Chapitre 1

Chapitre I

Erwan

J+1



Vous connaissez probablement cette sensation de tomber avant de s'endormir. Vous êtes là, en repensant à votre journée, votre groupe de musique préféré, le sushi à l'avocat que vous avez avalé il y a trois heures, ou la personne que vous aimez. Et, d'un seul coup, alors que vous avez les yeux fermés, que tout est silencieux, vous sentez votre tête, votre esprit basculer, vos jambes suivre, vous avez l'impression furtive et malsaine de tomber d'un endroit supposé pour tenir en sécurité.

J'ai eu exactement cette sensation en apprenant que Cassiopée était partie. J'étais en train de m'habiller, les cheveux encore ébouriffés par une nuit de dix heures de sommeil, les yeux embrumés de rêves, mais tenus en haleine par cette perspective d'elle, en train de découvrir le bouquet de roses.

Les roses noires dont elle avait toujours rêvées.

Mon portable a sonné. Il était posé sur le matelas aux draps gris et à la couette retournée sur elle-même, formant ainsi ce tourbillon qui faisait fuir quatre-vingt-dix pour cent des mères. La mienne, elle s'en foutait. Elle n'était même pas à la maison.

La faute à l'amour, comme on dit. On répète sans cesse que non, papa et maman ne s'aiment juste plus, que ça ne va rien changer. On continuera de les voir, l'un, et l'autre. Et tout va bien aller. La vérité, c'est qu'on ne veut pas vous dire que ça ne sera plus jamais pareil, que tant que toi tu grandis, tes parents grandissent aussi, et ils vont tomber amoureux, faire l'amour, faire d'autres enfants, peut-être se remarier, peut-être se séparer, peut-être juste laisser la vie suivre son cours. Mais jamais ça ne sera comme avant.

Ma mère est partie quand j'avais six ans, et chaque année, je recevais une carte d'anniversaire, avec un chiot noir, un labrador, qui ressemblait à Pattoune, le clebs qu'elle avait emmené avec elle en se barrant. Comme ni son chien, ni son royal postérieur ne se permettait de revenir pour me souhaiter mon anniversaire en personne, elle envoyait cette carte, avec ce bon vieux chien qui jouait l'intermédiaire. Il y avait toujours cette bulle blanche et rectangulaire aux bordures rouges hideuses qui scandait le « déjà dix ans ! »,« douze ans, tu grandis vite ! », « quatorze ans, ouaf, je t'embrasse ! ». Il y a deux semaines, le premier février, la carte de mes dix-huit ans est arrivée, avec le typique « dix-huit ans, tu me manques ! », et on n'a beau ne pas avoir le droit de taper sur le messager, la carte, son chien, la lettre rédigée en pattes de mouche à l'intérieur ont fini brûlés.

Mon portable a sonné, donc, ce matin-là. Mon père était naturellement déjà parti au boulot, avec les vingt balles de ma pizza hebdomadaire couchées sur la table, entre le pot de tulipes blanches, et les miettes de pain de son petit déjeuner que j'allais devoir débarrasser.

Au début, je me suis dit que c'était mon père. Il devait avoir oublié ses clés dans le vide-poches, ou une feuille sur son bureau, ce qui relevait d'une mission assignée par Papa de niveau 1. Il pouvait également me demander un transfert de document depuis l'ordinateur de la maison, ou d'aller récupérer un colis sous la neige, ce qui nous amenait au niveau 2. J'avais fixé le troisième palier à faire mes devoirs, parce qu'il ne me demanderait jamais rien de plus dur.

Mais ce n'était pas mon père, ce n'était pas non plus Catherine, la voisine qui avait perdu ce con de chat. C'était Selena Bonham.

Mon cœur a eu un sursaut. Cassiopée n'avait probablement plus de batterie, ou alors sa mère appelait pour me dire de ne pas oublier la Saint-Valentin (oui, elle en était capable, mais d'un autre côté j'étais aussi capable d'oublier cette fête, donc je n'allais pas la blâmer), ou, qui sait, peut-être que sa fille avait oublié quelque chose dans ma chambre ? J'ai fait glisser mon index sur l'écran pour décrocher, et j'ai coincé mon portable entre mon oreille et mon épaule, en me battant avec mon jean pour l'enfiler.

- Allô, ai-je dit de mon ton le plus décontracté possible, parce que mes relations avec la mère de Cassiopée avaient toujours été plutôt houleuses.

Au début, j'ai sincèrement cru à une mauvaise connexion, rien de plus. J'ai vraiment cru que ces grésillements provenaient de la neige, ou du réseau de ma chambre, qui ne devait pas être très différent de celui de l'Everest. Mais non.

C'étaient des pleurs.

- Madame Bonham ?

Même les regards haineux que j'échangeais avec mon copier-coller Wikipedia de la veille s'étaient interrompus. J'ai tendu l'oreille. Si, elle pleurait. Elle pleurait, et ce son résonnait à mes oreilles comme les cloches fatalistes du Moyen-Âge qui annonçaient la mort du roi. En réalité, c'était la souveraine qui s'était éteinte.

- Selena ?

La panique s'installait, à présent. Je n'avais jamais ressenti une émotion aussi puissante. Parce qu'il y avait une possibilité, même infime, pour qu'elle donne vie à mon pire cauchemar. Et, au fond, je savais déjà. J'aurai dû le deviner, cette nuit-là. J'aurai dû le sentir. 

L'impatience faisait affluer du sang dans mes joues marquées des plis de mon oreiller. Mon cœur battait si vite. « Respire. »

Alors j'ai respiré. Je me suis concentré sur mon souffle qui devenait sérieusement inégal. J'ai fermé les yeux, et j'ai inspiré, en sentant ma cage thoracique s'ouvrir et mes poumons renaître, et j'ai expiré, le plus longtemps possible, malgré les hurlements affolés de mon cœur. Au bout de trois opérations comme celle-ci, j'ai retenté :

- Selena, s'il vous plaît.

J'ai repris mon portable bien en main après en avoir fini avec mon jean, les mains un peu tremblantes. Deux minutes douze d'appel. Deux minutes douze.

Je n'appelais jamais sa mère Selena. Toujours Madame Bonham, même si la madame en question insistait à chaque fois sur son prénom. Mais je n'y arrivais pas. Et Cassiopée en riait. Et si Cassiopée riait, alors tout allait bien.

Alors j'ai attendu. J'ai attendu pendant trois, quatre, cinq minutes peut-être, que l'ouragan passe, pas qu'il disparaisse, mais qu'il s'éloigne doucement. Je savais que je n'avais pas beaucoup de temps. Ce que je ne savais pas, c'est que j'aurai donné mon âme pour revenir en arrière. Parce que jamais, jamais je n'avais entendu une voix aussi torturée que celle de Selena quand elle a répondu.

- Elle est morte...

« Elle est morte... »

« Elle est morte... »

« Elle est morte... »

Elle a fondu en larmes, à l'autre bout du fil, et j'ai écouté sans un mot, sans un bruit, sans même bouger un muscle, les explications de Selena. J'étais tellement tendu, vide. Mon regard fixait quelque chose, en face de moi, au niveau du mur, je crois, je n'étais même plus sûr, je ne savais même plus. Est-ce que c'était le mur, le sol ? Comment décrire ce que j'ai ressenti sans tomber dans les clichés. Je ne me suis pas effondré sur le coup. J'ai laissé la mère de Cassiopée raccrocher, et j'ai écouté les tonalités ternes et monotones pendant trente bonnes secondes.

A ce moment-là seulement, j'ai pleuré. De détresse, d'abord. J'avais besoin de vérifier de mes propres yeux. J'en avais besoin...

J'ai appelé Cassiopée. J'ai composé son numéro que j'avais largement eu le temps de retenir en presque un an et demi passé avec elle. Je ne l'avais jamais composé aussi vite. Et j'ai attendu. Une sonnerie, deux sonneries. Je n'attendais qu'une chose. C'était qu'elle décroche, avec sa voix rauque du matin, beaucoup trop masculine à son goût, avec ses yeux encore pleins de sommeil et de rêves que je l'empêcherai de terminer. J'attendais juste qu'elle décroche, et qu'elle me dise que non, tout ça, c'étaient des conneries, qu'elle était bien là, et qu'elle ne bougerait pas. Elle était chez elle, avec un chocolat chaud, devant un concours de chant débile où elle s'écorchait la voix sur les prestations des candidats. Et quelque part, entre Nirvana et quelque autre groupe qu'elle adorait, le son à fond dans son baladeur, elle glisserait un carré de chocolat aux noisettes dans sa bouche. Tout irait bien. Elle allait bien.

Mais elle n'a pas décroché et je n'ai pas raccroché. J'ai attendu jusqu'à ce que la messagerie s'enclenche.

- Hey ! C'est Cassiopée. Je ne suis pas la pour le moment, mais tu peux toujours attendre que je te rappelle ou réessayer plus tard. Bonne journée !

Il y a eu un bip, puis plus rien. Et j'ai attendu comme un con, le téléphone collé contre mon oreille, appuyé tellement fort contre mon crâne que je sentais mon oreille chauffer. Je me suis imprégné de sa voix chaude et tendre. Rassurante. Et ce n'est qu'à ce moment que j'ai compris. Ce n'est qu'à ce moment que j'ai cru sa mère.

J'ai marché, avec l'impression d'être un fantôme, et, au bout de trois pas, j'ai couru dans l'escalier, j'ai dévalé les marches comme si elle m'attendait en bas, j'ai ouvert la porte, pieds nus, en T-shirt, et j'ai couru dans la neige immaculée de l'allée. Je ne sentais pas le froid. Les graviers m'ont écorché les pieds. J'ai gagné l'herbe, près du portail, près de notre arbre, et j'ai levé la tête vers le ciel. J'ai hurlé. J'ai hurlé tellement fort que je suis sûr que les voisins, le quartier, la ville, Paris, et peut-être la moitié de la planète m'ont entendu. Je suis tombé à genoux dans la neige, fou, glacé, avec un mélange confus des voix de Cassiopée et de Selena dans ma tête, l'une qui me disait que tout allait bien, l'autre qui me disait que plus rien n'irait jamais bien.

J'ai crié à m'en arracher la voix comme un demeuré. J'attendais que quelqu'un, n'importe qui, ouvre le portail, me rattrape pour ne pas le laisser toucher le sol, en sentant la neige tremper mon jean, mon corps tout entier. J'attendais que Cassiopée m'attrape la main, et me murmure que « Erwan, ça va aller, je te jure, ça va aller ». Mais il n'y a pas eu de ça va aller, il n'y a pas eu de main attrapée.


Il n'y a même pas eu de Cassiopée. 

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