Chapitre 9

La lumière m'aveugla et me sortit avec brutalité du pays des rêves. Sir Thomas se plaça au pied de mon lit, après avoir ouvert le rideau.

— Debout, Mademoiselle Magpie. Par égard pour votre mauvaise chute, je vous ai laissé dormir, mais nous devons urgemment partir. Nous devons attraper le premier train pour Bath.

Les courbatures et les hématomes me lançaient encore, je peinais à retrouver mes esprits.

— Quelle heure est-il ? demandai-je.

— Six heures ! Et le train démarre à sept.

— Pourquoi tant de précipitation ?

Il prit appui de ses mains sur mon lit.

— J'ai été imprudent hier. Nos ennemis semblent nous avoir suivis.

Je me remémorai la jeune fille aux yeux de chat.

— Nous leur avons livré Lady Carolyn sur un plateau d'argent. J'imagine avoir réagi assez promptement et retardé son identification. Donc, ils ont dû prévoir de nous prendre en filature. En tout cas, c'est ce que je ferais à leur place. Voilà pourquoi nous devons fuir au plus tôt.

J'essayai de suivre le cheminement de sa pensée.

— Mais comment savez-vous que Lady Carolyn ne reste pas à Londres ?

— Parce que nous sommes invités à un bal qui aura lieu dans trois jours au domaine familial.

Le Tom Fellow séducteur me revint en mémoire. Celui qui avait charmé la lady célibataire et la tante désireuse de lui trouver un mari.

— Ah oui, c'est vrai. Vous adorez l'archéologie, pouffai-je. Vous n'auriez pas un petit quelque chose pour Lady Pennwood ?

Il me fixa de son air neutre.

— Tant mieux si vous y avez cru. C'est uniquement pour notre entreprise. Sachez que les choses de la chair m'importent peu.

— Oui, tout cela n'a aucune importance à vos yeux, répondis-je en l'imitant. Comme la vie d'une orpheline des rues que vous vous empressez de secourir. Vous savez, personne ne vous oblige à avoir une pierre à la place du cœur.

Je l'avais peut-être poussé trop loin. Ses yeux se transformèrent en deux fentes aiguisées.

— Intéressant à entendre de la part d'une jeune fille qui n'aime que l'argent.

— Je... non... J'aime beaucoup Margareth et Stenson aussi !

Il se redressa et croisa les bras dans son dos.

— Dans ce cas pourquoi avez-vous un tiroir rempli d'objets dérobés ? Ils pourraient perdre leur emploi.

Cette pensée écrasa ma poitrine.

— Vous êtes impétueuse et vos actions ont des conséquences. Je ne les juge pas, je ne crois pas au bien ou au mal. Mais assurez-vous que les résultats de vos décisions seront en accord avec votre moral ou votre cœur. Cela vous évitera de vivre dans les remords. Sur ces bonnes paroles, je vous attends en bas.

— Pouah, je n'aurais pas aimé être à ta place !

— Il t'a mis une fessée sans lever la main !

Encore une fois, il avait raison. J'avais seulement pensé aux riches propriétaires, qui ne remarqueraient même pas ces modestes disparitions. J'attrapai le petit sachet de toile sur la table de chevet et le jetai à l'autre bout de la pièce. Dans son vol, je constatai qu'un fin ruban vert sapin avait été ajouté. Merci Margareth.

Stenson m'aida à descendre la grosse malle en cuir, lestée des tenues fournies et payées par Fellow. Son sermon m'avait dissuadé d'y glisser le moindre objet dérobé, Margareth aurait une surprise en rangeant ma chambre. Mon tuteur m'attendait dans le hall dans une toilette moins luxueuse qu'à son habitude. Je faillis arrêter de bouder quand je vis sa tête affublée d'une moustache et d'un chapeau melon. Je comprenais mieux ma robe du jour et ma nouvelle perruque. Nous serons des gens du peuple.

— S'ils surveillent la maison, je doute que cela suffise à les tromper.

Il émit un claquement de langue réprobateur.

— C'est pourquoi Stenson et Margareth sortiront par l'entrée principale pendant que nous emprunterons un souterrain qui nous emmènera quelques rues plus loin.

Toujours un coup d'avance. Peut-être devrais-je arrêter de critiquer ses plans.

Le moment des adieux arriva. Les deux employés de maison allaient grimper dans une voiture et partir vers le sud, au moins le temps de tromper nos poursuivants. Margareth me prit dans ses bras, dans une étreinte chaleureuse. Si j'avais eu une grande sœur, j'imagine que j'aurais été plus habituée à cette sensation. Stenson, emprisonné dans ses conventions, se contenta d'un léger mouvement de tête, amplifié par ses sourcils broussailleux. Nous attendîmes une poignée de minutes, puis Fellow m'entraîna vers le jardin à l'arrière de la bâtisse. Nous le traversâmes en direction d'un vieux cabanon en bois adossé contre le mur qui nous séparait de nos voisins. Thomas libéra la porte du cadenas et la tira. Les gonds hurlèrent de douleur.

— Nous allons avoir besoin de votre cristal, précisa-t-il en attrapant la lanterne rouillée accrochée à un clou.

Je m'avançai pour découvrir les premières marches d'un escalier qui s'enfonçaient dans la pénombre.

— Mais... Qu'est-ce donc ?

— Un réseau très pratique pour se circuler sans être vu.

Il alluma la mèche et me présenta sa paume. À contrecœur, je sortis le cristal de sa cachette pendue à mon cou et lui tendis. Il le plaça dans la lampe et descendit. Je le suivis dans son ombre.

En bas, nous débouchâmes sur un tunnel vouté en pierre. De l'eau coulait au centre de la galerie tandis que nous avancions sur une chaussée contre le mur de gauche. L'air était chargé d'humidité, mais étrangement frais. Heureusement que la gemme magique projetait sa lumière puissante, sinon je n'aurais pas été très rassurée.

— Si nous sommes dans des égouts, cela sent bien trop propre, commentai-je.

— C'est que, voyez-vous, nous ne sommes pas dans des égouts. Cela aurait été fort dommageable pour nos voisins de wagon. La Tamise possède de nombreux affluents au niveau de Londres. C'est d'ailleurs ce qui a incité les premières populations à s'y installer. Avec la croissance de la ville, c'est devenu une entrave à l'urbanisation. Alors on a commencé à construire par-dessus. On peut encore les voir à certains endroits, comme près de lavoir.

Maintenant qu'il l'évoquait, je me souvins qu'en effet, au nôtre, l'eau arrivait d'un tunnel et repartait dans un autre.

— Tous les passages des rivières souterraines ne sont malheureusement pas praticables, faute de quoi nous aurions pu nous rendre jusqu'à Paddington à l'abri des regards.

Et j'en remerciais les architectes, l'idée de traîner ma malle des kilomètres sur cet étroit rebord ne m'enchantait guère. Je ne sais pas ce que trimballait Fellow dans la sienne, mais il ne semblait pas affecté par son poids. Comment pouvait-il garder son dos aussi droit ?

— Au fait, j'ai toujours votre cristal « longue vue ». Vous m'aviez caché que vous en possédiez. Vous avez d'autres secrets comme ça ?

— Oui, beaucoup. Si vous voulez tout savoir, ma famille en détient quelques-uns. Rien de comparable avec ceux que possèdent les grandes dynasties européennes. C'est moi qui ai contacté le Professeur Chipperfield, il y a quelques années. Il ne connaissait pas encore les cristaux de lumière. J'ai, d'une certaine manière, brisé le silence autour de ces derniers. Je me suis aussi fait des ennemis ce jour-là. Je voulais simplement comprendre, découvrir leur histoire. Et à présent, je redoute que quelque chose de plus grave se prépare.

Son soupir résonna dans le tunnel. Cette révélation sans plus d'explication m'effrayait. Il pensait m'épargner plus de tracas en gardant ses craintes pour lui.

— C'est pourquoi nous devons retrouver le carnet et l'assassin. Nous approchons de la sortie. À partir de maintenant, je suis Romuald Black et vous êtes ma fille Kathy. Nous rejoignons votre mère en cure à Bath.

Il gravit quelques marches, souffla la lanterne et me rendit mon cristal. Il poussa ensuite la porte devant lui, et à mille lieues de ce que j'avais imaginé, nous débouchâmes en pleine rue, sous la pluie londonienne. Je me retournai pour comprendre pourquoi aucun passant ne s'étonnait de nous voir franchir une porte probablement très louche. En face de moi s'élevait la façade d'une maison modeste.

— Les services de la ville chargés de la surveillance de ces tunnels ont trouvé judicieux de dissimuler les entrées derrière de fausses habitations, expliqua Tom après avoir deviné ma question. Ils tiennent à éviter les curieux. L'exemple des catacombes de Paris leur donne raison. Allez, venez, nous avons un train à attraper.

Les cataquoi ?

Il reprit sa marche rapide ignorant les gouttes qui ruisselaient sur nous. Alors que je sentais mes vêtements s'alourdir et le froid s'infiltrer, il ne semblait pas le moins du monde affecté par cette météo. Même devant les éléments, il fallait qu'il soit arrogant.

Nous traversâmes encore quelques rues avant de déboucher sur la gare de Paddington. Ce bâtiment d'une dizaine d'années illustrait parfaitement cette nouvelle architecture à base d'entrelacs de poutres métalliques, de boulons et de verrières. La main de l'homme qui tordait la matière à sa volonté de perfection. Le hall principal s'ouvrait devant nous, nous présentant locomotives et wagons. C'était la première fois que j'assistais à ce spectacle. Mais je n'eus pas le loisir de détailler ces attelages de fonte et de cuivre, Fellow se fraya tout de suite un chemin à travers la foule grouillante. Je le suivis et manquai de le perdre à plus d'une occasion, ralentie par ma malle. Il se dirigea vers un des guichets et le temps que je le rattrape, l'employé en uniforme lui tendait déjà les billets. Fellow s'en saisit et m'en donna un avant de ranger le second dans sa veste.

— Allez vous installer, je vous rejoins, j'ai quelques dispositions à organiser, m'ordonna-t-il.

Et il prit la direction des locaux de la Compagnie du Câble. Allait-il envoyer un télégramme ? Rien que l'idée me faisait rêver. Comment pouvait-on transmettre des messages à travers un simple fil ? Je gardai cette interrogation pour plus tard et me concentrai sur une plus immédiate : sur quel quai se trouvait le train pour Bath ? Il n'y avait pas moins d'une dizaine de voies et les trois-quarts étaient occupées. Je repérai la casquette d'un agent du rail. Il était d'utiliser ma récente condition de femme et de jouer la mademoiselle en détresse. La ruse fonctionna mieux que prévu, le jeune cheminot se laissa éblouir par mes yeux noisette et les belles boucles châtains de ma perruque. Il attrapa ma valise et me conduisit jusqu'à mon wagon. J'agrippai la rambarde en laiton pour me hisser à l'intérieur tandis que mon nouvel admirateur déposait ma malle à mes pieds.

— Bon voyage, Mademoiselle. J'espère que vous reviendrez vite à Londres !

Je lui souris, ne sachant pas moi-même s'il s'agissait d'un aller simple. Encore sur le seuil, je guettai quelques instants l'arrivée de Fellow. Ne le voyant pas, je m'engouffrai dans le wagon.

Afin de ne pas trahir notre couverture, il avait acheté des billets de seconde classe. Les voyageurs s'installaient de part et d'autre de l'allée centrale, sur des banquettes en cuir. J'avançai difficilement, traînant mon lourd bagage. Je repérai une place libre et entrepris de hisser ma malle sur la galerie au-dessus. J'aurais aimé que Sir Thomas soit là pour m'aider. Mais il n'était toujours pas en vue alors que la voiture s'emplissait. Et s'il ratait le train, comment ferais-je ?

— Tu n'as pas intérêt à nous échanger contre un repas ! s'écria un des shillings contre ma poitrine.

Alors que je m'apprêtais à m'assoir, j'aperçus, dans une robe bleu outremer, une jeune femme qui me sembla étrangement familière. Ses cheveux étaient différents, plus courts et bruns, pourtant j'aurais repéré ce nez et ce menton en pointe entre mille. Lorsqu'elle pivota, je n'eus plus aucun doute : ses yeux de jade balayèrent l'espace et attrapèrent mon regard. Je plongeai derrière le dossier et retins mon souffle. Pourvu qu'elle ne m'ait pas reconnu. Pourvu que...

— Que faites-vous ainsi, Kathy ?

Sir Thomas Fellow, dans son rôle de Romuald Black, venait d'apparaître. Je me risquais à jeter un coup d'œil hors de ma cachette. La jeune femme n'était plus là.

— Elle est ici, chuchotai-je, la femme aux jumelles ! J'ai peur qu'elle m'ait repéré.

— Mmm. Je doute que ce soit nous qu'elle suivait. En revanche, il est fort probable qu'ils se soient renseignés sur Lady Pennwood et qu'ils se rendent également à Bath. Nous devons redoubler de prudence.

Comme si nous ne l'avions pas été...

J'entendis un coup de sifflet et soudain, le train bougea sous mes pieds. Nous partions.

— Si elle m'a reconnu, nous sommes fichus.

— Heureusement, reprit Fellow, j'ai un plan. Et je pense qu'il vous plaira. Au moins en partie.

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