Chapitre 8
— Ainsi vous aimez Shakespeare ?
Voir Fellow le calculateur, l'arrogant entamer une parade nuptiale était fascinant. Il s'avérait habile, le bougre.
— À vrai dire, j'apprécie surtout ses œuvres qui se déroulent ailleurs qu'en Angleterre. C'est intéressant d'imaginer ces intrigues lointaines.
— Vous avez l'impression de voyager ?
— Grand Dieu, non !
Elle rit.
— La plupart du temps, les costumes, les usages et les dialogues sont tout ce qu'il y a de plus britannique.
Je cachais mon sourire derrière ma main. Cette légère condescendance me rappelait quelqu'un...
— Vous semblez bien renseignée, souligna Thomas, taquin.
— C'est que... je pérégrine beaucoup.
— En dépit de ses obligations, marmonna sa tante. Creuser la terre n'est pas une occupation pour une dame.
— Je m'intéresse à l'archéologie, expliqua-t-elle.
La frêle carrure de Lady Carolyn ne laissait rien paraître de cette passion. J'observai son visage pendant qu'elle en parlait. Ses traits n'étaient pas particulièrement fins, avec ses contours mal définis, ce nez quelconque, cette bouche toute en dents, ces cheveux châtains sans volume. Et pourtant, elle dégageait un charme certain. Cela venait de ses yeux en amande d'un marron si profond que suivant la lumière l'iris se confondait avec la pupille. Quand elle évoquait sa passion, son regard s'embrasait.
— Je ne voudrais pas que vous pensiez que je vous mens, mais je suis moi-même fort intéressé par l'archéologie et cela me ravirait que vous me narriez vos expéditions.
Il se leva alors et invita Lady Carolyn à l'imiter.
— Peut-être serait-il préférable que nous laissions votre tante et Elisabeth profiter du spectacle sur les sièges de devant, pendant que nous échangerons sur vos exploits en arrière.
Elle acquiesça avec enthousiasme et pendant que nous intervertissions nos places, Fellow me chuchota dans l'oreille au passage.
— Je crains d'avoir pris un risque avec cette rencontre publique. Même étage, en face, troisième loge en partant de la scène. Confirmez-moi, la jeune femme avec les jumelles nous surveille ?
Il reprit sa conversation avec sa cible le plus innocemment du monde. Quant à moi, je me réjouis d'avoir une mission plus passionnante que de tenir compagnie à la tante. En m'approchant du bord du balcon, je pus avoir une vue sur tout le théâtre et enfin le découvrir dans toute son opulence. La pièce devait mesurer l'équivalent de quatre étages sur la hauteur, prête à accueillir des centaines de personnes. Deux parapets aux moulures rococo retenaient la foule des deux grands balcons et de chaque côté de la scène se trouvaient les loges privées tout aussi ouvragées. L'ensemble baignait dans le carmin et le doré. De mon œil néophyte, le plus impressionnant s'élevait au-dessus de nos têtes : le plafond comportait un gigantesque dôme d'où s'écoulait la cascade de dorure d'un monumental lustre. Celui de Chipperfield pouvait se reconvertir en lampadaire. Je manquais d'en oublier ma tâche.
Alors que les acteurs commençaient à déclamer leur texte avec de grands effets de manche, je dirigeai mon attention vers la suspecte désignée par Sir Thomas. Assise à la place indiquée, une jeune femme rousse, probablement adolescente comme moi, ne semblait pas s'intéresser au spectacle. Elle tenait dans ses mains une petite boîte à travers laquelle elle observait parfois le public. J'imaginais que cela devaient être les jumelles de théâtre d'une lady. À ses côtés, une dame se cachait dans l'ombre de la loge. Je ne distinguais rien de plus, en grande partie à cause de la distance. Je me tournai vers mon tuteur pour lui demander s'il n'avait pas une paire de jumelles à me prêter. Il me répondit d'un clin d'œil et me tendit un tube en laiton de trois centimètres de diamètre et autant de longueur. Je le fis pivoter et découvris qu'une pierre transparente était sertie à l'intérieur. Je jetais un rapide regard à travers le cylindre et comme par magie, je pus scruter l'acteur principal comme si je me trouvais à distance pour pouvoir le toucher.
Ainsi Fellow possédait déjà une collection personnelle de cristal...
Quel cachotier ! Je m'occuperai de son cas plus tard !
Je repris mon observation. Je pouvais maintenant détailler le visage de l'adolescente rousse. Son nez long et droit partait en une fine pointe, imité par son menton tendu vers l'avant avec fierté. Ses minces lèvres arboraient une triste absence d'expression, comme si la jeune femme avait renoncé à tout sentiment. Mais rien n'égalait le froid hypnotique que renvoyaient ses iris de jade. Aucune joie, aucune curiosité pour la vie, rien qu'un regard pénétrant et calculateur. Et pourtant, je n'arrivais pas à me détacher de ces deux amandes à la teinte si parfaite. Quelle expérience avait pu en retirer tout le feu intérieur ? Qui était-elle ? Qui était sa voisine dont je ne voyais que les mains élancées parées de bijoux et aux ongles tranchants ?
Soudain, la jeune fille braqua ses jumelles vers moi et plongea ses yeux dans les miens. Toutes mes couches de jupons et de corset ne suffirent pas à me protéger et je sentis son esprit pénétrer mon âme, sonder chaque recoin de ma chair sans que j'arrive à m'en échapper. Les doigts qui tenaient le tube de laiton refusaient de m'obéir, je me noyais dans ce flot vert. Puis, au fond de cette mer, je trouvai un soupçon de tristesse, de nostalgie, de bonheur abîmé. La vie n'avait pas été tendre avec cette enfant. Je crois qu'elle sentit ma compassion et son étreinte mentale se fit plus douce, presque la caresse d'une amie.
Puis elle se tourna vers sa voisine et elles se levèrent de concert.
— Nom d'une chèvre !
— Voyons, jeune fille, s'offusqua la tante de Lady Carolyn.
Je sautai sur mes pieds à mon tour et, engoncée dans ma robe, je m'extirpai tant bien que mal de ma chaise pour me faufiler vers la porte. Il fallait que j'arrive à voir le visage de la femme. Si Fellow avait visé juste, c'était peut-être la responsable de la mort du Professeur.
— Que vous prend-il soudain ?
— C'est que... je... viens de repérer une amie et... elle s'en va ! bafouillai-je.
Il ouvrit la bouche, je supposai pour me retenir, cependant il s'abstint pour ne pas risquer notre couverture. Je m'élançai dans le couloir aussi vite que l'aérodynamisme de ma tenue me permettait. À peine plus rapide qu'une marche classique. Sur le palier, je reconnus la chevelure rousse et la robe violette qui descendaient les escaliers, presque parvenues au rez-de-chaussée. Deux étages, une crinoline, la tâche s'avérait ardue.
— Je te parie moi-même qu'elle ne va pas y arriver.
— Je ne vais pas parier, je suis d'accord avec toi, elle ne va pas le faire.
— Merci pour votre soutien !
Je relevai mes jupons les plus hauts possibles et dévalai les marches quatre à quatre, tapis rouge après tapis rouge.
Premier étage et toujours mes deux chevilles. Elles traversaient à présent le hall, je pouvais encore les atteindre avant qu'elles ne grimpent dans leur voiture. Je sautai dans le dernier escalier, elles ouvraient la porte, j'avalai trois marches de plus, elles sortaient. J'y étais presque.
Sauf que mon pied heurta un arceau de ma crinoline, au parfait moment où j'aurais dû prendre appui. S'en suivit une dégringolade sans panache, en partie amortie par les épaisseurs de tissu. En partie seulement. Mon corps meurtri hurlait sa douleur de tous les côtés. Mais ma fierté me torturait encore plus.
— J'ai gagné, envoie la monnaie !
— Je t'ai dit que je ne jouai... Hé, il fait froid d'un coup, non ?
Ma modeste bourse gisait à quelques mètres de moi, à la merci de tous. Un valet du théâtre vint à mon secours avant que je puisse l'atteindre en rampant.
— Vous allez bien, Mademoiselle ?
Plusieurs bras m'encerclèrent et m'aidèrent à me relever. Encore sonnée, je me débattis et tournai pour repérer mon butin dans cette cohue. Je ne le voyais plus. Un membre plus puissant ou plus habile m'arracha aux autres. Fellow.
— Je m'en charge, messieurs, je vous remercie, je vais m'occuper d'elle. En avant, cousine.
Se glissant sous mon épaule, il m'accompagna vers la sortie.
— Attendez, je dois y retourner...
Il déposa dans ma main le petit sac de lin.
— Vous demanderez à Margareth de vous confectionner un meilleur système.
Il héla un fiacre et m'y installa.
— Vous avez été bien imprudente ce soir.
— La vie d'une orpheline des rues vous importe maintenant ?
Il sourit.
— Toujours pas, mais, vous auriez pu griller notre couverture. Montrez vos blessures à Margareth et faites mander un médecin, si besoin. Reposez-vous.
Il ferma la porte et quelques secondes plus tard, le carrosse s'élança et le théâtre s'évanouit derrière la vitre.
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