Le début de la fin

    Aya regardait par la fenêtre de sa chambre, sans trop savoir quoi faire. Plongée dans ses pensées, elle jeta un œil distraitement à sa montre avant de reporter son attention sur le paysage qui se dessinait derrière sa fenêtre. Deux heures. D'ici deux heures, tous les adolescents s'amuseraient, danseraient et boiraient jusqu'à en oublier leurs propres noms, tandis qu'elle resterait dans sa chambre, à regarder indéfiniment par sa fenêtre. Derrière celle-ci, elle se sentait en sécurité.

    Le paysage qu'elle observait presque toujours, était, à force, devenu son point de repère le plus précieux. La route, où les voitures se garaient près du trottoir, était bordée d'une pelouse plus verte et plus fleurie qu'elle n'en avait jamais vu ailleurs. De plus, elle était entourée d'arbres qui se rejoignaient en leurs sommets, laissant filtrer quelques rayons de soleil entre les feuilles d'un vert foncé et profond. Ici, Aya se sentait à l'aise, loin de toutes les fêtes qui puissent exister, loin de ce monde duquel elle ne faisait pas partie. Et pourtant, elle n'osait avouer clairement qu'elle aurait aimé appartenir à ce monde de débauche, rien qu'une fois, pour savoir ce que cela fasse de vivre une soirée entre adolescents.

    Mais le destin est parfois capricieux et imprévisible, au point qu'une soirée ordinaire et sans aucune surprise, pouvait parfois se transformer en un rêve éveillé, en une réalisation d'un désir inavoué. Mais, entre rêves et cauchemars, ce serait à notre protagoniste d'en juger la limite.

    Aya était toujours rivée face à sa fenêtre lorsqu'un élément inhabituel et troublant attira son attention : Molly, la seule et unique fille qui acceptait sans concessions de lui adresser la parole, s'avançait jusqu'au bas de sa fenêtre, d'un air totalement paniqué. Elle semblait être au pied du mur, aussi bien au sens figuré qu'au sens propre, et Aya n'allait pas tarder à savoir pourquoi.

    À la vue de cette fille, Aya ouvrit sa fenêtre et laissa Molly entrer dans sa chambre, après que son amie est grimpée contre le mur, en s'aidant de la gouttière bien accrochée. À ce moment-là, la jeune hôte ne se rendait pas compte de la preuve d'insouciance qu'elle venait de faire. Oui, elle était insouciante de laisser entrer cette fille dont, même si elle était sa seule et unique amie, elle ne connaissait, au final, pas grand-chose. La seule chose dont elle était sûre à cent pour-cent, c'était que Molly était une incroyable fêtarde. En y repensant, c'est peut-être cet esprit contraire, cette confrontation entre leurs personnalités, qui leur permettaient de s'entendre si bien. Aya tempérait les folies de son amie, tandis qu'à l'inverse, Molly poussait la jeune naïve à parfois dépasser ses préjugés de temps en temps, sans jamais ne lui faire passer certaines limites qu'elle ne souhaitait pas qu'Aya connaisse. Pourtant, aujourd'hui, elle allait mettre de côté cet aspect protecteur de sa personnalité pour son propre profit.

    « J'ai vraiment, vraiment besoin de ton aide Aya... »

    Cette dernière regarda son amie avec stupeur. Dans leur relation, il n'avait jamais été envisagé, en tout cas pas venant de Molly, qu'elle allait avoir « vraiment besoin » de la petite adolescente docile et effacée. Pourquoi aurait-elle besoin de moi, se demanda Aya en interrogeant son amie du regard. Après tout, elle n'avait rien en commun, que ce soient leurs fréquentations, leurs façons de vivre, leurs résultats scolaires, et même leur physique. Enfin si, elles avaient une chose en commun : des tâches de rousseurs. Mais en quoi cela pourrait-il être utile à Molly ?

    Pourtant, Aya prit tout de même le risque de lui demander en quoi elle pouvait l'aider. Ce qu'elle regretta bien vite lorsqu'elle entendit la réponse de son invité, qui l'observait dans le grand miroir mural de la chambre.

    « J'ai besoin que tu te fasses passer pour moi. »

    Abasourdie, l'habitante de cette chambre se laissa tomber sur son lit fait à la perfection, aux draps d'un bordeaux pur et profond, doux et soyeux à la fois. Elle se mit à rire, sans parvenir à se contrôler et ce n'est qu'à cet instant que Molly se rendit compte de l'absurdité de sa demande. Ce qui ne l'empêchait pourtant pas d'être tout à fait sérieuse. Elle avait déjà tout planifié et était intimement persuadée que son idée restait quelque chose de tout à fait faisable, aussi bizarre que sa demande puisse paraître. C'est peut-être ce qui était le plus inquiétant, dans le fond.

    À nouveau, les griffes d'un destin improbable et tragique se rapprochèrent du frêle corps d'Aya, d'une blancheur trop pure pour ne pas tenter le diable.

    « Je suis tout à fait sérieuse, tu sais ? »

    Tout d'abord, Aya douta. Mais à la vue du regard franc de son amie, l'adolescente n'eut d'autre choix que de se poser des questions. Son esprit surchauffait et elle pouvait presque sentir un mal de tête pointer le bout de son nez tant elle surmenait ses nerfs pour essayer de comprendre. Dans quel pétrin Molly pouvait-elle bien s'être encore mise ? La connaissant, elle ne me piégerait pas... mais alors quoi ? Et ces deux phrases n'étaient à cet instant qu'un exemple parmi tant d'autres. Beaucoup trop de questions tournaient dans l'esprit de la pauvre femme, pour pouvoir être toutes exprimées.

    « Avant de répondre, je peux savoir pourquoi ? »

    Molly la jugea du regard. Elle savait que ça ne lui plairait pas. Mais après tout, l'adolescente possédait depuis toujours un certain talent pour manipuler cette pauvre fille qui ne connaissait rien de la vie. Alors, qu'est-ce qui pourrait bien l'empêcher de parvenir une nouvelle fois à ses fins ? C'est pourquoi, d'une voix trop sûre d'elle et presque détachée, elle entama son récit :

    « J'ai besoin d'aller quelque part et je ne peux pas ne pas être à un autre endroit, j'ai fait une promesse, tu vois ?

    — Franchement, je ne vois pas non. Quand on ne peut pas honorer ses projets, on en annule un. Ou mieux, on ne prévoit pas plusieurs choses incompatibles le même jour. »

    Aya tenta de couper court à toute conversation en se munissant d'un regard plus froid que jamais. Mais c'était bien mal connaître la petite brune, qui ne voyait à cet instant qu'une jeune brebis tentant de se cacher sous un costume de loup. Elle n'avait jamais rien eu d'effrayant, pas même à ce moment où pour une fois elle essayait de l'être. Aya était ce qu'il pouvait y avoir de plus innocent dans ce bas monde, c'était la personnification même de la gentillesse et de la bonté. Et bien entendu, Molly possédait encore une foule d'explications et d'arguments à fournir avant d'obtenir un obligatoire et fatidique oui. C'est pourquoi, même à contre-cœur, elle était prête à faire quelques concessions, comme le fait d'admettre ses torts, bien qu'elle n'en pensait pas le moindre mot :

    « D'accord, j'avoue, j'ai pas assuré... mais c'est vraiment important, je te jure ! Rien d'illégal, promis !

    — Ah, parce que se faire passer pour quelqu'un d'autre, tu trouves ça légal ?

    — Si tu as mon accord, oui !

    — Mais bien sûr... s'exclama Aya, la voix remplie d'une ironie à peine dissimulée.»

    Ce qui était le plus inquiétant et effrayant n'était d'ailleurs pas le ton qu'utilisait Aya, mais plutôt l'assurance qu'employait Molly face à une cause qui paraissait de plus en plus perdue. Et la situation n'allait certainement pas s'améliorer. Quinze minutes étaient déjà passées et rien n'avait changé. Surtout que la jeune fille aux cheveux d'or était toujours allongée sur son lit, à présent nettement plus froissé.

    Avec dédain, Aya demanda plus d'explications, piquée d'une trop vive curiosité. Elle avait besoin de comprendre la situation. Et, après un court temps de réflexion, Molly lui répondit avec un calme olympien :

    « Tu connais la soirée « Crystal Lounge » ? »

    Aya hocha la tête en se redressant, piquée au vif. Bien sûr qu'elle la connaissait, qui pouvait bien l'ignorer ? La soirée « Crystal Lounge » était LA soirée de l'année, celle où tout le monde voulait participer, même l'innocente Aya. Recevoir une invitation pour cette soirée si sélecte était une promesse de pouvoir réussir à grimper l'échelle sociale et peut-être même réussir à entrer dans un monde de luxe et de gloire. Un monde si lointain et pourtant qui lui parut si proche a l'instant, le simple fait d'en parler l'en rapprochait mentalement.

    Sur le qui-vive, Aya supplia son amie de continuer ses explications. Ses supplices ruinaient ici sa dignité, mais elle n'en avait que faire, Molly et elle ne se souciaient jamais de ça lorsqu'elles étaient ensemble. Plus Aya en apprenait, plus elle voulait en savoir. Elle sentait en elle ce besoin de savoir, c'était un besoin destructeur et presque maladif.

    « Eh bien, j'ai réussi à détourner une invitation à mon nom. Tu ne peux même pas imaginer les efforts que ça m'a coûtés... »

    À cet instant, Aya comprit qu'espérer l'accompagner n'était que pure folie. Si Molly avait besoin que la jeune manipulée aille quelque part, ce ne serait sûrement pas là-bas. Et elle le savait. Aussi grande qu'était leur amitié, jamais elle n'aurait sacrifié un tel honneur. Aya elle-même ne l'aurait pas fait, malgré son sens de l'amitié. Mais la loyauté de la petite blonde la poussa à ne pas en vouloir à sa seule et unique amie. Son sens du devoir et leur relation l'en empêchaient. Alors, elle se contenta d'attendre plus d'explications, d'avoir enfin le fin mot de toute cette histoire.

    « Mais une amie d'enfance m'a invité à sa soirée d'anniversaire... Et tu connais mon sens de l'amitié envers ceux qui me coupent l'herbe sous le pied ?

    — Disons que je te connais assez pour savoir que tu me demandes d'y aller à ta place. »

    Aya eût envie d'ajouter qu'elle saurait à quoi s'en tenir s'il lui arrivait la même situation, mais elle se reteint. Elle ne pouvait pas comparer deux amitiés totalement différentes, dont l'une d'elles lui était complètement inconnue. Surtout qu'elle se refusait de blesser Molly.

    « Alors tu es d'accord ? Que je suis contente que tu dises oui ! J'ai déjà tout planifié, il suffit juste de...

    — Non. »

    Aya lui coupa la parole si nettement que la fille populaire en eut le souffle coupé. Elle n'en croyait pas ses oreilles, Aya venait-elle réellement de lui dire non ? Personne ne lui refusait jamais rien, surtout pas elle, sa meilleure amie. Et ce n'était pas aujourd'hui que cela allait commencer. Si cette petite prude et frigide pense pouvoir m'échapper, elle se fourre le doigt dans l'œil, se dit Molly en se munissant de tout son self-contrôle. Sa paupière gauche commença à tressauter nerveusement, signe de sa contrariété. Elle ruminait, et même si Aya n'y voyait rien, en réalité, Molly était vraiment en colère. Elle n'était pas près d'abandonner. Et puis, il aurait été bien sot d'imaginer que la petite blonde puisse lui résister jusqu'à la fin, ou bien ce récit n'existerait pas et perdrait même tout intérêt.

    Après plusieurs minutes à tenter de respirer correctement et surtout, à essayer de ne pas perdre le contrôle de ses émotions, Molly prit place près de sa victime en lui pinçant amicalement le bout de son petit retroussé, tout en plongeant ses yeux chocolat dans les yeux océans de son amie. Aya n'imaginait pas à quel point elle s'apprêtait à subir les conséquences irrévocables des choix d'une fille têtue.

    « Je t'en prie... Tu sais que je ne te demanderais jamais de m'aider si ça te mettait en danger. C'est vraiment sans risque, je t'assure... Tout ce que tu as à faire, c'est de te montrer une dizaine de minutes et après hop, tu peux rentrer. »

    La jeune naïve réitéra sa réponse avec moins de ferveur. Sa raison perdait du terrain contre son cœur, après tout, son sens de l'amitié la poussait à vouloir aider Molly. Alors, refuser sa demande lui coûtait un terrible effort. Elle détestait lui faire de la peine, la manipulatrice en était parfaitement consciente. Et elle comptait bien utiliser cette faiblesse à son avantage. C'est donc pour cela qu'elle dirigea son regard sur le sol avant de se lever en soupirant, l'air faussement abattu. Oui, elle en rajoutait. Mais la fin justifie les moyens, n'est-ce pas ? Et puis, comme si cela ne suffisait pas, elle ajouta d'une voix lourde de déception :

    « Très bien, je comprends... Je suppose que je n'ai plus qu'à tirer un trait sur le Crystal Lounge... Il y aura d'autre occasion, non ? »

    Aya savait que non, il n'y aurait jamais d'autre occasion. Ne pas venir à cette invitation, lorsqu'on était issue d'une société comme la leur, c'était comme signer sa descente en enfer. Elle aurait aussi aimé ajouter que Molly n'avait qu'à passer dix minutes et partir ensuite, mais elle se rappela la différence de style entre ces deux soirées. Jamais elle ne pourrait être à l'heure. Et elle ne pouvait certainement pas être habillée pareil pour ses deux soirées. Ses tenues seraient soit trop vulgaires pour l'une, soit trop guindées pour l'autre. Molly était au pied du mur et Aya le savait. La jeune innocente était malheureusement l'unique solution de ce problème.

    Mais d'où elle était placée, elle ne percevait désormais que le dos de son amie. Et si elle lui avait prêté plus d'attention, celle qu'elle pensait presque être au bord des larmes, était en réalité toute souriante. Encore une fois, le petit ange ne voyait pas le démon se tenir en face d'elle. Le cœur de la petite blonde était touché en plein centre et sa morale était piquée au vif.

    « Il suffit juste que je m'y montre quelques minutes, tu en es bien sûr ? »

    Molly hocha fébrilement la tête, elle ne pouvait pas se trahir maintenant. Si elle flanchait, tout son stratagème tomberait à l'eau. Malgré tout, elle ne parvenait pas à retenir les tremblements d'excitations de ses mains.

    « Bon... Juste quelques minutes. Et c'est à charge de revanche ! »

    À peine eut-elle terminé sa phrase que la belle brune se jeta dans les bras de sa fabuleuse et idiote victime. Elle n'en revenait pas d'avoir une nouvelle fois réussi à obtenir ce qu'elle souhaitait, aux dépens de quelqu'un. Quel dommage qu'elle ait dû se servir de cette précieuse amie, mais elle estimait ne pas avoir eu le choix. Et elle jubilait intérieurement d'avoir pour meilleure amie une fille si cruche et si innocente. Manipuler un esprit encore capable d'être façonné, qui ne connaissait rien de la vie, avait toujours été un passe-temps pour elle. Et cela le resterait pour un long, très long moment. Molly avait bien cru devoir baisser les bras, mais elle se sentait soulagée d'avoir réussi. Ça, c'était un vrai défi. Emmener Aya à une soirée. Mieux encore, avec une nouvelle apparence : la sienne. Et elle n'était pas la seule à jubiler, le destin aussi jubilait et se divertissait avec allégresse face à ce spectacle innommable. Une cage invisible venait de se fermer autour d'un corps innocent, et elle risquait d'avoir du mal à s'en sortir.

    Le regard de Molly était rempli d'une satisfaction presque malsaine et sournoise. Elle avait obtenu ce qu'elle désirait et elle savait maintenant quoi faire. Aya n'identifia pas cette lueur comme elle aurait dû le faire. Cette naïve n'y vit que remerciement. Être une manipulatrice était si simple face à une fille comme la blondinette, que la brune en eut un pincement s'ennuie. Mais le temps filait rapidement et toutes deux n'allaient pas tarder à ne plus du tout s'ennuyer. Ils ne leur restaient qu'un petit quart d'heure avant le début de leurs soirées respectives, qui étaient heureusement placées peu loin de chez elles. Elles étaient pressées par le temps, mais ça ne les empêcherait pas de s'amuser.

    « Je vais faire de toi une Molly 2.0 ! Plus authentique que la vrai ! Ça va être amusant, tu vas voir. »

    Aya n'était pas vraiment d'accord avec ça. Changer totalement d'apparence pour devenir quelqu'un d'autre n'avait jamais été un objectif dans sa vie. Et que tout le monde en soit sûr, si elle parvenait à rentrer sans aucun problème, elle serait la première à faire en sorte de redevenir comme avant. Restait encore à savoir si elle parviendrait réellement à rentrer chez elle. Malgré tout, force était de constater que son amie brillait d'excitation. Alors elle s'abandonna à ses folies en espérant silencieusement que le résultat ne serait pas trop catastrophique.

    Le temps passa si vite, qu'elles manquèrent presque de partir en retard. Le résultat de cette intense séance de mise en beauté était effroyable. Impossible de savoir qui était l'une et qui était l'autre, elles se ressemblaient comme deux gouttes d'eau, à la différence près qu'elle ne portait absolument pas les mêmes vêtements. Finalement, Aya n'était pas tant affligée que cela par le résultat, elle se trouvait jolie, mais trop différente pour réellement s'apprécier. Elle n'était plus elle-même et elle en était consciente. En plus d'être totalement identique à Molly, son amie s'était assurée qu'elle serait aussi l'une des plus jolies. Aucun détail n'avait eu la moindre chance d'être négligé.

    Après avoir verni en noir les ongles d'Aya, Molly s'était attaquée à ses cheveux. Et, sous une bonne dose de produit, mêlée à des mains expertes, les cheveux clairs d'Aya avaient pris une teinte brune sombre, presque ténébreuse. Et puis, ils ne firent pas que changer de couleur, ils changèrent aussi de tailles, passant de longs et raides, à bouclés et courts. Ce détail capillaire avait d'ailleurs permis à Molly de mettre la forme de son visage en valeur avec deux grosses boucles d'oreilles rondes, qu'elle lui prêtait spécialement pour l'occasion. Et, après avoir attaché un faux piercing sur la lèvre inférieur d'Aya, elle lui avait ordonné de mettre des lentilles marron, achetées pour l'occasion.

    Cet achat était la preuve que Molly savait que le choix final de son amie irait dans le sens qu'elle souhaitait. Et, afin de faire d'Aya la fille forte et supérieure que celle qu'elle imitait était, Molly avait décidé de maquiller très légèrement son amie. Elle paraissait moins enfantine, plus adulte, plus forte qu'elle ne l'était. Et finalement, les seuls détails qui n'avaient pas été modifiés étaient, les taches de rousseur et la blancheur d'Aya, car après tout, c'était bien ce qu'elles avaient en commun.

    Et après avoir métamorphosé physiquement son amie, elle fit en sorte de lui procurer la plus belle tenue. En effet, Aya n'avait jamais été si bien habillée qu'aujourd'hui, en cette occasion bien spéciale. Ici aussi, rien n'avait été laissé au hasard. Aya était vêtue une robe blanche à la fois moulante et évasée. Dans cette robe, blanche comme la soie, on aurait pu la comparer à un ange tombé du ciel. Le bustier de cette robe, était quant à lui d'une magnifique couleur dorée, retenue par deux morceaux de tissu se croisant dans son dos, le tout était assorti à son serre-tête blanc serti de faux quartz d'or. Pour parfaire cette tenue, mais aussi pour ne pas faire d'elle une Molly trop pure pour être la vrai, elle fut obligée d'ajouter un tour de poignet en cuir, une chaîne épaisse couleur or autour de son cou, ainsi qu'une paire de bottines noire à talons épais. Voilà comment une jeune prude avait pu, en l'espace de quelques longues minutes, se transformer en véritable diva des temps modernes, en reine habituée des soirées les plus chics et à la fois les plus chocs. Manipulatrice comme Molly l'était, voilà déjà un moment qu'elle avait réussi à stocker des vêtements chez Aya, avec son consentement. Et ses fourberies avaient finalement fini par payer.

    Quant à la véritable Molly, elle avait opté pour un look bien moins choc, beaucoup plus raffiné. Mais la décrire ne semble ici pas envisageable, puisque son rôle s'apprête bientôt à disparaître. C'est pourquoi, passer à la suite serait bien plus préférable.

Depuis cinq longues minutes, Aya observait son reflet dans son miroir, elle n'arrivait pas à s'en remettre. Elle se sentait si différente. Et prendre l'apparence de Molly lui rappelait à quel point sa meilleure amie était une fille jolie. À cet instant, elle était plus vaniteuse que n'importe qui. Certes, elle n'était pas Molly, mais tout le monde viendrait à le penser et l'a trouverait jolie sous cette apparence. Aya avait l'impression de se sentir pousser des ailes, de voler haut dans le ciel... Mais attention douce Aya, la chute est parfois vertigineuse et dangereuse lorsque l'on s'élève trop haut.

    Elles se trouvèrent bien vite pressées par le temps. Alors, après avoir glissé quelques oreillers sous les couvertures d'Aya, afin de donner l'illusion d'un corps endormi, elles s'étaient éclipsées sans un bruit par la fenêtre. Et la descente, en robe et en talon n'était pas si simple qu'elle n'y paraissait.

    Ni une ni deux, une fois montées dans la voiture de Molly, elles s'étaient volatilisées, parties en trombe, en faisant rugir le moteur de la vieille Chevrolet. D'ici quelques minutes, Molly déposerait sa frigide amie chez Blaire, la pseudo-amie d'enfance dont elle eut le temps d'évoquer la nature de leur relation, précédemment.

    Un éclair de lucidité passa soudain dans l'esprit de la conductrice. Changer le physique d'Aya n'était que la première étape et, trop excitée par sa réussite, elle avait bien failli en oublier le plus important. Aya allait devoir adopter le même comportement de garce dissimulée, que Molly avait mis tant d'années à perfectionner. Auquel cas, la mascarade tomberait à l'eau.

    C'est pourquoi, tout en s'engageant dans le centre-ville, elle entama de parfaire son plan :

    « Aya, il faut que tu saches que je ne suis pas aussi douce avec les autres...

    — Par rapport au comportement que tu as avec moi ?

    — Oui, disons que je suis plus... mauvaise ? Non, peut-être plus calculatrice, ou manipulatrice ? »

    Molly ne savait pas comment formuler ses idées. Décevoir son amie était bien la dernière chose au monde qu'elle souhaitait. Ses phrases sonnaient alors plus comme interrogatives, qu'affirmatives. Avouer le mauvais fond qui réside en nous n'est pas chose aisée. Mais Aya savait parfaitement que leur relation amicale était un privilège. Elle savait que Molly n'était pas aussi gentille avec les autres. Elle voulut lui répondre qu'elle était naïve, pas aveugle, mais préféra s'abstenir. Sa seule amie avait déjà bien assez de mal à s'exprimer, en rajouter une couche ne l'aiderait pas. Alors elle préféra se taire, et attendre la suite. Elle était assez compréhensive pour aimer profiter de l'honnêteté dont faisait preuve Molly.

    « Je crois que tout se joue dans le ton de la voix. Toi, sans vouloir te vexer, quand tu parles, tu ressembles plus à un agneau déboussolé. »

    Aya eut envie de protester. Molly n'y allait-elle pas un peu fort ? Un agneau ? Tout de même pas. Tout du moins, c'est ce qu'Aya pensait. Mais en réalité, c'était exactement le ton qu'elle employait à chacune de ses phrases, comme si le simple fait de parler risquait de blesser ceux avec qui elle conversait. Son cerveau tournait à plein régime. Si ça façon de parler ne convenait pas à la vraie brune, comment allait-elle devoir s'y prendre ? Alors, bien qu'elle se sentît presque humiliée de paraître si fragile, elle hocha la tête, impatiente d'en savoir plus. La curiosité était un vilain défaut qu'elle ne pouvait s'empêcher de pratiquer.

    « Il suffit juste que tu laisses traîner les mots marquants, parler avec une voix légèrement plus grave, et essayer de paraître la plus hypocrite ou ironique possible. Comme si tu te sentais supérieur, que personne n'était assez méritant pour parler avec toi. »

    Pour mieux appuyer ses propos, Molly, tout en parlant, prit soin d'utiliser le même stratagème qu'elle tentait d'expliquer. Aya comprit, au moins le côté théorique, restait encore à savoir si en pratique, elle était aussi douée.

    Mais ni l'une, ni l'autre, n'avait le temps de continuer son entraînement. C'est pourquoi, en se garant à quelques mètres de la maison de Blaire, Molly crut bon de donner quelques conseils de dernières minutes et sa douce amie, pour qui, même si elle le cachait incroyablement bien, elle ne pouvait s'empêcher d'être inquiète. Et s'il lui arrivait quelque chose ? Si tel était le cas, Molly s'en voudrait toute sa vie.

    « La fille que tu es ce soir n'est ni gentille, ni bienveillante, tu comprends ? Si quelqu'un tombe, ne l'aide pas, ce n'est qu'un exemple bien sûr, mais tu vois le genre ? »

    Aya hocha la tête, donnant l'occasion à son amie de marquer une pause avant de reprendre :

    « Ne bois que dans ton verre et si tu le perds de vue, même quelques secondes, reprends-en un. Essaye de ne pas rester trop longtemps, d'accord ? Plus tu resteras, plus le risque d'être présente lorsque la soirée va dégénérer sera grand. Ça finit toujours par arriver... »

    Nouvelle pause. Molly savait que son usurpatrice devait prendre le temps de tout bien assimiler. Surtout que ce qu'elle s'apprêtait à lui dire était le point qu'Aya ne devait surtout pas négliger.

    « Et si tu croises un certain Logan, part aussi vite que possible, sa copine a une grosse dent contre moi. Je ne veux pas que tu te retrouves dans un conflit qui ne te concerne pas, d'accord ? »

    Aya affirma qu'elle ferait tout ce que Molly désirait. Mais elles ne savaient pas que pour une fois, les ennemies de la manipulatrice se contenteraient d'agir dans l'ombre, de tirer les ficelles sans se montrer avant le moment fatidique. Ainsi, Aya n'aurait aucune raison de penser devoir partir. Ou du moins, elle ne ressentirait pas la peur à temps.

    Aya aurait aimé connaître les raisons de cette animosité entre la copine de Logan et Molly, mais elle n'osait pas demander. De toute façon, elle n'aurait obtenu aucune réponse. Molly n'assumait pas ce qu'elle avait fait. Elle avait passé une nuit avec lui, au risque de briser son couple, par simple envie de vengeance. Et si Aya l'apprenait, elle perdrait inévitablement son estime. Ce n'est pas ce qu'elle souhaitait. Aya faisait parti de ces personnes conventionnelles qui ne supportaient pas l'idée que quelqu'un puisse tromper quelqu'un d'autre, ou que quelqu'un brise un couple, elle ne supportait pas ça, ce n'était clairement pas sa philosophie de vie.

    Alors, après une dernière accolade, une dernière embrassade et une dernière recommandation, Aya descendit de la voiture et la regarda s'éloigner en sentant une légère boule se former au creux de son ventre. Et si elle échouait ? Elle refusait de décevoir son amie. Alors, elle se fit la promesse d'exceller ce soir, d'être la plus convaincante, d'être plus vrai que l'original.

    Elle se tourna vers la grande maison d'où émanait une musique électro, dont Aya ne connaissait même pas l'existence. Ça n'avait jamais fait partie de ses goûts musicaux, et il était sûr et certain que ça n'en ferait jamais partie. Malgré tout, avec tout ce que lui racontait Molly à chaque lendemain de soirée, celle-ci semblait encore calme. Pas de gens trop éméchés, pas trop de gens se frottant les uns contre les autres. La soirée n'avait apparemment pas totalement commencé. Peut-être à son avantage ? Et de toute façon, la fausse brune comptait bien s'éclipser avant que cela n'arrive. Si Molly lui avait conseillé de le faire, ce n'était sûrement pas pour rien.

    Ce qu'elle ne savait pas, c'est que trop emportée par l'ambiance, elle n'y parviendrait pas, elle ne partirait jamais à temps. Le destin n'était pas de son côté ce soir-là, et elle n'allait pas tarder à le comprendre. Sans même le savoir, elle était devenu le pion indispensable dans une partie d'échecs. Trop pure, trop innocente pour être mise de côté. Et elle était bien loin d'imaginer qu'elle risquait de passer la soirée la plus humiliante et la plus longue de sa vie.

    Aya hésita un long moment avant d'entrer dans cette maison qui lui semblait défendue et inaccessible. Elle était effrayée, de la tête aux pieds. Et si elle échouait ? Et si elle ne parvenait pas à les convaincre ? Ses yeux brillaient autant de peur que d'excitation, faisant trembler le bout de ses longs doigts fins et vernis.

    Pendant une demi-seconde, elle s'imagina ce que ce serait d'entrer dans cette maison sous sa véritable apparence. Et le tableau qu'elle se peignait l'a fit tellement rire qu'elle récupérât assez de courage pour entrer à l'intérieur. Ce n'était pas son monde, et ça ne le serait jamais. Et puis, une fille si innocente, si invisible, ne parviendrait jamais à être invitée ici. Elle n'était pas comme Molly, fêtarde aimée de beaucoup.

    Lorsqu'elle entra, une musique au rythme électronique et endiablée lui vrilla les tympans. Elle eut envie de se boucher les oreilles, mais se rappela que ce n'est pas ce que ferait Molly. Malgré tout, une chose était sûre, jamais elle n'écouterait de son plein gré quelque chose d'aussi rapide et vibrant. Certainement pas !

    « Molly, ma chérie !  J'ai bien cru que tu allais me fausser compagnie le jour de mon anniversaire. Il faut croire que j'ai eu tort, n'est-ce pas ?»

    Aya se fit sortir de ses pensées par une voix hypocrite et exagérément aigüe. Elle n'avait pas besoin de réfléchir énormément pour connaître l'identité de cette fille, il ne pouvait s'agir que de Blaire, qui ressemblait traits pour traits au stéréotype parfait de la "fille à son papa". Et pour la première fois, Aya comprit ce que voulait dire Molly à chaque fois qu'elle lui répétait que certaines personnes proches de vous ne sont pas là pour être vos amis. Ils sont juste hypocrites, menteurs et destructeurs. Au moindre faux pas, l'ascension de Molly dans le beau monde risquait de n'être plus qu'un agréable mais lointain souvenir. Aya avait peur. Elle sentait ses genoux claquer l'un contre l'autre, mais elle tenta tant de bien que de mal de le cacher. Elle était naïve, pas bête. Et cette différence lui avait suffi pour sentir toute l'ironie et l'hypocrisie dont venait de faire preuve Blaire, aussi bien dans les tons de sa voix, que dans son regard. Blaire, du haut de ses talons aiguilles, défiait la fausse brune. Elle espérait énerere celle qu'elle croyait être Molly. Comme cela aurait agréable d'enfin la voir sortir de ses gonds, elle qui ne rusait que par des manigances et des coups bas. Mais là était le problème. Aya n'était qu'une actrice, pas la véritable Molly. Alors elle se contenta d'obéir aux ordres que lui avait donnés son amie.

    Munie d'un sourire en coin, dont elle était si fière à l'intérieur, elle répondit à Blaire sur le même ton qu'elle, prenant entre ses doigts les pointes de cheveux décolorés de sa rivale, tout en se penchant légèrement en avant :

    « Tu sais bien que je n'aurais manqué ça pour rien au monde.»

    Aya jubilait. Surtout lorsqu'elle vit les yeux verts face à elle se remplir d'agacement, et presque de haine. Et, après que la personnification de sa première épreuve ai trouvé le moyen de prendre congé de son invité, la jeune vainqueur s'empressa d'envoyer un message à Molly, la prévenant que tout se passait à merveille. Mais ce qu'elle ignorait, c'est ce que cela ne durerait pas éternellement.

    En effet, ce que ne vit pas Aya, c'est que, un peu plus loin, Blaire, qui avait bien du mal à contenir sa colère, souriait tout de même à pleine dent en s'appuyant contre le bar de sa cuisine. Elle fut vite rejointe par quelques adolescents composés de deux filles et d'un garçon. Ils étaient tous alliés ce soir, tous contre la même personne qui les avait humilié tant de fois. Seul l'homme présent semblait être plutôt mal à l'aise. Il ne voulait pas lui faire de mal, mais il n'avait pas le choix. Car, même si elle avait été terriblement excellente avec lui, ça ne suffisait pas à effacer d'autres événements qu'il avait subis. Logan, prit alors sa petite amie dans ses bras. Émilie était prête à tout pour se venger et il était sûr que si cette soirée ne lui convenait pas, elle ferait souffrir Logan plus que ce qu'elle avait souffert elle-même. Qu'il ait osé la tromper, c'était une chose, mais avec Molly, c'était inacceptable. Alors, elle cala ses cheveux blonds sur son épaule en lançant son regard océan vers Blaire, qui portait un cocktail d'alcool à ses lèvres. Blaire aimait faire durer le suspens, la situation l'amusait plus qu'elle ne souhaitait bien l'admettre. Elle jeta un coup à la dernière personne présente, fière de cette alliée qu'elle n'avait pas soupçonné jusqu'à ce qu'elle se présente d'elle-même. Elle qui semblait si gentille, si douce avec Molly. La chute n'en serait que plus belle. Malheureusement, la pénombre ici ne permettait pas de percevoir cette personne, elle était là, mais presque invisible. Déjà qu'il était bien dur de percevoir le physique des autres, pour elle, s'était impossible.

    « Molly vient d'arriver. À toi de jouer, nous, on s'occupe de la suite.»

    À ce moment, le plus inquiétant était sûrement la lueur mauvaise, voir presque machiavélique de tous ceux présent, de tous ceux qui allaient participer à cette horrible mascarade.

    Bien loin de toutes ces guerres d'adolescents, Aya n'osait lâcher des yeux le verre d'alcool qu'elle avait obtenu par on ne sait quel procédé. Tout en restant concentré sur son verre elle se cherchait désespérément un endroit plus ou moins calme où elle pourrait s'asseoir quelques minutes. Une place où elle ne passerait pas inaperçue, mais où elle ne serait pas dérangée à tout bout de champ. Molly lui avait dit de se contenter d'une présence minimum et peu longue. Et, même si elle venait déjà de désobéir quant à son temps de présence, elle ne souhaitait tout de même pas être au centre de l'attention.

    Après quelques nouvelles secondes passées à parcourir le lieu des yeux, elle finit par apercevoir une chaise, qui semblait n'être ici que pour elle. Elle était plus exposée au reste des adolescents que ce qu'elle aurait aimé, mais c'était tout de même mieux que rien. Placée devant une partie de bière-pong, si elle se contentait d'observer en silence, peut-être ne l'a remarqueraient-ils pas. Enfin, c'est ce qu'elle préféra penser en s'asseyant, mais elle venait d'oublier un détail important : ce soir, elle n'était pas Aya, mais Molly. Et Molly était tout, sauf invisible. Et elle le comprit très vite, en remarquant qu'elle recevait beaucoup de sourire et de compliment sur sa tenue. Et même si elle était consciente qu'ils ne lui étaient pas directement destinés, elle se sentait fière, son ego était flatté et elle se sentait presque pousser des ailes. Un peu plus et elle aurait pu ne plus jamais vouloir redevenir celle qu'elle était réellement. Mais, trop occupée à remercier et sourire hypocritement, elle ne remarquait pas le regard de haine et de manipulation que lui portait une fille, à quelques mètres d'elle.

    Depuis cinq bonnes minutes, Aya se trouvait être néanmoins mal à l'aise. Les compliments avaient cessé et tous étaient retournés à leurs occupations, mais elle restait gênée par le regard d'un garçon, qui se contentait de la fixer sans ciller. Et, malgré tout, elle ne pouvait s'empêcher de le trouver à son goût. Elle qui fantasmait sur ce type d'hommes depuis longtemps, elle était servie. C'est d'ailleurs ce qui la rendait encore plus mal à l'aise. Elle se sentait mise à nu par deux grands yeux verts légèrement cachés par quelques mèches brunes et rebelles. Il avait le menton carré, mais n'en était pas pour autant agressif, il était plutôt harmonieux. Aya se dit que s'il portait une petite barbe, il serait sûrement encore plus sexy, bien qu'il n'en était pas moins désagréable pour les yeux. Sans parler de sa carrure. Il était évident qu'il n'était pas sportif, pas de ceux qui passaient leur temps à exhiber leurs musculatures sans aucune retenue, mais il était tout aussi évident qu'il n'avait rien de bien portant, ni musclé, ni gras. Juste fin. Aya avait presque peur de baver devant ce spectacle, sa gêne ayant bien vite disparu. Le pire pour elle, fut quand il fit le tour de la table de jeu pour venir se mettre debout à sa gauche. Son dos s'était raidi et une boule au ventre la tenaillait. Un si beau spécimen si près d'elle, s'était comme toucher le paradis. Il la regardait toujours de tout son haut. Alors, l'usurpatrice se leva, pour le saluer, mais surtout pour se sentir moins petite, moins dominée. Une chose restait sûre : il connaissait Molly. Aya n'en doutait pas une seconde. Mais son identité lui restait inconnue.

Elle l'observa grincer des dents lorsqu'il plongea son regard dans le sien, avant de se pencher près de l'oreille de cette dernière. Elle se rendit compte que sa voix était dure, froide, et pleine de reproche. La fausse brune fut presque prise d'un élan de peur en l'entendant. C'était comme voir Aphrodite, parler avec la voix d'Hadès.

    « Qu'est-ce que tu fais encore là Molly ? Je croyais que tu devais juste passer et partir à ton autre soirée. Quoi qu'il en soit, tu ferais mieux de partir, j'ai l'impression que ça ne va pas tarder à dégénérer, et pas en ta faveur si tu veux mon avis.»

    Aya ne comprenait rien. Molly lui avait pourtant affirmé que c'était sans risque pour elle. Sur le moment, elle ne se rendit pas compte que ce qu'elle lui répondît n'était là que pour chasser sa propre peur. Elle préférait croire son amie plutôt qu'un inconnu. Aussi beau soit-il. Même si, sans le savoir, elle aurait mieux fait de lui faire confiance à lui.

    « Je crois que les seuls qui sont en danger ici, sont ceux qui ont un affreux goût pour la mauvaise mode. Je me demande si je ne devrais pas créer une police du style.»

    Malheureusement, sa phrase n'eut pas l'effet voulu sur son assaillant, lorsqu'elle sentit ses doigts s'enrouler autour de son frêle poignet, alors qu'elle tentait de le fuir. Ce n'était pas le moment de se faire découvrir, elle avait beau bien jouer son rôle, elle n'était pas la vraie Molly. Moins elle aurait de confrontation, mieux elle s'en sortirait. Que ferait-elle si quelqu'un découvrait le pot aux roses ?

    « Molly. Je ne sais pas à quoi tu joues, mais il faut que tu me croies. Ce n'est pas un jeu-là. On n'est pas dans un de tes plans, tu ne peux pas toujours tout contrôler.»

    Il marqua une pause pour juger l'impact de ses mots. Mais il ne vit qu'un profond vide dans les yeux de celle censée être sa meilleure amie. Quelque chose clochait. Les yeux de Molly ne brillaient pas d'amitié pour lui, comme si elle ne l'avait jamais connue. En fait, il ne brillait même pas. Il semblait...faux. Comme si la demoiselle en face de lui portait des lentilles de contact. À bien y regarder, il la trouvait tout à coup plus petite, compte tenu du fait qu'elle portait des talons.

    Comme pour la sortir de cette situation, une voix résonna au milieu de tout ce chahut. Une fille appelait Molly avec une joie qui, sur le moment, semblait plutôt sincère. Mélissa, une amie assez proche de la vraie brune, l'invitait à venir jouer à une partie de bière-pong. Partie que la jeune menteuse s'empressa de rejoindre afin d'échapper au contact de son inconnu, qui semblait lui brûler le poignet.

    Mélissa était de celle que personne ne pouvait détester. Ne pas l'apprécier était mission impossible. Elle n'était pas dotée d'un physique avantageux. Plutôt rondouillarde, elle sortait des fréquentations habituelles des gens comme Blaire ou Molly. Mais c'est ce qui la rendait si unique. Ses joues gonflées, cachant presque ses yeux, lui donnaient un côté mignon, trop pour être mauvais. Sans parler de ses cheveux plutôt mal coiffés et trop longs pour être bien entretenue par une fille comme elle. Même ses vêtements étaient trop modestes. Non, ce qui la rendait si aimée de tous ne pouvait pas être son physique, mais plutôt sa personnalité. Elle avait la chance d'avoir une bienveillance hors du commun. Elle ne cherchait à faire de mal à personne, tout du moins, c'est ce qu'elle faisait la plupart du temps. Mais, il fallait tout de même garder les yeux ouverts, Mélissa avait un très mauvais côté qu'elle essayait, coûte que coûte, de cacher au reste du monde. Si les autres se rendaient compte de ce qu'elle était réellement, personne ne l'aimerait autant. Et même Molly était tombé dans le panneau, tout comme Aya. Elle préférait faire croire aux autres qu'elle était prête à les aider quoi qu'il lui en coûte, et elle était la première à dire qu'elle voyait le bien même chez ceux qui ne le voyaient pas. Le rôle qu'elle s'apprêtait à jouer dans le destin d'Aya était bien plus grand que tout le monde ne le saurait jamais. Enfin, presque personne ne le saurait. Mais, quant à Aya, elle ne garderait le souvenir que d'une fille gentille et bienveillante.

    Pour la première fois de sa vie, Aya jouait à un jeu avec de l'alcool. Et l'a voir échoué n'avait absolument rien d'étonnant, elle mit d'ailleurs pas mal de temps à en comprendre les règles. Elle se trouvait alors à boire plus d'alcool qu'elle n'en avait bu depuis le début de sa vie. Cette usurpatrice, d'ordinaire, n'aimait pas l'alcool, mais le petit goût de cerise, relevé par l'alcool lui plaisait plus qu'elle ne l'aurait imaginé. Ce soir, tout lui était permis. Demain, elle redeviendrait Aya, la jeune prude naïve. Alors que ce soir, elle était Molly, une fêtarde au caractère bien plus insouciant que le sien. Elle se sentait pousser des ailes de libertés et ça lui plaisait. Et plus le liquide lui brûlait la gorge et lui montait à la tête, plus ses naïfs sentiments se renforçaient.

    Ce qu'elle oubliait, c'est qu'elle n'était pas invisible. Molly n'était jamais hors du centre de l'attention. Le destin en était divinement conscient. Et il n'était pas le seul à remarquer que la situation était tout sauf normale ou habituelle. En effet, le mystérieux garçon dont Aya ignorait l'identité ne l'avait toujours pas lâché des yeux depuis leur conversation. Enfin, si l'on pouvait réellement qualifier ça de conversation. Il était intrigué par cette Molly plus folle que d'habitude. Jamais elle ne prenait autant de risque. Mais que faisait-elle encore là bon sang ? Et pourquoi jouait-elle autant avec le feu ? Rester aussi longtemps, alors que son avenir pouvait se jouer à la fameuse soirée dont elle lui avait parlé (soirée dont il ne se rappelait pas le nom, trop peu intéressé par ce genre de choses), était la preuve de son insouciance. Ce n'était pas normal. La Molly qu'il connaissait n'était pas et n'avait jamais été comme ça. Et qu'elle est changée en aussi peu de temps lui semblait impossible. Un doute s'insinua alors en lui, et si ce n'était pas Molly ? Si c'était le cas, alors tout s'expliquerait. Cependant, une chose l'étonnait encore plus : que cette fille soit Molly ou une drôle de copie, elle tenait plutôt bien l'alcool, même si les effets commençaient à tout de même bien pointer le bout de leurs nez.

    Bien loin de s'imaginer découverte, Aya constatait en riant qu'elle venait de perdre en bonne et due forme. Et cela faisait bien rire tout le monde, il ne riait pas à cause de Molly, mais à cause d'Aya. Sans vraiment le savoir. Mais, hormis son inconnu, personne ne semblait effleurer l'idée qu'elle puisse n'être qu'une simple usurpatrice. Aya s'amusait comme jamais elle ne s'était amusée jusque-là, et elle remerciait silencieusement sa meilleure amie de lui avoir offert cette chance, pour laquelle elle était pourtant si réticente au début. Mais si elle connaissait son avenir, jamais elle n'aurait remercié Molly. Elle ne serait sûrement même plus là, à s'amuser avec insouciance sans penser aux conséquences.

    Un sourire idiot se posa sur ses lèvres pleines et elle regarda la piste de danse en réfléchissant à peine. Ses pensées étaient floues et ses mouvements trop lents pour que ça n'est pas de rapport avec l'alcool. Elle avait envie de danser un peu avant de partir, savoir ce que ça faisait de se frotter contre une masse de corps inconnue. Avant, elle regarda l'écran de son téléphone, qui n'affichait pour l'instant aucun message. Ce que son observateur ne manqua pas de remarquer. Si elle n'avait pas reçu son message, c'est donc que ces soupçons étaient de plus en plus confirmés. Sans parler du fait qu'il venait de recevoir une réponse de Molly, alors que la fausse brune était en train de ranger son téléphone entre ses seins, sans avoir tapé le moindre mot. Il venait de comprendre. Tout était maintenant logique.

    L'horloge affichait déjà vingt-deux heures. Il lui fallait agir vite s'il voulait l'aider. Et même sans ça, si Aya ne prenait pas enfin ses responsabilités en main, elle ne parviendrait jamais à partir à temps. Mais, l'esprit trop habité par l'alcool régnant dans ses sens, elle se dirigea vers la piste de danse, déhanchant son corps, son instinct de pudeur et de gêne l'empêchant tout de même de ne pas trop toucher les autres. Elle était timide, éméchée ou pas, ce n'est pas un trait qui changerait chez elle. Elle ignorait totalement ce que ferait Molly dans une situation comme celle-ci, et elle préférait éviter de lui porter préjudice, ou de lui attirer des ennuis. Même si la vraie brune n'avait pas besoin d'elle pour se mettre dans le pétrin. Et c'était un fait avéré.

    Soudain, elle se stoppa net lorsque son regard se posa sur une chose qu'elle haïssait plus que tout, quelque chose dont elle avait une peur bleue. Une baie vitrée, face à elle, qui donnait une vue d'ensemble sur le jardin remplit de corps ce frottants les uns aux autres, mais surtout, se baignant dans une piscine d'eau bleue. Elle fut envahie d'un frisson d'effroi alors que son esprit, trop embrumé par l'alcool, l'obligea à replonger dans son passé qu'elle préférait pourtant oublier. Elle se voyait, dix ans plus jeune. À l'époque, nager seule lui était impossible, même avec une bouée ou des brassards. Plutôt empotée, elle avait constamment besoin de ses parents pour le moindre effort, et même encore aujourd'hui, elle ne savait toujours pas nager. La différence était qu'elle n'avait jamais réussi, trop traumatisée par son passé.

    C'était il y a dix ans, Aya était petite, et tout ce qu'elle voulait, c'était récupérer son ballon qui flottait au bord de l'eau. Elle le pensait assez près pour l'attraper. Mais ce n'était pas le cas. Ses doigts étirés vers son ballon, ses genoux touchaient presque l'eau, mais elle n'y prêtait pas attention. Lorsqu'on a sept ans, on réfléchie beaucoup moins aux conséquences de tel ou tel acte. La logique voulait qu'elle bascule. Et c'est ce qui était arrivé. Son corps s'était enfoncé rapidement dans l'eau et ses petits mouvements pour tenter de remonter étaient inefficaces. Pire encore, ils l'enfonçaient davantage. Elle se noyait, et personne ne le vit avant quelques longues secondes. Pourtant, en soi, ses parents avaient réagi vite, une fois qu'ils s'en sont rendu compte. La petite fille était hors de danger, mais cette aventure suffit à la traumatiser pour toujours. Nager lui était désormais impossible et entrer dans un cours d'eau aussi. Pas question d'entrer dans une baignoire, une longue douche lui suffisait amplement. Et pas question de s'approcher d'une piscine, à moins de parvenir à contenir le tremblement de son corps.

    Ce flash-back ne dura que quelques secondes, mais cela lui avait suffi. Elle voulait partir de cette fête, maintenant. Aya avait peur et son corps en tremblait sans parvenir à s'arrêter.

    Son mystérieux observateur ne rata rien de cette scène et la voyait maintenant complètement raide, le regard perdu et apeuré, au milieu d'une foule dansante. Alors, prit d'un élan d'héroïsme, il se précipita vers elle, enroula ses doigts autour du poignet de la fausse brune et il la tira hors de la piste. Sans mot dire, elle se lassa complètement faire. La fausse Molly ressemblait à un chaton sans défense. Il sentit son cœur se gonfler d'un sentiment dont il ignorait la provenance, ni même la signification. Tout ce dont il était conscient, c'est qu'il se retenait avec peine de ne pas la prendre dans ses bras pour la rassurer et lui dire que tout allait bien se passer. Il se devait d'agir, maintenant. Qui qu'elle était, sa place n'était pas ici. Il était clair qu'elle ne faisait pas partie de ce monde. La supercherie n'avait pas eu d'effet sur lui et il voulait à la fois la sauver d'une éventuelle humiliation, mais aussi protéger la réputation de sa meilleure amie. Si un tel stratagème venait à éclater au grand jour, Molly connaître la pire des descentes aux enfers. Certes, c'était une bonne actrice, mais pas assez face à lui. Personne ne pouvait se faire passer pour Molly sans qu'il ne s'en rende compte.

    Voyant que la jolie jeune fille ne réagissait toujours pas, il fit voler le verre que tenait la demoiselle entre ses mains tremblantes, la prit par les épaules et la secoua si fort qu'elle manqua de trébucher. Elle eut tôt fait de se ressaisir, enfin sortie de sa torpeur et regarda froidement son assaillant. Quant à lui, si la situation n'exigeait pas un self-contrôle inébranlable, il aurait souri, amusé. Cette fille n'était décidément pas commune et devait drôlement tenir à Molly pour vouloir autant protéger son rôle.

    Malheureusement, si tous deux ne réagissaient pas très vite, Aya ne pourrait plus partir à temps. Elle n'était pas en sécurité.

    « Je m'appelle Vincent. Et il faut que tu...»

    L'usurpatrice était piquée au vif et beaucoup trop fière pour accepter d'avoir été découverte. Alors, Aya lui coupa si nettement la parole que Vincent eut de mal à se contenir. La fausse brune n'y prêta même pas attention, trop occupée à le persuader.

    « Je sais qui tu es. Si tu penses que j'ai bu au point de ne plus me rappeler de toi, je vais devoir te montrer l'étendue de mes limites.

    — Arrête donc de t'enfoncer. Tu n'es pas Molly. Mais je dois avouer que tu te débrouilles bien.»

    Aya comprit qu'elle ne pouvait plus lutter. Elle venait d'échouer et elle sentit son cœur peser lourd dans sa maigre poitrine. Molly allait être affreusement déçue de voir ce dont elle n'avait pas été capable. Du moins, c'est ce dont elle se persuada à cet instant. Comment avait-il fait pour comprendre ? Elle qui se croyait si douée ne l'était peut-être pas tant une ça. Alors, elle formula à Vincent ses angoisses, le faisant sourire à pleine dent. Il était évident qu'il était attendri par cette fille, qu'il voyait maintenant sous son vrai jour : timide, naïve et douce, avec un incroyable sens de l'amitié. Du moins, c'est la seule chose qui pouvait expliquer sa présence. Et, bien qu'il n'osât le lui dire, il était certain qu'en d'autres circonstances, il aurait adoré lui parler et découvrir sa personnalité.

    « Tu n'as pas eu l'air de me reconnaître. Et quand tu jouais tout à l'heure, on aurait dit ta première fois...»

    Estimant qu'il était temps de l'éclairer un peu plus, le meilleur ami de Molly lui dévoila enfin le lien qui l'unissait avec la manipulatrice. Aya se sentit rougir, lorsqu'elle comprit pourquoi elle avait été découverte. Elle était persuadée que, si quelqu'un s'était présenté à elle sous les traits de Molly, en tant que meilleure amie, elle aurait très vite décelé la vérité. Elle se sentait bête et son envie de rentrer se renforça irrémédiablement. Vincent n'était peut-être que le premier d'une longue série. Elle ne voulait pas se risquer ici daavantage. Sans parler du fait qu'elle se sentait toujours pétrifiée à l'idée d'être si proche d'une piscine. Vincent voulait lui aussi la voir partir, quitte à s'en aller avec elle. Quelque chose se tramait, tout allait trop bien pour que cela ne cache rien. Et selon lui, une fille comme elle, qui n'avait rien à voir avec toutes les histoires flottantes autour de Molly, n'avait pas à subir l'éventualité d'une vengeance.

    Ce que ni l'un, ni l'autre ne savait, c'est que le destin venait de prendre une décision à leur place.

    « Il faut que tu partes, et vite. Je ne pense pas que tu sois vraiment la bienvenue, même en étant Molly. Qui que tu sois, mieux vaut que tu rentres chez toi.

    — De toute façon, je veux rentrer...»

    Le temps jouait contre eux. Mais ça, seul Blaire et ses acolytes en étaient conscients. Et, de là où elle se trouvait, elle savourait sa future victoire. Surtout qu'un de ces alliés de la soirée venait de lui dire que Vincent, ami si proche de cette satanée Molly, essayait de la faire déguerpir. Bien évidemment, elle ne laisserait jamais ça arriver.

    Vincent sentait qu'il était presque trop tard pour agir. Mais il ne voulait pas renoncer. Alors, il attrapa la fausse Molly par le coude et tenta de la conduire jusque dehors, le plus discrètement possible. Mais Blaire, qui, même de loin, avait perçu ce mouvement suspect, décida de prendre les choses en main. Cette fois-ci, Molly ne lui échapperait pas, elle s'en était fait la promesse. Pressée par le temps, elle riva son regard sur Émilie, qui comprit immédiatement ce qu'allait annoncer son amie.

    « Éteint les lumières, on va commencer. »

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