Chapitre 29

— Vous êtes pas d'ici, vous !

La vieille dame à qui nous venions de demander notre route nous jaugeait sans pudeur. Elle s'attarda d'un regard contrarié sur nos pantalons, soigneusement choisis par Lady Carolyn pour leur confort et praticité.

— Ceux que j'utilise pour mes expéditions, avait-elle précisé.

Nous nous tenions face à une ferme, dans la campagne à l'ouest de Londonderry. Ou simplement Derry pour les Irlandais. Cette ville représentait un symbole de la domination anglaise. Les Britanniques avaient volontairement renommé la cité pour affirmer leur position. Sauf que les Irlandais prenaient un malin plaisir à ne pas employer ce nouveau nom. Les McAllow trouveraient sans aucun doute en eux de fidèles alliés pour renverser la couronne.

Nous avions loué une voiture pour nous approcher aussi près que possible du Grianan. Malheureusement, l'état des routes se dégradait très vite en quittant la capitale régionale et le cocher nous abandonna entre des pâturages séparés de murets en pierre antédiluviens. Rapidement, nous perdîmes notre chemin au milieu de ce décor répétitif. Les moutons ne pouvaient guère servir de repères fiables. Ainsi, en découvrant la ferme, Lady Carolyn n'avait pas hésité à aller frapper.

— Le quoi ? Ah la vieille ruine ! Y'a pas plus simple. Elle est en haut de cette colline.

De son index crochu, elle désigna le sommet arrondi qui s'élevait derrière sa maison.

— Vous allez devoir passer à travers champs, y'a pas l'choix. Mais si les moutons y'arrivent, vous devriez survivre. C'est pas d'la bruyère qui va vous arrêter.

En effet, nous étions déterminées à atteindre ce sommet. Nous voulions être aux premières loges pour le lever de soleil. Sauf qu'entre les pelles, le matériel de bivouac et la nourriture que nous nous étions procurés à Derry, nos sacs pesaient lourdement sur nos épaules. Mes pieds et mon dos me torturaient. Les deux heures de marche sur des chemins caillouteux avaient entamé mon endurance et ma patience, l'idée de devoir gravir cette bute à travers la végétation ne m'enchantait guère.

Je coinçai la pointe de mon soulier entre deux pierres pour escalader le muret. Malgré l'apparente anarchie de son empilage, rien ne bougea. La construction était plus robuste qu'elle n'en avait l'air et supporta mon poids sans problème. Je sautai de l'autre côté, oubliant la charge de mon paquetage. Entraînée par l'inertie, je manquai de me tordre la cheville quand j'atterris sur la bruyère aux fleurs violettes. Je n'avais pas anticipé que je m'enfoncerais autant. Lady Carolyn m'aida à me relever tandis que mes amies les pièces pouffaient.

Notre avancée, surtout la mienne, sur ce sol meuble fut laborieuse. Quelques moutons, dérangés pendant leur repas, me bêlèrent dessus. Ces trouillards prenaient cependant la poudre d'escampette quand je m'approchais, parsemant au passage la lande de cadeaux parfumés. Au milieu d'un ciel étonnement dégagé pour la saison, le soleil rayonnait et me chauffait la peau.

— Nous sommes chanceuses. La nuit risque d'être fraîche, mais c'est un mal nécessaire si nous voulons assister aux premières lueurs de la lumière de la terre, commenta Lady Carolyn.

Au bout de trois heures d'ascension et d'escalade de murets, les premières pierres de la silhouette du Grianan d'Aleach apparurent. J'attrapai la manche de Lady Carolyn.

— Attendez ! Fellow ou Eugenia sont certainement déjà là. C'est peut-être un piège.

— Un piège, je ne sais pas, néanmoins, vous avez raison. Il est probable que chacun guette l'arrivée de l'autre. Posons nos sacs avant de nous approcher.

Je me sentis si légère après avoir abandonné mon poids mort dans les herbes.

— Et nous, on vient avec toi ?

— Évidemment !

Lady Carolyn me jeta un regard interrogateur.

— Ce n'est pas le moment de parler toute seule, Eli.

Elle s'avança, recroquevillée, presque à quatre pattes. Je la suivis. Je distinguais maintenant l'ensemble du monument. Cela ressemblait à la base d'une grosse tour ronde, comme s'il ne demeurait que les trois premiers mètres et que le reste s'était écroulé. Elle devait bien mesurer vingt-cinq mètres de diamètre et représentait l'unique rupture sur la ligne arrondie du sommet de la colline. Nous ne repérâmes aucun être humain de ce côté-ci, à l'exception d'un vieux paysan courbé et sa charrette à une centaine de mètres en contrebas. Pennwood courut vers la modeste muraille et se plaqua contre elle. Je fis de même et nous entreprîmes d'en faire le tour. Prudente, Lady Carolyn mesurait chacun de ses pas et n'avançait que le strict minimum, le temps de scruter les environs. Nous arrivâmes bientôt sur l'entrée du Grianan. L'assemblage de pierre formait un court tunnel d'un mètre quatre-vingt de haut dans le rempart. Nous pouvions y apprécier les quatre mètres d'épaisseur du mur circulaire. De l'autre côté de la galerie, une pelouse d'un vert soutenu s'étalait sur toute la superficie intérieure. L'endroit était désert.

Je m'engouffrais la première dans le passage, laissant le soin à Lady Carolyn et ses revolvers de protéger mes arrières. C'était comme entrer dans une arène. La muraille en gradins m'encerclait. Plusieurs escaliers étaient répartis pour accéder aux trois niveaux, le dernier permettait de dépasser le mur et d'avoir une vision sur tous les environs. Toujours personne et aucune cachette. Il y avait bien deux niches au ras de la pelouse, mais seul un petit chien aurait pu s'y glisser. Pendant que Lady Carolyn montait la garde, j'en profitai pour gravir les quelques marches et jouir de la vue sur le Lough Swilly, bras de mer qui s'enfonçait dans le Donegan, et sur l'île de Inch. La lueur de cette fin d'après-midi commençait à déverser son or sur la nature. Je m'y attardai aussi longtemps que je pus, avant que les froides bourrasques ne s'immiscent entre mes vêtements et ne m'engourdissent les mains.

Je redescendis pour débattre avec Lady Carolyn de l'implantation de notre campement. Le Grianan n'offrait qu'une seule issue, cela présentait un inconvénient et un avantage : il serait difficile de fuir, mais nous n'aurions qu'un point à surveiller. Nous décidâmes de planter notre tente dans l'enceinte de l'édifice. Notre feu se repèrerait moins, nous serions à l'abri du vent et personne ne pourrait nous prendre de vitesse. Cependant, nous jouâmes la prudence en instaurant des tours de garde. À tour de rôle, nous retournâmes chercher nos sacs. J'aidai Lady Carolyn à monter la tente rudimentaire et basse qui nous abriterait pour la nuit. Il s'agissait d'une toile de lin posée sur deux bâtons en bois, tendue et maintenue par des piquets dans le sol.

— Un modèle compact et léger utilisé par les alpinistes, me précisa-t-elle.

Nous fîmes ensuite un feu, bienvenu pour éloigner l'humidité. Faute de branches épaisses dans les environs, nous n'avions que les modestes bûches que nous avions emportées, il ne tiendrait pas toute la nuit. Aussi, nous préparâmes le repas dans la foulée.

Je pris le premier quart. À mesure que le foyer s'éteignait, je me roulais plus serré dans ma couverture, les yeux rivés vers le tunnel. L'obscurité avait entièrement dévoré ce qui se trouvait de l'autre côté. J'allumai la lampe à huile pour l'empêcher de nous envahir. Lady Carolyn m'avait confié sa montre pour que je puisse la réveiller vers une heure. Je me retenais de la regarder, la trop lente progression des aiguilles me démoralisait. Pour m'occuper, je sortis ma bourse et entrepris de recompter mes pièces.

— Oh, c'est beau ici !

— T'as vu, Eli, toutes ces étoiles ? Ce n'est pas à Londres qu'on aurait ce spectacle.

Elle disait vrai. Au-dessus de ma tête, un ballet stellaire donnait sa plus élégante représentation. Plus je regardais, plus de nouvelles étoiles apparaissaient. Ce qui ne semblait être qu'une toile noire se révélait à l'observateur patient. Maintenant, je voyais tant de points lumineux que j'en avais le tournis. Si seulement je connaissais les constellations. Si je pouvais lire dans les astres comme les marins.

— Tu crois que Fellow va venir demain ?

C'était une bonne question. Au fond de moi, j'étais même persuadée qu'il se trouvait déjà ici, tapi quelque part, avec un plan trop tordu pour être efficace.

— Tu vas faire quoi s'il vient ?

Encore une question d'une grande pertinence... Et je n'en avais fichtrement aucune idée. La colère grondait en moi, nourrie par sa trahison et pourtant, une pointe de nostalgie me poussait à lui chercher des excuses. Il ne pouvait pas avoir commis ce crime aussi froidement. Pas après tout ce qu'il avait fait pour moi. Cependant, à part peut-être en cas de la légitime défense, je ne trouvais aucune raison tolérable pour tuer quelqu'un.

— Tu as peur ?

Oh que oui ! J'ignorais précisément de quoi. Un mélange complexe de sentiments. Jusqu'où cet homme pouvait-il aller pour avoir ces cristaux ? Et jusqu'où serions-nous prêtes à aller pour l'arrêter ? Peut-être que Pennwood était encline à user de ces revolvers. Moi pas.

— Je crois que je préfèrerais qu'il ne vienne pas. Tant que je ne verrais pas dans son regard le démon qui l'habite, je pourrais faire semblant que le lien que nous avons tissé n'a pas été rompu.

Je soufflai un panache de condensation vers les étoiles.

— Mais nous savons bien qu'il viendra.

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