Chapitre 23

Je mis plusieurs minutes à redescendre de mon petit nuage. Deux mots résonnaient pourtant dans ma tête. Fellow. Danger. Les derniers mimes d'Isis. Fellow était en danger et moi, je rêvassais en caressant mes lèvres du bout des doigts.

— Je crois qu'on a perdu Eli.

— Je te parie Demi-Livre que ce n'est qu'une passade !

— Pari tenu !

— Hé, mais non, vous ne pouvez pas me parier comme ça !

J'attrapai ce qu'il restait de ma livrée, déchirée par les clous et la tempête et l'enfilai. Je ne savais ni si Fellow avait survécu ni où il se trouvait. Ma seule piste était de retourner à l'auberge. À une petite dizaine de miles. Je passai mes chaussures, également dans un piteux état et sortis de mon refuge.

Le soleil n'avait pas tenu bien longtemps face à l'assaut des nuages, la grisaille travaillait de concert avec le vent marin pour me provoquer une pneumonie. Je resserrai les pans de ma veste. Pour couronner le tout, la pluie de la veille avait changé le chemin de terre en un sillon de boue entre les bruyères. Mes souliers troués collaient, s'embourbaient et prenaient l'eau. En plus des griffures et des ecchymoses sur mon corps, mes pieds se couvriraient d'ampoules.

— Rendez-moi ma vie de noble à Bath !

Je marchais d'un bon pas, malgré mon ventre vide et ma bouche sèche. Si Fellow était encore vivant, j'étais la seule qui pouvait le prévenir qu'il fonçait vers un nouveau péril. Je rejoins une route plus importante, tout aussi déserte que le chemin côtier. Un cristal pour provoquer la chance m'aurait bien servi pour invoquer le passage d'une charrette conduite par un gentil paysan. Hélas, les uniques passages furent des voitures bien trop pressées pour porter attention à ma personne. Pire, leurs roues m'éclaboussèrent encore un peu plus de boue. Si bien que cinq heures plus tard, quand j'atteins enfin l'auberge, l'accueil manqua de chaleur :

— Hé le gueux ! Va mendier ailleurs !

Je me dirigeai malgré tout vers le comptoir, sortis une livre de ma pochette et la plaçai sous les yeux du tavernier.

— Je n'ai pas besoin de vos deniers. Je suis un client. Je voyageais avec mon oncle Thomas Smartwood et nous avons eu quelques péripéties.

Les yeux de l'aubergiste s'arrondirent.

— Oh ! Excusez-moi, jeune homme. Je vais vous faire préparer un bain et une chambre. Monsieur Smartwood est passé par ici...

Fellow était vivant !

— Et il m'a laissé une malle pour vous. Il m'a dit que vous reviendriez peut-être par ici et de prendre soin de vous en échange d'une belle somme.

— Quand ? Quand est-il passé ? m'emportai-je en grimpant à moitié sur le bar.

— Euh... ce matin, tôt.

Flûte. Il devait avoir une sacrée avance et je n'avais aucune idée de sa destination.

— Je peux voir cette malle ?

Peut-être qu'un indice s'y trouvait.

— Bien sûr, je vais vous la faire monter dans votre chambre, le temps que vous preniez votre bain.

Il insistait avec son bain, ma tête devait vraiment être effrayante. Je me laissais guider vers une chambre. Dans la pièce attenante, une petite baignoire en bois fumante m'accueillait. Je verrouillai la porte, je retirai mes guenilles et me glissai dans l'eau brûlante. Mes écorchures picotèrent, mais les bienfaits sur mes courbatures et autres douleurs prenaient le pas sur le reste. J'espérais que les dangers qui planaient sur la tête de Sir Thomas puissent attendre que l'eau soit froide. Je fermai les yeux en appuyant ma nuque sur le rebord. Oui, Fellow allait devoir patienter.

Après avoir barboté pendant près d'une heure, je sortis propre comme un sou neuf et retournais dans la chambre. La malle de voyage que m'avait offerte mon tuteur trônait sur le plancher. Je l'ouvris. Posée sur mes différents costumes reposait une enveloppe. Une nouvelle fois, Fellow anticipait mes actions. Je la décachetai avec empressement. À l'intérieur, je découvris dix livres et une lettre.

Mademoiselle Magpie,

Je me réjouis que vous lisiez ces mots, cela signifie que vous vous en êtes sortie, comme le pensais.

J'eusse aimé vous attendre, malheureusement nos ennemis savent que j'ai le carnet. Le temps presse, je dois en comprendre le contenu pour déjouer leurs plans. Je dois être très prudent, ils me cherchent ardemment.

Je rêverais pouvoir vous donner une adresse où me rejoindre, hélas, la fidélité de cet aubergiste repose sur la taille de la bourse de son interlocuteur et surtout, à l'heure où j'écris ces lignes, je n'ai moi-même aucune idée de ma destination.

Cependant, j'ai l'intuition, entêtée comme vous êtes, que vous trouverez le moyen de me retrouver. Aussi, voici une avance pour vos frais de voyage.

Votre dévoué Sir Thomas Fellow

Entêtée ! Nom d'une chèvre ! C'était pour sauver son derrière que j'allais partir à sa recherche ! Le méritait-il au moins ? Pour la peine, je pris une nuit de repos à l'auberge avec un vrai repas et un vrai lit.

La nuit me porta conseil et je me levai décidée sur ma prochaine étape : je retournai à Bath, rendre visite à la seule personne à avoir feuilleté le carnet, en dehors des McAllow, Lady Carolyn. C'était une piste ténue, mais cela restait une piste. J'enfilai une robe et une perruque de ma malle et descendis voir l'aubergiste.

— Est-ce que vous pourriez me trouver une voiture pour m'amener à la gare la plus proche ? demandai-je en glissant vingt shillings sur le comptoir.

— Euh, oui, bien sûr, mais... attendez ! Vous étiez un garçon hier ?

— J'étais la même personne qu'aujourd'hui. Vous ne devriez pas vous appuyer sur des vêtements pour définir les gens, le sermonnai-je de ma meilleure imitation de Fellow.

À défaut de voiture, j'embarquais dans une charrette conduite par le fils de l'aubergiste. Près de six heures furent nécessaires pour rallier Fort William, terminus de la région. Mon séant souffrait du trajet, aussi je fus heureuse de marcher jusqu'à la gare. Sur le quai s'alignaient tous types de voyageurs, du plus fortuné revenant d'une partie de chasse au moins riche qui avait dépensé ses économies pour tenter sa chance à Londres. Je me dirigeai vers l'office et achetai un billet en première classe, en accord avec mon accoutrement. Ma première destination serait Birmingham où je changerai d'axe pour atteindre Bristol. Un long périple pour mon premier voyage seule.

Je scrutais la foule avec nervosité, espérant et redoutant dans le même temps tomber sur une paire d'yeux verts. Je secouai la tête. La priorité restait de sauver ce fichu Fellow, pas jouer Roméo et Juliette. La main sur la barre en laiton, je grimpai dans le wagon et hissai mon énorme valise jusqu'à mon compartiment. Deux couchettes s'y trouvaient. Je passerai la nuit en compagnie d'une cinquantenaire bavarde. Elle avait perdu son mari assez jeune, et grâce à la fortune du défunt, elle jouissait d'une vie palpitante à parcourir le globe.

— Vous devriez aller en Inde en jour. Vous savez que ça appartient également à l'Angleterre ? Nous avons la chance d'être nées dans le pays le plus puissant au monde. Et le monde a de la chance que nous soyons si prompts à partager notre savoir et notre raffinement. Qui sait où en seraient ces sauvages sans nous ? Aux Amériques, ils s'habillaient de plumes et de peaux de bête. Vous imaginez ? Alors que leurs sous-sols sont remplis d'or. Ils n'ont jamais pensé à creuser. C'est inconcevable. Les rustres !

— Si je n'étais pas une pièce, je bâillerais.

— Et moi je la pousserais par la fenêtre.

— Combien de temps dure le trajet ?

— Neuf heures !

— Pitié, fondez-moi en bouton de manchette !

Fort heureusement, le voyage de nuit me permit de prétexter un besoin de sommeil pour échapper à ce pamphlet colonialiste.

Quand je me réveillai le lendemain, je constatai soulagée que j'étais seule. Sans doute occupait-elle le wagon-restaurant en quête d'auditeurs. J'en profitai pour rempaqueter mes affaires. Le soleil pointait à travers le brouillard matinal de la campagne anglaise. Un spectacle magnifique dont je ne jouis pas : j'attendais avec impatience notre arrivée en gare.

À Birmingham, je sautai sur le quai et partis à la recherche de mon train suivant. Encore deux heures de chemin de fer et une heure de voiture et je serais de retour à Pennwood.

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