Chapitre 1 - Le concert

Asa ne pleure plus. Elle s'est ressaisie. Il lui a fallu un moment pour se calmer. Elle ne savait pas comment faire. Elle n'avait pas été souvent au milieu d'autant de monde. Elle n'arrivait pas à faire abstraction du regard des gens sur elle. Elle s'est sentie piégée, perdue, plus seule que jamais.
Alors, elle a fait ce qu'elle faisait toujours. Elle s'est rapprochée de la nature. Elle s'est éloignée des humains et s'est assise contre cet arbre, le temps de se calmer.
Elle est là, à regarder ses branches et la couleur de son écorce. Elle le trouve beau. Il est différent de tous ceux qu'elle a vu jusqu'à présent. Différent des cèdres et des baobabs de son enfance.
Elle observe les feuilles qui oscillent avec le vent. Asa leur invente une vie, elle leur récite les légendes que ces femmes, qui ont peuplé sa vie, lui ont apprises.
Petit à petit, elle se sent mieux. Alors, elle se lève, remercie l'arbre et lui souhaite une longue vie en caressant son écorce du bout des doigts. 

Elle retourne au milieu des autres.
Plus elle se rapproche, plus la musique devient forte. Elle envahit chaque cellule de son corps. Elle la ressent en elle. Elle est attirée vers sa source comme un papillon vers une flamme.
Elle se fraie un chemin à travers les spectateurs.
Certains la fusillent du regard et râlent. D'autres l'ignorent, les yeux rivés sur l'un des deux écrans géants qui entourent la scène. Certains encore la déshabillent du regard.
Elle n'a toujours pas levé les yeux vers le groupe qui est en train de se produire. Asa attend d'être suffisamment proche d'eux.
Soudain, elle s'arrête. La place qu'elle a trouvée lui convient.
Ses yeux se posent sur ses voisins. Ils sont tous entre amis. Ils parlent fort, boivent de la bière, fument. Asa ne comprend presque pas un mot de ce qu'ils disent. Leur accent est bien trop prononcé. D'autant plus que certains ne parlent même pas anglais. Il lui semble reconnaître de l'espagnol, peut-être de l'allemand. Et du français. Là, elle ne se trompe pas. 

Un garçon qui ne doit pas avoir plus de dix-sept ou dix-huit ans la dévisage. Il la trouve belle avec sa chevelure de feu qui cascade sur ses épaules et ondule dans son dos à chacun de ses mouvements. Il se demande d'où elle peut venir. Lui, qui est du coin, ne l'a jamais vu nulle part. Il s'en souviendrait. On ne peut pas oublier une fille comme ça. A l'instant où il se dit qu'il pourrait lui demander, qu'il pourrait la draguer, elle détourne les yeux. Ce n'est pas bien grave. Il y a un tas d'autres jolies filles dans le coin et il sait que ses hormones seront comblées ce soir. Elle aurait certainement dit non de toutes façons, elle a l'air plus vieille que lui.
De son côté, elle croit qu'il la prend pour une bête curieuse. Ça ne lui fait rien. Elle est habituée. Elle l'a été toute sa vie. Que ce soit à cause de ses cheveux, de sa peau laiteuse, de ses yeux verts émeraude ou plus récemment de ses tatouages. Elle n'a jamais pu passer inaperçue. Elle aurait voulu, à un moment. Elle en a passé du temps à essayer de se cacher, petite.
Maintenant, elle assume. Elle est même fière.

Elle détourne son regard de son voisin et le lève, enfin, vers la scène.
Comme elle ne reconnaît pas le groupe qui joue, ce qui est souvent le cas en milieu d'après-midi, elle jette un coup d'œil à son programme, glissé jusque là dans la poche arrière de son short en jean.
« Open Minded ».
Elle aime bien ce nom. Il lui parle. L'ouverture d'esprit fait partie intégrante de sa vie. Elle n'a pas eu le choix mais elle ne regrette rien.
Elle lâche ses pensées et se concentre sur leur musique sans les regarder vraiment. Elle n'a que faire de trouver le chanteur ou le bassiste craquants. Ce qui l'intéresse, c'est leur jeu, leur façon de véhiculer les émotions.
Et pour cela, ils sont doués. Leurs textes sont beaux et torturés mais aussi dénonciateurs des travers de leur époque. Ils sonnent juste et vrai. Elle aime ça. Qu'on dise les choses, qu'on ne cache pas la réalité.
Le chanteur abandonne sa guitare et s'assoit derrière le piano à queue qui trône un peu sur la droite de la scène.
Elle admire sa façon de s'installer. Elle devine le respect qu'il attache à cet instrument à la manière dont il caresse les touches en fermant les yeux.
Il commence à jouer. Du classique dans un festival de rock. Du Beethoven. C'est osé mais, passé le premier instant de surprise, les spectateurs ont l'air d'apprécier. Il termine son morceau et attaque directement sur un autre. Seul le batteur l'accompagne. Son tempo est lent, grave.
Il pulse à travers les veines d'Asa. Elle a envie de danser. Son corps bouge en rythme sans qu'elle ne puisse le contrôler.
Et le pianiste se met à chanter.
Asa s'arrête aussitôt.
Elle ne respire plus . Elle n'en croit pas ses yeux.
La fille, la fille de tout à l'heure, qui a remarqué qu'elle pleurait, qui l'a vue dans cet instant de faiblesse, est là. Elle danse.
Pour Asa, tout s'efface. La foule autour d'elle, les écrans, les hauts parleurs. Elle ne voit plus qu'elle. Comme si la musique n'était là que pour elle. Que sa seule finalité était de sublimer cette blonde et sa longue robe vaporeuse.
Elle n'avait jamais vu quelque chose d'approchant.
Elle comprend pourquoi dès que le regard du pianiste croise celui de la fille. Ils s'aiment.
Comme il est rare d'aimer.
Comme Asa aimerait aimer un jour. Comme elle aimerait qu'on l'aime un jour.
Elle quitte la scène comme elle est entrée et le chanteur reprend sa guitare.
Asa a l'impression de respirer à nouveau.
Les musiciens font un dernier morceau. Les applaudissements explosent. Ils s'avancent vers le devant de la scène. Et appellent la fille.
Lucie. La lumière. Leur lumière.

Lucie étreint chacun de ses amis et vient se poster au milieu d'eux. Elle entrelace ses doigts avec ceux de Matth. Ils s'inclinent devant ces gens qui ont aimé leur musique. C'est la première fois qu'ils jouent devant autant de monde. C'est la première fois qu'ils jouent ailleurs qu'en France.
Ils sont heureux de cette première fois.
Lucie cherche la fille rousse de tout à l'heure dans la foule. Elle sait que ça revient à trouver une aiguille dans une botte de foin. Des filles aux cheveux de feu, il y en a beaucoup, ici, en Irlande. Elle est prête à renoncer quand son regard est attiré vers le premier rang.
Elle est là.

Asa n'a pas pu résisté. Elle a joué des coudes, s'est attirée encore une fois les foudres d'une bonne dizaine de personnes mais est arrivée à rejoindre le premier rang.
Elle voulait la remercier.
Elle ne sait pas comment.
Elle ne sait pas.
Ce qu'elle sait, c'est que ce groupe l'a émue. Elle sait que c'est grâce à eux, à elle, qu'elle s'est sentie un peu moins seule. Pour la première fois depuis qu'elle est arrivée sur ces terres dont sont issues la moitié de ses origines.
C'était il y a trois jours. Mais Asa aura le temps d'y repenser plus tard. Pour le moment, elle doit trouver un moyen de se faire remarquer. Alors qu'elle s'apprête à hurler son prénom, les yeux de Lucie tombent sur elle.
Elles savent l'une comme l'autre qu'elles n'auront qu'un infime moment. Une minute, deux tout au plus.
Elles essaient chacune de faire passer à travers leurs regards tout ce qu'elles voudraient se dire. Ni l'une ni l'autre ne sait pourtant ce que l'autre attend.
Alors, Asa fait ce qu'elle sait faire de mieux en temps normal. Elle sourit. Tout le monde lui a toujours dit que le monde s'éclairait quand ses lèvres s'étiraient. Elle murmure un « merci » à Lucie. Elle mime un cœur avec ses doigts en pensant aussitôt que c'est ridicule et complètement puéril. Mais elle ne sait pas quoi faire d'autre. Elle ne peut pas faire grand-chose de plus.
Cela suffit à Lucie. Elle voulait juste savoir qu'elle allait mieux. Elle voulait la revoir. Juste une fois. Elle ne voulait pas emporter avec elle le souvenir d'une fille en pleurs. Elle lâche la main de Matth et fait une profonde révérence à Asa.
Ce dernier reprend la main de sa compagne et l'entraîne hors de la scène.
Jetant un dernier regard en arrière, Lucie se souviendra d'un sourire. 

Asa sait qu'elles ne se reverront jamais. Mais elle n'oubliera jamais Lucie. Elle n'oubliera jamais cette fille qui a éclairé ses premiers jours ici.
Il y a un avant. Et un après.
Asa sent que l'après sera beau.
Oui, l'après sera beau.

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