, ai-je dit plus doucement, la gorge serrée.

Pas de réponse. Je ne pouvais pas perdre une seconde de plus. J'ai ouvert la cabine voisine de celle de Cassiopée, et je suis monté sur la cuvette des toilettes pour atteindre la cloison qui séparait les deux compartiments. Je me suis hissé au-dessus de cette cuvette en tirant sur mes bras. L'adrénaline me donnait des forces. Mon pied droit a trouvé une prise ; la petite poubelle en fer accrochée au mur. J'ai laissé un peu de mon poids basculer dessus, et, tremblant, j'ai regardé dans la cabine de Cassiopée.

Sur le coup, je n'ai rien vu d'autre qu'une masse de boucles rousses. Mais mon regard a été attiré par une tache toute aussi flamboyante.

Cassiopée laissait pendre mollement son bras au-dessus de la cuvette, et, déjà, l'eau était écarlate.

- Putain de merde !

Je ne pouvais pas sauter ; l'espace était trope exigu pour deux. Mais je pouvais encore moins rester là. Je suis retombé sur le sol de ma cabine, et j'ai ouvert la porte. J'ai tambouriné à la porte de Cassiopée.

Gabriel a ouvert en trombe la porte des toilettes. Je hurlais. Je hurlais tellement fort que je n'entendais même plus mes propres hurlements.

- Va chercher quelqu'un, ai-je supplié en direction de mon ami.

Ce jour-là, je ne sais pas ce que Gabriel a vu dans mes yeux.

Mais son regard a tellement changé, sur son visage s'est peint une peur tellement grandissante, que je ne me suis jamais risqué par la suite à lui demander quels démons il y avait vu.

Il a refermé la porte précipitamment.

J'étais de nouveau seul avec Cassiopée. Je me suis tu. Et, pour la première fois depuis mon entrée, j'étais suffisamment silencieux pour l'entendre pleurer. Ses sanglots étaient calmes, saccadés, mais fiers. Je me suis laissé glisser au bas de la cloison entre les cabines, et je l'ai écoutée.

- Sors, Erwan, a dit Cassiopée.

- Non, je veux rester.

- C'est pas la peine, tu sais.

- Ouvre la porte, s'il te plaît.

- A quoi bon ?

Sa voix s'est brisée.

- Personne ne m'attend dehors..., a-t-elle soufflé.

Je suis resté interdit pendant près de cinq secondes. Était-ce la solitude qui la poussait à bout ? Comment lui dire que j'étais là ?

- C'est... est-ce que...

- Ce n'est pas assez profond pour que ce soit fatal. Je sais à quoi ça ressemble quand ta vie est en danger. Il y a quatre mois, mon père est entré dans ma chambre. J'avais réussi. J'allais partir, Erwan.

La liberté dans sa voix était tellement vibrante, j'ai senti mon cœur se prendre une énorme baffe.

- Ils m'ont foutue à l'hôpital à cause de ça. Là... là, je me suis loupée. Lamentablement. Comme d'habitude. Les cicatrices qui vont résulter de ce nouvel échec seront seulement là pour me rappeler à quel point... A quel point j'ai tout raté.

Il fallait que je reste calme, il ne fallait surtout pas que je montre à quel point ce qu'elle disait m'ébranlait. Si je perdais les pédales, c'était elle que j'allais perdre.

- Pose cette lame, s'il te plaît.

Et pourtant, au fond de ma poitrine, le soulagement était intense. Elle allait vivre...

J'ai entendu un bruit métallique sur le carrelage des toilettes. J'ai demandé, la gorge sèche :

- Fais-la glisser vers moi, d'accord ?

Elle n'a pas réagi.

- Cassiopée...

- Elle est pleine de sang.

Coup dans le ventre.

- Et alors ?

Ma voix s'était baissée, mais mon cœur ne se calmait toujours pas. J'avais conscience que plus les secondes passaient, plus son sang gouttait dans l'eau des toilettes.

- Erwan...

Sa voix s'est brisée. J'ai enfoui mon visage dans mes mains. Je ne pouvais pas rester là, à l'entendre chialer sans rien faire. Plus que jamais, j'ai senti l'impuissance comme un fardeau énorme sur mes épaules. Je ne pouvais rien faire...

- Déverrouille cette porte. Ouvre-la quand ce sera le bon moment. S'il te plaît, ne reste pas enfermée.

Elle n'a pas bougé.

- Je ne veux pas que tu me vois comme ça.

Et, pour la première fois, je l'ai entendue pleurer. Vraiment. Je sentais presque ses larmes ricocher sur ses joues.

- Je n'ai pas peur de te voir comme ça.

- Tu auras peur. Et tu vas partir. Comme tout le monde est parti. Comme Luke est parti.

- Je ne partirai pas, je ne veux pas partir.

Je ne voulais pas partir. Je ne voulais pas m'éloigner d'elle. Je serai resté derrière cette porte tout le temps qu'il lui aurait fallu pour réaliser que je tenais à elle.

Et puis au fond, je savais que ce moment finirait par arriver. Depuis que je l'avais vue pleurer, la toute première fois, dans ce couloir du premier étage avec les manches de son sweat crochetées sur ses paumes. Depuis ce jour, j'avais toujours voulu savoir ce qui l'avait mise dans cet état. Maintenant, je savais. Et j'étais prêt à la voir ainsi.

- Moi, je veux partir, a-t-elle murmuré.

J'ai dû prendre quelques secondes pour comprendre, assimiler ce qu'elle venait de dire. Pour la première fois, elle admettait qu'elle n'allait pas bien. Pour la première fois, elle osait me dire non pas ce qui n'allait pas, mais que ça n'allait pas.

J'ai à nouveau enfoui ma tête dans mes paumes, les coudes posés sur mes genoux recroquevillés contre mon corps. Je sentais mes yeux me piquer à nouveau. Elle ne méritait pas ça.

Et personne ne méritait ça, d'ailleurs.

J'avais encore du mal à réaliser que Cassiopée s'était enfermée dans les toilettes du lycée pour échapper à sa vie. C'était un concept presque abstrait, un cauchemar oublié que je n'aurai jamais osé imaginer vivre.

- Pourquoi ?

Elle a débloqué le verrou de la porte. Inconsciemment, j'ai mieux respiré.

- Je n'ai aucune raison de rester. C'est une bonne raison de partir.

- Où tu veux partir, Cassiopée ? On peut partir tous les deux. Qu'est-ce que tu aimerais voir dans ta vie ?

« Aucune raison de rester. »

Ma gorge s'est serrée à nouveau.

- Pékin. Je veux grimper sur la grande muraille.

- On grimpera tous les deux.

- Et Oslo. Je veux voir Oslo avant de mourir.

- On dominera Oslo tous les deux.

- Je veux voir les pyramides d'Égypte.

- On les verra ensemble.

- Je veux tout voir, Erwan...

- On commencera par Pékin, d'accord, Cassiopée ?

Je venais de sceller une promesse muette.

Celle de rester auprès d'elle.

- D'accord ?

Silence.

- D'accord.

- Est-ce que tu peux ouvrir cette porte ?

- Non. Je ne suis pas prête à te voir comme ça. Je ne suis prête à rien avec toi.

Ma mâchoire s'est serrée. J'ai senti une insoutenable tension dans mes muscles.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

Je ne comprenais pas. Elle se sentait seule. Elle était ici parce qu'elle se sentait seule. Alors pourquoi refusait-elle mon aide ?

- Je ne veux pas que tu aies de sentiments.

- Je n'ai pas de sentiments.

Et au fond de moi, je savais que c'était faux.

Je n'étais pas amoureux, loin de là, bien sûr. Mais je l'appréciais. J'appréciais ses coups d'œil au sol quand elle n'avait plus personne à regarder et ses pas un peu hésitants dans les couloirs déserts, j'appréciais sa manière d'enrouler ses mèches autour de ses doigts quand elle écrivait et ses silences au milieu du lycée. Elle était hors du réel, hors de ce que j'avais l'habitude de voir. Elle était différente, elle était impériale.

Je n'aurai pas supporté de la perdre alors qu'elle m'avait donné une chance de la sauver.

- Tu te souviens de cette nuit, à la fête de Juline ?

Bien sûr que je m'en souvenais.

- Oui.

- Je t'avais dit que je n'apportais jamais du bien aux gens.

- Et je t'ai répondu que je n'avais pas besoin que tu m'apportes quoi que ce soit. Je t'ai aussi dit que je ne chercherai pas à t'aider. Mais ce n'était ni une promesse, ni une certitude ; et j'ai échoué, la preuve aujourd'hui.

- Tu ne me dois rien.

Il y a eu un court silence, et je savais ce qu'elle allait dire ensuite. Parce que je me souvenais beaucoup trop bien de cette conversation. Au moment où j'ai senti qu'elle allait parler, j'ai enchaîné :

- Je t'avais dit que je n'entrerai pas dans ta vie.

Son silence était approbateur.

- Tu veux que je parte ? ai-je ajouté.

Et elle a à nouveau changé d'avis. Son ton était ferme.

- Non.

Je me suis tu.

- Je vais te briser, Erwan, a-t-elle chuchoté.

Et elle avait sans doute raison.

- Je ne veux pas te faire de mal. Rester serait stupide. Tu as bien vu ce que tu risques.

Vrai. J'en avais la preuve vivante sous les yeux.

J'entendais la voix du proviseur derrière la porte.

- Pourquoi tu as cherché à me protéger ? Tu t'es mis Tarah, son copain et sa bande sur le dos. Tu vas même peut-être être exclu. Alors pourquoi tu t'accroches ?

Au fond, je savais.

La réponse était une évidence.

J'ai plongé la main dans ma poche. J'ai senti la chaîne du collier d'argent sous mes doigts, et je l'ai tiré pour le regarder une seconde, plaqué contre ma paume. J'ai posé le bijou au sol, et je l'ai fait glisser dans l'espace entre le carrelage et la porte.

Son souffle s'est suspendu. Et j'ai su que je devais lui dire, que je devais lui avouer pourquoi j'avais fait ça.

Pourquoi je ne regrettais pas d'être là.

- Parce que je crois que, bien malgré moi, tu es devenue cette attache que je n'aie jamais eue.

Quand le proviseur m'a demandé de quitter les toilettes, je suis resté prostré contre la cloison, sans faire le moindre geste. Sans Gabriel pour me remettre sur mes pieds, je n'aurai probablement pas bougé.

Il m'a forcé à avancer dans les couloirs encore pleins d'élèves curieux, et m'a guidé jusqu'au troisième étage. Nous nous sommes stoppés dans une cage d'escaliers quasiment oubliée. Je me suis assis en haut des marches, j'ai enfoui ma tête dans mes mains, les yeux pressés contre mes paumes jusqu'à voir des étoiles, les dents serrées pour les empêcher de claquer, encore sous le choc.

- Je vais être viré, hein ? ai-je demandé d'un ton plus rauque qu'à l'ordinaire.

- Non. Je pense que le proviseur est conscient que tu as essayé de prendre la défense d'une élève. Que tu l'as presque sauvée.

« Je n'ai rien fait du tout, elle a juste loupé la veine. »

- Tu vas être sanctionné mais ils ne vont pas te virer.

J'ai imaginé la tête de mon père si j'avais été renvoyé. Je ne l'avais jamais rendu fier. Je me voyais mal lui présenter une lettre d'exclusion.

Nous n'avions plus rien dit. Je suis resté dans l'incertitude, dans le noir, à me demander où ils avaient emmené Cassiopée, ce qu'elle faisait, où elle était.

J'aurai voulu lui dire que moi, j'étais là. Que je l'attendrai dehors, où elle ne voulait pas s'aventurer.

Plus tard, bien plus tard, Gabriel m'avait annoncé que ce jour-là, dans cette cage d'escalier, j'avais les yeux d'un mort. Rouges, vides, d'un vert glacé qui fixait un point que personne ne pouvait incarner. Il m'avait dit que je tremblais. Que j'avais pleuré.

Moi, je ne me rappelais de ce jour que ce que Cassiopée avait pu dire.

J'étais allongé sur mon lit, les bras derrière la tête, à repenser à cette journée désastreuse. Cassiopée était rentrée chez elle avec sa mère, de ce que m'avait dit Cameron. J'aurai voulu la voir.

J'ai jeté un coup d'œil à mon téléphone, espérant que les détails insignifiants des vies de mes camarades de classe me détendraient. Mais rien à faire. J'étais parfaitement incapable de penser à autre chose qu'à son sang dans l'eau, tourbillonnant en volutes écarlates, au bruit de ses sanglots, à la sensation de mes mains moites sur la cloison de sa cabine.

Je me suis redressé sur mon lit, et j'ai serré les dents.

Stop.

Je ne pouvais pas penser à elle ainsi. Je m'étais promis d'essayer de l'épauler, de ne pas la laisser traverser ses idées noires seule. Mais la voir ainsi me détruisait. Mon cœur palpitait toujours à un rythme anormalement fort. J'avais l'impression de le sentir battre jusque dans ma gorge. Une vague envie de vomir me rappelait que je n'avais rien mangé de la journée.

J'ai retrouvé la bulle de conversation avec sa photo. Nos deux uniques messages m'ont paru bien lointains.

« Comment tu te sens ? »

Je devais savoir comment elle allait, si elle ne faisait rien, si la fenêtre de sa chambre était bien fermée, et si elle n'avait pas de nouvelle lame dans la main. Presque aussitôt, une sueur froide a dégouliné le long de mon cou. Elle avait raté cette fois-ci. Mais si elle réessayait ? Si elle échappait à la surveillance de sa mère ? Une boule s'est formée dans ma gorge. Il y avait tellement de moyens de mettre fin à sa vie dans une maison vide.

J'avais peur.

Je n'ai pas réfléchi plus longtemps, je n'ai pas attendu de réponse à mon message. J'avais un terrible pressentiment. J'ai regardé ma montre en enfilant mes chaussures à toute vitesse. Deux heures qu'elle avait quitté le lycée. Elle avait largement eu le temps de mourir.

J'ai attrapé un sweat avant de dévaler les marches jusqu'à la porte d'entrée que je n'ai même pas pris le temps de refermer à clé.

« J'habite à même pas un quart d'heure de marche », avait dit Cassiopée.

Je me suis arrêté derrière le portail de mon jardin, et presque aussitôt, le froid s'est engouffré à travers mes vêtements. Une pluie maussade commençait à tomber. Je devais réfléchir. Et vite.

Elle avait déménagé ici quelques mois auparavant. Nouveaux lotissements ? Vieille maison à vendre ?

Je ne savais pas où aller. Je ne savais pas quoi faire. Mais il fallait que j'aille vite.

J'ai appelé Tarah, me félicitant pour la première fois de ne pas avoir supprimé son numéro.

Elle n'a pas répondu.

Naturellement...

Aux nuages d'orage se sont massés ceux de ma propre colère. Je devais garder la tête froide ou j'allais péter les plombs.

Qui pouvais-je appeler ? Cassiopée n'avait pas de groupe d'amis précis, et mon répertoire n'étais pas illimité. J'ai pensé à Dean. Je ne pouvais même pas le retrouver sur les réseaux sociaux, je ne connaissais pas le nom de famille de ce bouffon.

Tarah était la seule à ma connaissance susceptible de savoir où elle habitait.

J'allais emprunter une direction au hasard quand mon portable a sonné.

C'était Tarah.

J'ai failli hurler de soulagement.

- Allô, Stark ?

- Tarah ! Putain, Tarah !

Elle est restée interdite face à mon silence. Je suis resté comme un con devant le portail de mon jardin cinq secondes, à me dire que je ne pouvais pas lui balancer ma question comme ça. Elle allait super mal le prendre, et elle aurait de quoi. Il fallait qu'elle parle. Si j'allais trop vite, elle raccrocherait et j'aurai tout perdu. Quinze secondes de plus et je pouvais potentiellement sauver une vie.

Et toujours ce foutu pressentiment qui me tordait les entrailles...

Je me suis rappelé que Cassiopée venait du parc le jour où elle avait atterri chez moi. A tout hasard j'ai donc pris cette direction.

- Je suis désolé, ai-je amorcé en ravalant ma fierté.

Sous le couvert des arbres, mes cheveux noirs commençaient à goutter sur mes tempes et mon front.

Ce qui s'était passé était entièrement sa faute. M'excuser me mettait encore plus à cran alors que – putain – c'était de sa faute si Cassiopée en était là aujourd'hui !

- Ça ne suffit pas, Erwan, tu as frappé mon petit ami.

Je devais rester calme. Des répliques acerbes me brûlaient les lèvres. Des insultes flottaient devant mes yeux. Rester calme.

Même si son argument était scandaleux. Même si la situation pouvait être très grave.

- Il y a un début à tout, ai-je articulé.

- Non, tu ne peux pas réagir comme ça ! Insupportable... tu es insupportable... Arrête de prendre cette voix polaire quand tu veux t'adresser à moi ! C'est tellement bas ! Tu attaques un mec qui, lui, au moins, arrive à me rendre heureuse, et tu oses m'appeler et me faire la leçon ?

- Tarah, s'il te plaît !

Bon sang, qu'est-ce qui m'avait pris de sortir avec cette tarée. Je me souvenais en un clin d'œil de toutes les fois où elle m'avait reproché de ne pas assez m'investir dans notre relation, de toujours acquiescer sans jamais y mettre du cœur, de ne pas prendre soin d'elle comme elle l'aurait aimé.

Je m'étais foutu dans la merde tout seul. Elle commençait à s'emporter, et ce n'était pas bon du tout pour mon plan initial.

- Quoi, qu'est-ce que tu as à me dire ?

Mon cœur s'est soulevé.

- Cassiopée est en danger.

Son silence n'a duré que deux secondes. Puis elle a explosé.

- Est-ce que tu es sérieux ?! Stark, tu me dégoûtes. Toi, ta connasse de petite amie que tu te tues à essayer de protéger, ta famille, ta vie, vous me dégoûtez tous.

Et, soudain, elle a fondu en larmes.

- J'aurai voulu ne jamais te connaître !

Je continuais d'avancer à l'aveuglette dans ce parc. Je ne savais ni où aller ni quelle sortie prendre. Tarah était effondrée au bout du fil, et j'en ai profité pour essuyer mon téléphone de ses gouttes d'eau sur mon jean. J'aurai aimé dire que j'étais sensible à ses pleurs, mais j'étais bien trop obnubilé par le sort de Cassiopée. Je ressentais à peine un léger pincement au cœur.

- Je t'aimais tellement, Erwan Stark... Je t'aimais tellement...

J'ai arrêté de marcher. A quoi bon ? Où aller ? Sans compter la phrase de Tarah, qui m'avait fait l'effet d'un électrochoc.

- Désolé.

C'était plus sincère, plus bas aussi. Elle a semblé sortir l'espace de quelques précieuses secondes de sa crise d'hystérie. Je me suis ensuite adressé à elle avec l'étrange impression de sortir encore avec elle :

- Est-ce que tu sais où habite Cassiopée ? C'est très important, Tarah. S'il te plaît.

Ma requête a été accueillie par un profond silence.

- Tarah...

J'entendais encore sa respiration hachée de sanglots. Elle était encore là. Et pour la première fois depuis longtemps, tout m'est retombé dessus. L'impuissance s'est allongée le long de mes épaules pour voûter mon dos, et j'ai fermé les yeux.

Je ne savais pas où était ni ce que faisait Cassiopée. J'avais blessé Tarah. Cameron et Gabriel n'arrivaient plus à trouver un moyen de m'aider. Mon père ne me connaissait même pas. J'avais fait de Harry Dersh un ennemi.

- Je sais que tu ne l'aimes pas. Mais ne le fais pas pour elle, fais-le pour moi.

Ce n'était pas honnête, et pourtant, c'était le seul moyen. Je comprenais enfin qu'elle avait souffert et que je n'avais pas été là. Je n'étais jamais là, ni pour elle, ni pour personne.

Et il était temps de changer ça.

- Laisse-moi l'aider, ai-je supplié à mi-voix.

Alors, Tarah a exécuté un geste très naturel.

Elle a raccroché.

Je ne lui en ai pas voulu. Je n'arrivais plus à en vouloir à Tarah Edison.

Je me suis laissé aller contre le tronc poisseux et trempé d'un des arbres du parc. Je me sentais vidé de toute forme d'émotions. Cassiopée allait mourir. Elle semblait si déterminée à mettre fin à ses jours que si ce n'était pas aujourd'hui, ce serait demain ou dans une semaine.

Elle ne me laisserait pas l'aider.

Et que ce soit avec Cassiopée, Tarah, Jade, ou toute autre fille, j'avais été un enfoiré.

Mon portable a vrombi et je l'ai déverrouillé sous la pluie battante.

« 128, Impasse du Printemps »

J'ai foncé vers l'adresse.

Plus je m'approchais de mon but en scrutant les numéros des boîtes aux lettres, plus une angoisse croissante grandissait en moi. Je ne savais pas comment j'allais la retrouver. Avait-elle déjà fait une connerie ? M'inquiétais-je pour rien ? Je préférais largement avoir été parano.

120.

Et si elle dormait tranquillement ? Et si j'avais tout imaginé ?

122.

Non. J'étais sûr, certain, même, qu'elle n'allait pas bien, et encore moins aujourd'hui.

124.

Elle n'avait toujours pas répondu à mon message.

J'étais sûr que sa mère avait arrêté de la surveiller.

126.

Peut-être qu'elle n'était même pas chez elle.

Il m'a fallu marcher plusieurs mètres sous une dizaine d'arbres pour finalement arriver à une maison haute de plusieurs étages, relativement imposante.

Et, à la plus haute fenêtre, Cassiopée avait enjambé la rambarde, prête à sauter.



« 128. » – Erwan

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