Chapitre 11

Chapitre XI

Erwan



- Et ensuite on a arrêté de parler – passe-moi la sauce piquante.

- Comment ça « arrêté de parler » ? a protesté Cameron comme s'il avait personnellement été impliqué dans cette situation.

- Tu as sérieusement engagé la conversation pour ensuite lui mettre un vent ? a analysé Gabriel, dubitatif.

J'ai haussé un sourcil en coupant une autre part de pizza alors que Cameron buvait sa canette de soda d'un air outré.

- Ben je ne voyais pas quoi répondre d'autre, ai-je tenté en haussant les épaules.

- Et c'est comme ça qu'il espère se la mettre dans la poche... a grommelé Cameron en levant les yeux au ciel.

- Je n'espère rien du tout.

- Ouais, ouais. Comme tu n'espérais rien du tout avec Tarah.

Gabriel a relevé la tête, très heureux de pouvoir attaquer sur elle. A la table à côté de nous, une femme a explosé de rire en tapant du poing sur la table. Gab lui a jeté un regard qui oscillait entre la pitié et le dégoût pour ensuite embrayer :

- Je persiste à dire que Jade était gentille, elle, et pourvue d'un cerveau.

- Ben voyons, a grogné Cameron. Elle faisait la gueule tout le temps.

- Eh, stop, ça va, les ai-je stoppés avec une grimace.

- De toute façon on sait que de toutes les femmes de cette humble planète, Melissa est la plus belle, la plus gentille, la plus intelligente, la mieux foutue, la plus...

- La ferme, a soudain lâché Cameron en changeant de ton. On a bien compris que vous préfériez les rousses, tous les deux. Maintenant changeons de sujet.

Gabriel, qui ouvrait déjà la bouche, a refermé les mâchoires dans un claquement sec. Il ne s'attendait visiblement pas à ce que Dana soit ramenée sur le tapis. C'était la première fois depuis longtemps qu'elle était évoquée entre nous trois.

Gab a serré les dents, et ses longs doigts se sont crispés autour de ses couverts alors qu'il se forçait à découper une nouvelle part de pizza hawaïenne.

- Vous êtes là à quelle heure, demain ? a finalement demandé Cameron, conscient d'avoir jeté un froid.

Le prof de SES avait eu la brillante idée d'organiser un voyage de quelques jours enTurquie, et l'idée plus splendide encore de nous faire vendre des foutus tickets de tombola sur une foutue place de marché un foutu samedi matin. Présence obligatoire, bien sûr. Nous nous étions mis d'accord avec Cameron, Gabriel et Melissa pour nous éclipser dans un café non loin du point de rendez-vous.

- Je ne sais pas si je serai là.

- Tu sais que tu devras acheter tes propres tickets si tu ne viens pas ?

J'ai haussé les épaules.

- Dormir n'a pas de prix.

Ce vendredi soir, la pizzeria était bondée. Il faisait déjà nuit. Je reconnaissais autour de nous plusieurs groupes du lycée. Un peu plus loin, Tarah était assise à côté d'Harry, et discutait avec un autre couple que je ne connaissais pas. Elle portait une jupe noire et serrée que Dersh s'amusait à tripoter sous la table, me donnant envie de vomir ma pauvre pizza qui n'avait rien demandé à personne.

- J'y serai vers dix heures, a finalement lâché Gabriel d'une voix lente.

Il ne levait plus les yeux, et son ton était plus lourd que d'habitude. A mon avis, ça n'avait pas grand chose à voir avec la remarque de Cameron. Ça faisait plusieurs semaines que je trouvais Gab différent. Je me suis promis de lui en toucher deux mots la prochaine fois que je le verrai. Il s'est levé en s'essuyant le coin des lèvres avec sa serviette.

- Je vais aller payer.

- Déjà ?

- Ouais. Ma mère veut que je surveille mes sœurs. Elle va au ciné avec mon père à dix heures. A demain.

Sa longue silhouette s'est dépliée de sa chaise en cherchant dans sa poche arrière pour sortir un billet. Je suis resté silencieux quelques secondes, et quand finalement il a été suffisamment loin pour que je sois sûr qu'il ne puisse plus nous entendre, j'ai lâché :

- Tu aurais pu éviter Dana, Cam.

- Ça va. Il n'a qu'à assumer.

- Ça n'a rien à voir.

J'ai glissé un regard vers l'ombre massive de Gabriel qui tendait son billet à la jolie serveuse derrière le comptoir. Je n'arrivais pas à comprendre si Dana était la meilleure ou la pire des choses qui lui soit arrivée.

- Donc Melissa va bien ?

- Elle va bien !

Et il était parti pour dix minutes de monologue en me laissant seul avec mes pensées.

J'étais en train de me demander pourquoi ils avaient choisi de délimiter leur pizzeria en trois salles distinctes quand mon regard est à nouveau tombé sur Tarah, et la main de Dersh qui remontait de plus en plus haut sur sa cuisse. Je me suis aussitôt levé, peu désireux de la voir se faire peloter plus longtemps.

- On va payer ? Il fait chaud, j'aime pas cet endroit. On peut poursuivre cette conversation dehors ?

Il a haussé les épaules en saisissant sa veste alors que je prenais déjà mon portefeuille dans mon sac de cours resté sous mes pieds tout au long du repas. Je me dirigeais tranquillement vers la caisse quand, en tournant la tête, j'ai remarqué que c'était le moment choisi par Tarah et ses trois blaireaux de potes pour payer.

« Et merde. »

Elle a embrassé goulûment Harry, comme si le fait de se lever de sa chaise les avait séparés pendant des mois, et s'est approchée du comptoir en souriant. Quand elle m'a vu, son regard a pétillé.

- Erwan !

- Salut Tarah, me suis-je forcé à dire sans un sourire.

J'ai jeté un regard noir aux deux personnes devant moi qui tapaient tranquillement la discussion à la serveuse, m'empêchant de payer pour me barrer. Quand Tarah est arrivée près de moi, elle a levé les bras pour m'étreindre.

Je suis resté immobile, bras ballants le long du corps alors que son étreinte m'enveloppait comme un étau. Je l'ai repoussée, sans chercher à être particulièrement doux, alors qu'elle me lançait un regard blessé.

Génial, maintenant non seulement je puais la rose, mais en plus je m'étais mis à dos son foutu copain. J'ai reculé d'un ou deux pas alors qu'elle remontait son haut sur sa poitrine qui devenait plus découverte de seconde en seconde. J'ai concentré toute mon attention sur le mur. Je n'avais absolument aucune envie de lui parler, et j'espérais le lui faire comprendre.

- Comment ça va ? Tu es tout pâle.

- Ça va.

Je me suis à nouveau détourné, et Dersh est arrivé. J'ai maudit Cameron très fort en me disant qu'il mettait un temps fou à arriver, surtout dans un pareil moment, alors qu'Harry saisissait Tarah par derrière pour la serrer contre lui. La colère a fini par remplacer le malaise.

- Je crois que les présentations n'ont jamais été faites. Harry, voici Erwan. Erwan, mon petit ami, Harry.

Harry a eu le tact de ne pas dire que nous nous connaissions déjà, et il m'a tendu la main.

C'était une occasion en or de ne pas la serrer.

Tarah s'est raidie. Elle a dû lire dans mes yeux que je n'avais aucune envie de faire bonne figure. Me retenant de soupirer, j'ai serré la main d'Harry. Mes longs doigts ont frappé ses phalanges boudinées. Sa large paume a claqué contre la mienne. Nous avons mutuellement essayé de nous broyer les doigts.

- Enchanté, a dit Harry, qui n'avait pas l'air enchanté du tout.

- De même, ai-je lâché d'un ton beaucoup plus froid que prévu.

Cameron a choisi ce moment pour – enfin ! – arriver au comptoir.

- Bonsoir Tarah.

Elle a eu un sourire poli, en contraste parfait avec les lèvres d'Harry qui se sont étirées en un sourire hideux.

- C'est ta petite copine, Stark ?

- Ta gueule, Dersh.

Mon ton n'aurait pas pu être plus explicite. J'avais été tellement froid que je me sentais moi-même immunisé contre sa réaction. Mais alors que Cameron me regardait comme si j'avais tué toute sa famille et que Tarah reculait, Dersh a juste plissé ses yeux porcins.

- Désolé, j'avais oublié que tu te tapais la rousse. Elle est bonne ?

Pas si immunisé que ça, finalement. Son ton était tellement hautain que mon poing s'est levé de lui-même, alors qu'il adoptait aussitôt une position défensive. Tarah a fait barrage entre nous, et Cameron m'a tiré vers l'arrière. La serveuse a enfin arrêté de parler avec ses clients pour nous regarder d'un air mauvais.

- Messieurs, restez calmes, ou allez régler vos affaires dehors.

Je ne sentais même plus les mains de Cameron accrochées à mon T-shirt. Entre Dersh et moi, il n'y avait qu'un pas. Il ne riait plus. Il avait la même lueur un peu fébrile que moi dans le regard, les mêmes dents serrées.

- Je t'attends, a-t-il grondé à voix basse.

L'air était lourd de tension, la colère brouillait ma vue. J'ai à peine entendu la voix de Cameron dans mon oreille.

- Pose tes pièces, Erwan, on se tire.

J'ai écarté ses mains d'un geste brusque avant de jeter mes pièces sur le comptoir. J'ai tourné les talons.

- Stark ?

Je me suis stoppé sans me retourner. Il savait que je l'écoutais.

- La prochaine fois je ne te louperai pas.

J'ai déplié mon majeur en un doigt d'honneur splendide et j'ai quitté le restaurant sans un regard de plus. Arrivé sur le palier, le froid de novembre s'est accroché à ma gorge. Je ne m'étais pas vraiment calmé.

- Je te raccompagne.

- Lâche-moi.

J'ai commencé à marcher dans la rue déserte pour échapper à Cameron. J'avais envie d'être seul, vraiment seul. Un banc un peu plus loin, cinglé par les vents, me faisait de l'œil. J'aurai aimé m'asseoir quelques secondes pour respirer, reprendre mon impassibilité.

Oui, il fallait que je redevienne impassible. Parce que je devais avoir l'air franchement ridicule. J'ai continué de marcher, ne voulant pas être là quand Dersh sortirait du restaurant. Je me suis aventuré dans l'avenue froide et morte, avec quelques commerces fermés, aux stores rabattus sur le sol lisse. Cameron m'a suivi sans faire d'histoire.

- C'est quoi ton problème avec Cassiopée ? a-t-il finalement demandé quand nous avons atteint l'angle de l'avenue.

La boulangerie aux devantures vertes marquait le carrefour entre trois allées marchandes, ces trois mêmes allées où, demain, nous allions déambuler comme des imbéciles, tickets de tombola à la main.

- Foutez-moi la paix avec elle.

Cameron m'a agrippé l'épaule, et m'a retourné, face à lui. Son souffle accéléré formait des nuages vaporeux et réguliers qui montaient dans l'air froid et insipide avant de s'évaporer dans la nuit.

Ce n'est qu'à ce moment que j'ai remarqué la peur dans ses yeux noisette. Ses cheveux poisseux d'humidité collaient en ondulations brunes sur son front. Il était fatigué, essoufflé, et c'est lui qui commençait à s'énerver.

- Tu te fous de moi ? Tu étais prêt à te battre avec lui, tout ça pour une fille que tu prétends ne même pas apprécier ?

- Il lui a manqué de respect. J'aurai fait la même pour quelqu'un d'autre.

- Non, Erwan, non !

Il y a eu un très court moment de silence qui a achevé de me calmer.

- Je ne suis pas désolé, Cameron.

Les rôles se sont réellement inversés, et Cameron a buté dans une canette vide qui a roulé dix mètres plus loin, contre le mur d'une boutique de prêt-à-porter.

- Tu ne fais plus rien de tes journées ! Tu passes ton temps à lorgner sur le couple de Tarah et le nouveau mec qu'elle se tape, ou alors tu mates la rouquine se balader dans le couloir. Entre toi qui pète des câbles pour rien et Gabriel qui fait la gueule tout le temps ces temps-ci, ça devient vraiment lourd. Sois honnête pour une fois, et demande-toi si tu ne ressens vraiment rien pour Tarah et Bonham.

- Rien, ni pour l'une, ni pour l'autre. Surtout rien pour Tarah !

J'étais presque outré.

- Bien ! Très bien ! Eh ben va coller ton poing dans la gueule de Dersh pour appuyer ton propos. Mais sans moi. A demain.

Je suis resté cinq minutes seul, à regarder la silhouette de Cameron s'évader dans la nuit, et se faire engloutir par l'obscurité. Comme lors de ses nombreux coups de gueule, Cameron allait se calmer dans l'heure, et m'envoyer un message. La seule différence était que ce soir, il était question d'une fille.

Je me suis finalement assis sur ce banc qui m'attirait tant depuis tout à l'heure. J'ai fermé les yeux.

Que je le voulais ou non, Cassiopée avait changé beaucoup de choses depuis que nous nous étions rencontrés. Je me souviendrai longtemps du visage brouillé de larmes qu'elle a levé vers moi sous l'orage, avec une lueur d'espoir tout au fond de ses yeux. Je n'avais aucune idée de ce qu'elle avait attendu de moi en cet instant.

Peut-être qu'elle avait besoin, pour une fois, qu'on remarque qu'elle n'allait pas bien.

J'avais laissé passer l'occasion, ce foutu vendredi, de lui dire un mot réconfortant. Comme je n'étais pas plus doué avec les mots aujourd'hui, j'avais préféré le geste à la parole. Il m'a paru utile, sur le coup, de ne rien dire du tout. Elle avait semblé si fragile, recroquevillée entre ses coudes. Elle avait semblé si seule, avec ses cheveux rouge profond qui gouttaient sur la chaussée, ses yeux scintillants de larmes qui se mêlaient à la pluie.

Si belle.

Quand je l'avais étreinte, elle n'avait pas eu ce mouvement de recul que j'avais d'abord attendu. Il lui avait fallu une seconde, deux. Mais elle me l'avait rendue.

Je me demandais ce que, elle, elle en avait pensé. Au fond, il ne s'était pas passé grand chose.

Cassiopée m'avait appris à décrypter les visages de ceux qui m'entouraient. A présent, dans ses yeux, je voyais la douleur. Dans les manières de notre CPE, je voyais le stress et l'angoisse. Dans le bégaiement d'un des pions du lycée, je voyais la peur de l'échec.

J'étais devenu encore plus omniprésent qu'avant. Je ne disais rien, mais je voyais tout.

Je suis resté une bonne demi-heure sur ce banc, à me demander ce qui pourrait lui arriver, maintenant. Et, plus que tout, je me demandais si la laisser entrer dans ma vie était le bon choix. Encore quelques semaines auparavant, j'aurai été contre tout contact avec elle. Aujourd'hui, je me sentais prêt à l'aider. Prêt à lui envoyer des messages pour lui demander si ça allait, recevoir un simple merci, comme hier.

Mais étais-je vraiment prêt à la voir souffrir comme elle avait souffert ? Avais-je assez de conviction pour m'engager et rester auprès d'elle, au risque de finir comme Luke, de partir au beau milieu de ma mission ?

Non. Je n'étais pas lâche. Mais je ne faisais pas non plus de promesses à long terme, en sachant pertinemment que je n'arriverai pas à les tenir. Je préférais laisser les choses suivre leur cours.

Je ne pourrai jamais prétendre être là pour toujours aux côtés de Cassiopée.

Mais je pourrai lui promettre de rester le plus longtemps possible.



J'ai mis un temps anormalement long pour rentrer chez moi. Mon père était à la maison, contre toute attente ; la voiture était garée dans le jardin. Au moment où j'allais glisser ma clé dans la serrure, mon portable a sonné dans ma poche. Il apparaissait comme la seule source de bruit de la rue, je me suis donc dépêché de décrocher. Dans ma hâte de ne pas réveiller tout le quartier, je n'avais même pas regardé le nom de l'appelant. J'essayais de démêler la clé de la maison de son trousseau, le téléphone collé contre mon oreille, quand une voix timide a émané de l'appareil :

- Erwan ?

La clé s'est figée dans mes mains.

Tarah ?

Très calme, pour une fois, j'ai gardé ma clé dans la main, et je me suis dirigé vers la terrasse, où je me suis assis sur l'une des chaises.

- Qu'est-ce que tu veux ? ai-je patiemment demandé en croisant les pieds sur la table.

- Pas grand choses. Tout à l'heure j'aurai voulu parler un peu avec toi... tu sais, avant qu'Harry ne nous interrompe... je ne sais pas, ça fait longtemps.

- Je ne sais pas si nous avons encore grand chose à nous dire, toi et moi.

Pendant le silence qui a suivi, je me suis appliqué à me caler plus confortablement sur la chaise. J'ai basculé la tête en arrière, et j'ai regardé les étoiles. Cassiopée, c'était une constellation, non ? Un W. J'ai scruté le ciel comme je scrutais les yeux de Cassiopée quand elle passait à côté de moi, avide d'y trouver quelque chose de nouveau.

- Tu as été une personne très importante pour moi, Erwan.

J'ai eu envie de rire, mais quelque chose m'a soufflé que ce serait sans doute malvenu. Par pure stratégie, j'ai décidé de changer de sujet.

- Ton copain sait que tu m'appelles ?

- Non, je suis seule. Je veux vraiment te parler, Erwan. Depuis notre rupture, tu as l'air absent. Ce n'est pas un truc dont je voulais parler par message. Quelque chose ne va pas ?

Ma longue marche nocturne m'avait détendu. Je me sentais bien, dehors. Il faisait un peu froid, et pourtant, c'était agréable. La voix de Tarah au téléphone était un mélange incertain de vieux souvenirs et d'amertume.

Qu'elle m'appelle dans le seul but de me demander comment je me sentais m'intriguait. Elle avait beau être pleine de défauts, elle était aussi courageuse. C'était une de ses qualités qui m'avaient attiré chez elle.

- Je vais bien.

Plus les secondes s'étiraient, plus je me rendais compte que je n'avais plus rien à lui dire, et que je ne voulais plus vraiment lui parler. Je n'avais plus rien à voir avec elle, plus rien en commun. J'étais, de ses propres mots, resté une personne très importante pour elle. Mais elle, elle n'était plus rien pour moi. Elle était redevenue Tarah Edison, populaire à en crever, sa gentillesse et son pseudo-courage camouflés sous un voile de cheveux blonds brossés et une couche généreuse de maquillage. Pour découvrir sa facette avantageuse, il fallait creuser, comme j'avais creusé des mois auparavant.

- Sûr ?

- Ouais.

- Tu as des nouvelles de ta mère ?

- Non.

- Ça va mieux avec ton père ?

- Non plus.

- Tu as des sentiments pour Cassiopée ?

- Non.

- Il ne s'est vraiment rien passé dans ta vie ces trois derniers mois ?

- Pas vraiment.

Je n'avais pas envie d'engager la conversation. Le silence s'est installé. Je comptais lui laisser le soin de raccrocher. Si c'était moi qui mettait un terme à notre échange, elle rappellerait. Il fallait que ce soit elle qui décide si c'était une bonne idée ou non de définitivement faire une croix sur nous.

- J'ai l'impression de t'ennuyer.

- Je suis fatigué, Tarah.

J'ai fermé les yeux en arrêtant de chercher Cassiopée dans le ciel. Je n'étais bon à rien. Je n'étais pas foutu de trouver des putains d'étoiles alignées. Je ne savais même pas ce que je voulais. Je n'avais envie de rien. Mes propres amis m'échappaient. Je ne dormais plus la nuit, je ne travaillais pas. Chaque jour laissait un goût aussi amer que le précédent dans ma bouche. Je n'avais pas retenu grand chose de ce début d'année.

- Ouais. Vraiment fatigué.

Elle est restée huit secondes silencieuse. Et elle a murmuré :

- Je vais te laisser, alors. Bonne nuit, Erwan. Tu me manques.

- Bonne nuit.

Comme prévu, elle a raccroché la première. Quand le froid est devenu mordant, j'ai décidé de rentrer dans la maison, et j'ai repris mon combat silencieux avec mes clés. Je suis monté dans ma chambre, je me suis jeté sur mon lit sans même me déshabiller.

Je n'avais plus goût à rien.

Je ne savais même pas comment faire pour retrouver le sourire. Je me sentais bien, pourtant. J'aurai pu rester des heures ainsi couché sur mon lit, à attendre le lever du soleil. Mais Cameron avait raison, finalement. J'avais peut-être besoin de faire le point sur ce que je voulais.

Mais justement, le problème, c'est que je ne voulais plus rien.



A neuf heures du matin, j'étais debout en plein milieu des vendeurs de poulets rôtis et de légumes avec mes tickets orange de tombola à la main, essayant d'arrêter les badauds pour leur demander s'ils voulaient ou non aider des adolescents à étendre leurs horizons en achetant un de ces misérables tickets à deux euros.

Je marchais entre les allées, et rapidement, les bijoux, les foulards, les sacs et les porte-monnaie ont remplacé les fruits, les légumes frais.

- Bonjour Monsieur, excusez-moi de vous déranger. Je suis au lycée d'Orcant, et nous organisons un voyage en Turquie en juin prochain. Nous vendons des tickets de tombola pour récolter des fonds. Vous voudriez en prendre un ?

L'homme était tout petit, barbu, avec un grand chapeau marron et des lunettes rectangulaires posées sur son nez. Il m'a regardé de haut en bas, et a déclaré :

- Toi, petit, tu n'as vraiment pas envie d'être là.

J'ai haussé les épaules, ignorant volontairement son surnom vu nos cinquante centimètres de différence, et il a souri. Pourtant, j'avais été super avenant, pour une fois.

- Tiens, a-t-il dit en plaçant une pièce de deux euros dans ma paume. Gratte le ticket que tu veux, mon grand. Il est pour toi.

Et il s'est éloigné avec un dernier sourire. D'habitude, j'avais le droit à des remarques haineuses, racistes (j'avais rarement autant pris la défense des Turcs que ce jour-là), des regards hautains, ou carrément de l'ignorance. Mais j'avais rarement vu autant de générosité en une seule personne. Alors, j'ai pensé à Cassiopée. Je n'avais pas besoin de ce ticket de tombola. J'ai empoché les deux euros, et je me suis promis de lui faire piocher un ticket la prochaine fois que je la verrai.

Au bout d'une dizaine de tentatives infructueuses, j'ai décidé de laisser tomber l'idée de vendre seul. Je devais rejoindre Gabriel et Cameron dans vingt minutes sur la place du marché, juste à côté de la dame qui faisait fondre du caramel toute la journée. Je me suis promené dans les allées, et j'ai stoppé devant un homme qui semblait être le parfait cliché d'un indien d'Amérique. Il ne lui manquait plus que la coiffe du chef. Il vendait toutes sortes de breloques et de figurines.

Je voyais tellement Cassiopée à la place de cet homme, où à ma place à moi en train de s'extasier devant les articles, c'en était ridicule.

Mon regard a été attiré par un collier d'argent, en forme de plume, fin et minutieux. Je suis resté un instant devant lui, à le lorgner comme un enfant qui hésite entre un ours en peluche et un pistolet à eau. Je voyais Cassiopée le porter aussi clairement que si elle avait été devant moi. Ça ne me coûterait rien de le lui acheter. Peut-être que je la verrai enfin sourire, vraiment sourire. Je ne voulais pas qu'elle se mette à rire devant mon argent, devant un cadeau. Je voulais qu'elle se mette à rire parce que j'avais pensé à elle, debout comme un idiot devant ce stand.

Avant même que je m'en rende compte, j'avais acheté le collier. Je ne savais même pas si je finirai un jour par le lui donner. Dans l'immédiat, l'occasion ne se présenterait sans doute pas.

Je me suis éloigné de cet étalage, et j'ai a nouveau regardé le collier. Je ne savais pas si j'avais fait une grave erreur ou si au contraire j'avais commis un geste absolument magnifique.

Mais pour quelqu'un qui disait ne pas vouloir la fréquenter ni devenir ami avec elle, je pensais tout de même beaucoup à elle.



J'avais fourré le collier dans la poche de ma veste, tout au fond, au point de presque – presque –oublier son existence. J'ai retrouvé Cameron, Gabriel et Melissa au coin de la rue. Cameron m'a chaleureusement salué. Sans doute sa manière de s'excuser pour la veille.

Je ne lui en voulais absolument pas. A vrai dire, je n'avais aucune raison de lui en vouloir puisque ce qu'il avait dit était en partie vrai. Plusieurs de ses questions, concernant Tarah par exemple, avaient été totalement élucidées depuis plusieurs semaines déjà. Mais avais-je vraiment envie de me tenir à l'écart de Cassiopée ? Sa compagnie était bien plus plaisante qu'au début. Il faut dire que je ne la connaissais pas vraiment. La seule chose que je voyais en face de moi était des masques de sourires tapageurs et des petites phrases de moins de dix mots à la manière des sages et des doyens dans les films.

Après l'avoir vue deux fois dans le besoin, je me rendais compte que j'appréciais la connaître. Quand elle m'avait parlé de Luke, la première fois, sa vraie première anecdote sur sa vie, j'avais eu la fugitive impression qu'elle m'accordait une part de sa confiance. Une part sans doute infime, mais quand même.

Et puis, je ne pouvais pas juste la regarder se détruire sans rien faire.

J'ai laissé ces questions sur le côté pour le moment. Nous avons recommencé à arrêter les passants dans leurs achats pour leur proposer nos tickets.

Sans Melissa, nous n'aurions rien vendu du tout.

Melissa était plutôt mignonne, et je l'avais toujours appréciée. Je savais que c'était une bonne personne pour Cameron, qu'il était heureux avec elle. Donc j'avais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour être aimable avec elle (une fois n'est pas coutume). Elle était pleine de gentillesse et elle aimait l'un de mes meilleurs amis. A partir delà, je n'avais plus mon mot à dire.

Elle virevoltait entre Gabriel, Cameron et moi, avec son imposante masse de boucles miel et ses yeux mordorés, en nous répétant son plan d'attaque.

- Visez les enfants. Ce sont eux qui sont susceptibles d'être sincèrement intéressés par nos tickets. Les parents en achèteront plus facilement.

Elle a levé un deuxième doigt pour nous montrer la progression de son argumentation.

- N'oubliez pas de vanter nos lots – enfin, surtout les trois premiers, soyons honnêtes, un gamin moyen ne sera pas fou de joie à l'idée de gagner un bougeoir.

Troisième doigt levé.

- Soyez avenantsSouriants. Amicaux. C'est la base.

J'avais l'impression d'être dans une formation professionnelle, tant elle prenait son rôle au sérieux. Mais quand elle a tourné les yeux vers moi après avoir dit « la base » comme s'il s'était agi d'une sentence implacable, j'ai compris où elle voulait en venir.

- Erwan. Souriants. Je compte sur toi.

Je lui ai lancé un regard noir, et Melissa a éclaté de rire.

Je n'ai rien vendu. Melissa essuyait quelques échecs, naturellement, mais beaucoup moins que nous. Rapidement, je suis resté avec Gabriel, alors que Cameron et Melissa abordaient ensemble les passants.

- Cameron m'a dit, pour Dersh.

- Oh non, pas maintenant.

- Ça va, je ne vais pas t'engueuler pour avoir voulu défigurer ce bouffon. Mais explique-moi.

J'ai haussé les épaules.

- Il a juste dit des trucs. Et puis ça fait un moment qu'on ne peut pas se supporter, Harry et moi.

Il y a eu un petit silence, et dans la foulée nous avons tous les deux reçu un échec cuisant de la part d'une vieille femme au sac rempli de courgettes qui nous a décrétés que elle aussi, pendant sa jeunesse, elle aurait aimé faire des voyages scolaires.

- Selon Cameron c'est à cause de Cassiopée, a très vite dit Gabriel en toussotant violemment pour noyer sa phrase.

- Foutez la paix à Cassiopée. Elle n'a rien à voir là-dedans. Je n'ai pas besoin d'elle pour régler des comptes avec un abruti.

- Très bien, très bien ! Salut bonhomme, ça te dirait de gagner une chaîne hi-fi, pour écouter plein de musiques trop cool ? a ensuite dévié Gabriel vers un petit garçon de cinq ou six ans, collé à la poussette de sa petite sœur.

Le petit a battu des mains, enchanté, et Gabriel, très fier de sa tactique, a dégainé son paquet de tickets orange comme un magicien, et a empoché les deux euros de la mère, dépitée. Il avait le même sourire satisfait que lorsqu'il nous annonçait avoir rencontré telle ou telle fille.

- Allez mon grand, gratte la partie grise !

L'enfant s'est exécuté, et, heureusement pour la stratégie de Gab, il a gagné un lot. Quand je me suis approché et que j'ai remarqué que c'était en réalité une poche à douille et des recette de macarons, j'ai failli éclater de rire. Nous nous sommes éloignés après avoir indiqué notre stand au trio.

- Et alors, avec Lily Loivin ?

- Rien du tout. Elle était ennuyante à mourir.

- Ça n'a pas l'air d'être une grande perte.

Et Gab a ricané.

- Après Dana, plus personne ne pourra être une perte. Toutes ces histoires de couples, ces baisers mousseux au milieu des couloirs du lycée, ces engueulades... c'est dégueulasse, et pas pour moi. Je préfère m'amuser, a-t-il dit avec un sourire. Et puis, si c'est pour finir avec Tarah Edison...

J'ai ri alors qu'il appuyait ses dires pour aller accoster une très jolie métisse en lui sortant d'abord son grand sourire, ensuite ses tickets de tombola. Je suis resté en retrait alors que, ravie, la jeune fille lui en achetait trois, et gagnait un porte-photos. Gabriel est revenu en faisant tinter ses six euros dans sa paume, se plaignant de ne pas avoir réussi à obtenir son numéro.

Nous avons fini par rejoindre Cam et Melissa, et, pour pallier à la fraîcheur de novembre, nous nous sommes engouffrés dans une crêperie au coin de la rue. 

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