Chapitre 32

Fellow s'arrêta, le temps de donner quelques ordres.

– Toi, récupère le coffre et commence à gonfler la montgolfière.

Évidemment, il prévoyait de s'enfuir par les airs pour nous ôter tout espoir de le poursuivre. Il reprit ensuite sa progression, sa lame réfléchissant le soleil. Le paysan descendit les marches du muret et se saisit du trésor du Grianan d'Aleach.

– Alors laquelle de vous deux a le cristal du passé ? Lady Carolyn ou Magpie ?

– Vous êtes vraiment une sale ordure. Vous me proposez de fuir avec vous et l'instant d'après, vous me menacez avec un couteau. Vous n'avez aucune humanité.

Il partit d'un rire glaçant.

– Et pourtant, Mademoiselle Magpie. Je me suis malheureusement attaché à vous. J'espérais véritablement que vous pourriez vous joindre à moi. Votre perspicacité, votre humour, votre débrouillardise. Toutes ces choses auraient fait de vous une associée de valeur. Il n'était pas prévu que vous découvriez pour le Professeur. J'y avais veillé. C'était un petit incident de parcours.

– Un incident ?

La colère bouillait en moi. Son meurtre semblait n'être qu'un détail. Quel genre de monstre accordait si peu d'importance à la vie d'une personne ?

– S'il avait parlé, il n'y aurait pas eu de problème. D'ailleurs, je vous prie d'en tirer une leçon.

Ce faisant, il pointa sa lame vers moi.

– Vous vous êtes attaché, mais vous seriez prêt à me poignarder ? Non merci, attachez-vous à quelqu'un d'autre.

Il plissa le front et ramena son arme contre ses lèvres.

– Vous avez raison, je ne suis pas capable de vous faire du mal. Ni à ma sœur, il va de soi. De plus, tout bien réfléchi, vous êtes tellement obstinée que vous ne parleriez pas. En revanche, vous ne supporterez pas que je m'en prenne à Lady Carolyn.

Je déglutis. J'avais beau me creuser les méninges, je ne voyais aucune issue. Nous ne pouvions pas le laisser mettre la main sur les cristaux, quels qu'ils soient. Par-dessus l'antique rempart dépassait maintenant le ballon, rempli d'air chaud et prêt à emporter le traitre et sa précieuse cargaison. Une fois qu'il flotterait dans les cieux, nous ne pourrions plus l'arrêter.

– Réfléchis, Eli, réfléchis.

Fellow fit trois pas de côté pour se placer face à l'Anglaise. Cette dernière semblait confiante. Trop à mon goût. Puis je remarquai la bosse dans son dos, sous le tissu de sa veste. Isis, toujours agrippée à ma manche, y exerça une légère traction. Je me retournai vers elle. D'un mouvement d'œil, elle m'indiqua son autre main glissée dans sa poche. Puis, elle ferma les paupières avant de les rouvrir en grand. Aussi étrange que fût son message, il m'apparut assez clairement.

– Dites, Fellow, vu que nous avons dépassé le stade où vous essayez encore de passer pour un héros, entre nous, cette histoire d'Amérique, c'est du chiqué, non ?

– Oh, Mademoiselle Magpie, vous allez tellement me manquer. Votre franchise est si divertissante. J'avais misé sur votre amour pour l'argent et vous sembliez être une solitaire, peu concernée par le sort des autres personnes. Je me suis trompé.

– Quel portrait flatteur ! Si vous vous intéressiez vraiment aux gens, vous sauriez qu'on peut être solitaire et aimer les autres.

– Toujours est-il que, pour répondre à votre question, non, les Américains, ce n'est pas du chiqué. Néanmoins, en toute transparence, Bonaparte et le Tsar m'ont également fait des offres alléchantes. Je dois y réfléchir.

À s'écouter parler, il n'avait pas compris que je gagnais du temps pour que mes coéquipières d'infortune soient prêtes.

– Ce cristal du passé pourrait faire diablement monter les enchères. Couplé à des cristaux jumeaux, la vie des espions serait facilitée. À ce propos, Lady Carolyn, ne m'en voulez pas trop, je n'ai rien contre vous, au contraire. Si seulement vous n'aviez pas été aussi perspicace lors de votre soirée au manoir...

Il pointa de nouveau sa lame aiguisée vers l'archéologue quand soudain, nous fûmes plongés dans le noir complet. Je perçus quelques mouvements et bruissements de vêtements, suivis d'un clic final.

– Oh oh. Le légendaire cristal de pénombre de ma sœur. Lady Carolyn, est-ce l'armement du chien d'un de ces fameux six coups américains que je viens d'entendre ? Vous êtes décidément pleine de ressources, mesdames.

Des murmures couraient autour de nous. Les mercenaires agricoles de Fellow s'inquiétaient. Certains pensaient avoir affaire à un démon ou au diable en personne. Il en manquait peu pour qu'ils prennent la poudre d'escampette. Ou qu'ils fassent feu.

– Messieurs, s'il vous plait, ne tirez pas, vous risquez de m'atteindre.

Je respirai quelque peu à ces mots.

– Jetez votre couteau, Sir Thomas félon !

La voix de Pennwood ne me parut jamais aussi glaciale que ce jour-là. Le bruit sourd d'un objet tombant dans l'herbe suivit ses paroles. Puis, Isis remua légèrement et un premier coup de talon sur le sol résonna. Un deuxième, un troisième. Le signal ! Je fermai les yeux. Il y eut des cris de surprise dans les rangs ennemis. Des coups de feu et le son des balles ricochant sur la pierre déchirèrent la quiétude de la région. Lorsque que je rouvris les paupières, Eugenia, un pistolet dans chaque main, tirait sur le rempart, au pied des paysans qui fuyaient du mieux qu'ils pouvaient, tout en se protégeant les yeux, toujours éblouis par le cristal amplificateur brandit par Isis. Lady Carolyn tenait en joue un Thomas, droit comme un piquet, encore trop sûr de lui. Si je pouvais trouver le moyen d'ôter son sourire suffisant de son visage.

– Échec et mat, Fellow ! annonça-t-elle. Vos piètres complices ont filé, vous êtes désarmé.

– J'aurais dû les payer plus cher.

Il ne se débarrassa pas pour autant de son rictus. Il avait encore un tour dans son sac.

– Échec, oui, mat, non.

J'aperçus un éclair sortir de sa manche. Trop tard pour prévenir Lady Carolyn. D'un geste rapide et précis, il lui entailla l'avant-bras qui tenait le revolver, l'obligeant à le lâcher. Il pivota vers moi et m'envoya un puissant coup de pied dans les côtes qui me projeta contre Isis. Il enchaina avec un ample mouvement circulaire, et planta son poignard dans le ventre de Lady Carolyn. Eugenia, seule rescapée, braqua une de ses armes sur lui. Vainqueur, le coin droit de sa lèvre se releva.

– Je sais que tu ne tireras pas, grande sœur.

Il courut vers la sortie de l'enceinte pour rejoindre son ballon de malheur. Je rampai, une main sur mes côtes douloureuses, vers Lady Carolyn, tandis que la sphère de toile commençait son ascension. Sa chemise s'imbibait de rouge autour du couteau qui dépassait de son flanc.

– Moi je peux tirer ! articula-t-elle.

– Mais vous saignez !

– La lame est courte, ça va aller.

– Ce n'est pas grave, on l'aura plus...

– Eli ! Si j'ai pu atteindre une montgolfière après quatre verres de vin, je dois pouvoir le faire avec un peu de sang en moins. Allez, apportez-moi ce fusil pendant que j'enlève ce couteau.

Elle gémit dans mon dos tandis que je ramassais l'arme abandonnée par un des fuyards. Isis et Eugenia l'aidèrent à se relever le temps que je revienne. Elle pressait sur sa plaie en grimaçant. Je souffrais pour elle.

– Je m'excuse, Lady Carolyn, de vous avoir entraînée là-dedans.

– Oh, taisez-vous, Eli ! J'ai sauté dans cette galère à pieds joints toute seule. Prenez donc les rênes de la carriole. Mes nouvelles amies vont m'aider à monter à l'arrière. Nous avons une montgolfière à abattre !

Soutenue par la mère et la fille, elle claudiqua jusqu'à l'archaïque charrette du faux paysan et s'y hissa, non sans quelques cris de douleur. Je m'installai sur le banc avant. Dans le ciel, le ballon prenait de l'avance et se trouvait à une petite centaine de mètres de nous vers le nord, en direction du Lough Swilly.

– Rapprochez-moi, et je le ramène au sol ! m'ordonna Pennwood.

– Je ne sais pas si la charrette peut...

– Ça va secouer, mais les roues sont grandes et la végétation plus basse sur ce versant.

Je saisis les guides et donnai l'impulsion pour lancer le cheval au trot. C'était un gros cheval de trait caramel, aux sabots cachés sous des touffes de poils et à l'air placide. Néanmoins, il accepta de se mettre en route. Sa robustesse et sa puissance étaient de sérieux atouts sur ce terrain accidenté.

– Visez la montgolfière, pas Tom, je vous en prie, nous cria Eugenia.

J'essayais de nous diriger vers le chemin qui me paraissait le plus praticable. Malheureusement, même ainsi, j'avais du mal à ne pas me faire éjecter du banc. Je ralentis et décidai de glisser ma ceinture autour d'un montant du banc.

– Que fabriquez-vous ? s'inquiéta ma passagère allongée à l'arrière.

– J'invente une sécurité, pour ne pas finir dans le décor. Maintenant, on peut y aller. Yah ! ou Uh ! Comme tu préfères, Cheval.

Il partit sur un trot soutenu faisant fi de son attelage qui tanguait violemment sur les vagues de bruyère. Les roues rebondissaient sur la végétation, le bois grinçait et mon séant heurtait durement son siège. J'espérais que les cahots n'aggraveraient pas les blessures de Lady Carolyn et que la charrette ne se disloquerait pas en cours de route.

Petit à petit, nous gagnions du terrain, les vents ne semblaient pas dans le camp de Fellow et la descente soulageait notre cheval. Quand je serai assez près, je m'arrêterai pour que Lady Carolyn puisse ajuster son tir. Sa maîtrise au fusil était notre dernière chance. Je secouai les guides d'attelage tant que je pouvais pour maintenir notre allure.

Tout à coup, notre trajectoire croisa celle d'un chemin, la carriole décolla de travers et à l'atterrissage, j'entendis un bruit sourd. Je ralentis pour me retourner. Lady Carolyn avait été projetée contre la rambarde.

– Vous allez bien ?

– Arrêtez de vous inquiéter pour moi et roulez !

Elle n'avait pas apprécié le coup de poignard et semblait être rancunière. Je doutais qu'elle respecte le souhait d'Eugenia. Si la tête de Fellow passait dans sa ligne de mire, elle n'hésiterait pas à tirer. Je relançai notre cheval au trot sur la pente escarpée avant de me faire rabrouer davantage. L'engin volant reprenait de l'avance, toujours en direction de l'eau, sans doute pour s'assurer que nous ne pourrions pas le suivre.

– Les gars, je crois que j'ai la nausée.

– Tu es une pièce, Rond de cuivre, tu ne peux pas avoir la nausée.

– Peut-être, mais je ne me sens pas bien !

– Dites, cela ne vous paraît pas étrange que nous n'ayons pas encore rencontré de murets en pierre sur ce versant ?

– Tu veux dire comme la masse grise en face de nous ?

Je virais à gauche en catastrophe pour éviter la collision. Puis, visant une ouverture, je tournai à droite pour revenir sur notre trajectoire. Je découvris avec effroi que les murets reprenaient leurs droits sur cette partie de la colline, jalonnant notre parcours d'obstacle. Je slalomais donc bien que mal, handicapée par le poids de notre embarcation et mon inexpérience en conduite. Nous étions de plus en plus secouées, en particulier quand j'échouais à esquiver une touffe de genêts.

– Nom d'une chèvre, si ça continue, il va nous échapper !

Notre cheval défonça une barrière légère qui clôturait une des enceintes en pierre. Son hennissement bourru me signala qu'il n'avait pas apprécié. Sauf que cela devenait le cadet de mes soucis : si cette zone était fermée, c'est parce qu'elle accueillait une foule de moutons en plein repas. Je tirai sur les lanières de cuir pour nous arrêter, malheureusement, un mouton se trouvait sur notre route. Le cheval parvint à l'éviter en nous embarquant dans son sillage. La charrette s'inclina dangereusement et quand les quatre roues retouchèrent terre, le moyeu de l'une d'elles se rompit. Nous labourâmes le sol sur trois mètres avant de nous immobiliser pour de bon.

– Nom d'un fichu mouton irlandais !

Je me retournai en direction de Lady Carolyn pour m'assurer qu'elle allait bien. Cette dernière se saisissait du fusil et s'efforçait de descendre de notre épave. Je courus l'assister.

– Foutues pour foutues, autant tenter notre chance. Nous sommes un peu loin, mais qui sait, je l'atteindrais peut-être.

Elle plaça le canon du fusil en appui sur le muret le plus proche, positionna la crosse contre son épaule et sa tête dans l'axe de l'arme. Malgré ses blessures, elle parvint à calmer sa respiration. La détonation me surprit. Je ne fus pas la seule, les moutons, en panique, se mirent à bêler. Cependant, je préférai me concentrer sur le ballon.

– Vous l'avez eu ?

– Difficile à dire. Je pense que je l'ai raté.

Je soupirai et m'assis dans l'herbe.

– Donc c'est fichu ? On ne pourra plus l'arrêter ?

– Je préviendrais les autorités, peut-être qu'il fera une erreur.

– C'est un pro du déguisement et maintenant, il sera encore plus sur ses gardes.

Lady Carolyn gémit et porta la main à son flanc. Sa chemise était à présent imprégnée de sang séché. Heureusement, l'hémorragie semblait se calmer.

– Avant de nous inquiéter de Fellow, nous devrions déjà nous assurer que vous surviviez.

Grâce à ses instructions, et le sacrifice de ma veste, nous lui fabriquâmes un bandage. Cela limiterait la casse le temps que nous trouvions un médecin. Le plus dur restait à venir, nous devions dénicher un moyen de rejoindre la civilisation. Je détachais notre cheval de la charrette en morceaux, je comptais installer Lady Carolyn sur son dos. Alors que je dénouais les sangles et lanières, je jetai un œil vers la montgolfière qui continuait sa course. Un détail attira mon attention.

– Lady Carolyn ! Regardez, il se passe quelque chose avec le ballon ! On dirait qu'il penche !

Je courus l'aider à se relever.

– Vous avez raison, le panier a l'air de balloter. Je l'ai peut-être touché en fin de compte.

L'inclinaison de la nacelle semblait s'aggraver et le vent au-dessus du Lough Swilly n'arrangeait rien. Elle balançait d'une manière étrange, comme un poisson au bout d'une canne à pêche. Aussi incroyable que cela puisse paraître, la balle avait dû atteindre une des cordes à laquelle était suspendue la nacelle. Nous pouvions imaginer Fellow en train de lutter pour ne pas basculer et maintenir son assiette. Lady Carolyn esquissa un sourire.

– Remettons-nous en marche, il va s'écraser !

Cette bonne nouvelle la remit sur pied en un claquement de doigts. Elle semblait comme ressuscitée et partit d'un bon pas à travers la lande.

– Attendez, j'avais préparé...

Au cas où, j'attrapai la lanière de cuir et entraînai le cheval avec nous. Au loin, dans le ciel azur, la montgolfière bataillait pour rester d'aplomb. Elle était plus que jamais en difficulté, sur le point de se renverser.

– Avec le déséquilibre, l'air chaud ne doit plus s'engouffrer correctement dans le ballon, commenta Lady Carolyn.

Elle pressa encore le pas. Puis se figea. La nacelle atteignait son point de non-retour. Nous discernâmes plusieurs formes sombres tomber en direction des flots, sans parvenir à les identifier. Je supposai que la plus grosse était Fellow.

– C'est bien trop haut ! Il va se tuer !

Ce cri révélait que mon attachement au traitre écossais s'accrochait toujours à mon âme.

– Il est peu probable, en effet, qu'il survive à une telle chute.

Elle saisit ma main en geste de réconfort. Pendant ce temps, sans pilote, la montgolfière entamait une descente tournoyante vers les eaux du Lough. L'impact eut lieu au niveau de l'embouchure du bras qui contournait l'île de Inch, là où il se fondait avec le reste du Lough, à l'ouest de notre position. Nous marchâmes pendant quarante-cinq minutes pour rejoindre la rive, juste à temps pour observer la dérive de la toile du ballon. La marée descendait, générant des courants vers l'océan qui emportaient avec eux les débris de l'engin volant. Nous scrutâmes les berges environnantes, à la recherche d'un naufragé. Sans succès.

– Vous pensez qu'il a pu s'en sortir ? Il est plein de ressources.

– Peut-être. Les êtres les plus malveillants sont souvent les plus coriaces. Dans tous les cas, maintenant les cristaux reposent au fond du Lough, en sécurité. D'une certaine manière, notre mission est accomplie...

– Qu'allons-nous faire alors ?

– Rejoindre la civilisation et me trouver un médecin me paraît être un bon début.

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