Chapitre 20

Dès que je croisais un domestique, je prenais l'air le plus professionnel en mon pouvoir, je tentais de faire croire que j'avais été affectée à une mission de la plus haute importance. En revanche, quand le couloir était désert, je pressai le pas en direction du cabinet d'Eugenia McAllow, priant pour ne pas tomber nez à nez avec la fille aux yeux verts. Compte tenu de la discussion que j'avais interceptée, j'en avais déduit qu'ils s'espéraient à ce que Fellow profite de la soirée d'anniversaire de Callum pour s'introduire et dérobe le carnet. Un piège l'attendrait. J'en conclus que la meilleure façon de ne pas se jeter dans ce piège, c'était de me dépêcher avant qu'il ne soit prêt.

Je suais dans ma livrée malgré le froid humide du château. Monter les marches deux par deux m'avait réchauffée. J'atteignis l'étage désiré. Personne en vue. Je me glissai jusqu'à la porte de l'antichambre. Elle n'était toujours pas verrouillée. Je m'y réfugiai. La serrure suivante qui donnait dans le bureau, elle l'était. Je m'en réjouis presque. C'était l'occasion rêvée pour utiliser le nouveau cristal que Sir Thomas m'avait prêté. Il l'appelait le cristal concentrateur. De couleur jaune, il avait été taillé de multiples facettes, comme un diamant. Seule la colette tronquée différait. Fellow m'avait bien précisé d'un ton paternel :

— Présentez la flamme devant la table et pointez la culasse vers votre cible ! Surtout, ne passez pas votre main devant la colette !

Pour être honnête, il m'avait quelque peu effrayée et je ne savais pas trop à quoi m'attendre avec ce caillou. J'attrapai une bougie sur un candélabre et sortis les allumettes suédoises de ma poche. La lueur apparut, toujours aussi envoutante, quand je frottai la petite tige en bois sur le bord de la boîte. Je l'approchai ensuite de la chandelle. C'était la partie facile. Le cristal dans une main, la bougie dans l'autre, je m'agenouillai devant la porte. L'opération consistait à aller découper le pêne de la serrure à l'aide de la magie du cristal. Fellow m'aurait rabroué pour avoir dit « magie ». Pour lui, c'était de la physique optique et vibratoire que nous ne maîtrisions pas encore. Ici, le phénomène concentrerait l'énergie lumineuse dégagée par la flamme en un seul point. Maintenant, l'heure de vérité.

Je plaçai le cristal entre la chandelle et la porte. Je sursautai. Instantanément, la gemme s'éclaira et émit un rayon lumineux. Ce dernier brula le bois de la porte là où il la toucha et, quand je parvins à viser l'espace entre la serrure et la gâche, des étincelles jaillirent de l'acier. Je recommençai en m'appliquant davantage. De la fumée et une odeur de brulé se dégagèrent tandis que le cristal chauffait dans ma paume. Le rayon découpa avec une surprenante facilité le pêne. La porte s'ouvrit enfin. Avant de la franchir, je tapotai sur les flammèches qui menaçaient d'embraser la moquette. J'étais ici pour récupérer le carnet, pas incendier le château. Je pénétrai dans l'antre d'Eugenia et refermai derrière moi.

La pièce s'opposait aux capharnaüms du Professeur Chipperfield et de Lady Pennwood. Tout y était aligné et rangé avec une précision millimétrée. De l'encrier disposé sur le superbe bureau en noyer aux livres dans les rayons des deux imposantes bibliothèques, rien ne dépassait. Pas un grain de poussière, pas une tache de thé. L'ensemble respirait le bon goût et la volonté de créer un lien confortable pour s'y enfermer des heures durant. Dommage que je ne fasse que passer.

Un seul élément détonnait, un vieux carnet en cuir élimé qui trônait au centre du bureau. Le carnet. Posé bien en évidence de sorte que Fellow comprenne qu'il était tombé dans un piège. Sauf que je me trouvais ici, à sa place. Je devais me hâter. Je me rapprochai, prête à le saisir quand j'entendis la porte se refermer dans mon dos.

Nom d'une chèvre ! Avais-je donc sauté à pieds joints dans l'embuscade ? Je me retournai pour faire face à mon destin.

Elle semblait affolée, elle secouait la tête et les bras comme pour dire Non, non, non. La jeune fille aux yeux verts se tenait devant moi, aussi surprise que moi. J'assurai ma position, prête à l'affronter. Cependant, elle se mit à faire les cent pas avant d'abdiquer dans un mouvement d'épaules. Elle ne s'attendait probablement pas à ma présence et cela l'ennuyait.

— Je suis désolée, Sir Thomas a eu un empêchement, la provoquai-je.

Contre toute attente, elle porta son doigt à ses lèvres et me fit signe de me taire. Puis elle entama des gesticulations et je finis par saisir qu'elle m'ordonnait de fuir.

— Si tu as des choses à me dire, tu sais que tu peux chuchoter.

Elle me répondit non de la tête avant de pointer sa gorge la bouche ouverte.

— Tu es muette ?

Une ombre de tristesse glissa dans son regard quand elle acquiesça. Néanmoins, ses jolis yeux retrouvèrent vite leur éclat.

— Je suis désolée. Tu sais bien que je ne pourrais pas repartir sans ce carnet. Mais j'apprécie que tu me laisses une chance de renoncer sans encombre. Allez, finissons-en !

Je brandis mes poings en guise de menace. Pourtant, je la vis tendre l'oreille, inquiète. Elle se rua sur moi, non pas pour me rouer de coups. Non, elle m'attrapa, m'entraina de l'autre côté du bureau et m'appuya sur la tête pour me forcer à me glisser dessous. Cachée sous ce meuble qui dissimulait les jambes d'une personne qui s'y installerait, j'entendis plusieurs pas s'approcher.

— Isis, vous voilà, fidèle à votre poste. Je suis heureux de voir à quel point ma tendre Eugenia peut compter sur vous.

Tendre Eugenia ? Il n'y avait bien qu'un père pour penser sa fille tendre.

— Votre rôle est capital ce soir, poursuivit Callum. Quand Tom pointera son nez, vous devrez donner l'alerte et tenter de le neutraliser sans le blesser. Faites attention, c'est un fameux bretteur.

— Père, ne sous-estimez pas Isis, intervint Eugenia. Elle a triomphé d'hommes bien plus dangereux.

— Si ce que tu m'as rapporté est vrai, je ne sais malheureusement plus que penser de notre cher Thomas.

Il marqua une pause.

— Isis, je suis peiné de devoir vous priver de notre réception. Mais comme je vous sais plus à l'aise loin de la foule, nous serons certainement les plus punis par votre absence. Je vous remercie.

Les pas s'éloignèrent. Je patientais, par mesure de prudence, avant de sortir de ma cachette. Isis, puisque tel était son nom, se tenait seule devant la porte, judicieusement placée pour dissimuler à ses maîtres les dégâts de mon cristal sur la serrure.

— Merci de ne pas m'avoir dénoncée.

Elle reprit ses gesticulations. Je compris qu'elle me demandait, une nouvelle fois, de renoncer et de partir, avant qu'il ne soit trop tard.

— Je ne peux pas. Tu sais qu'il me faut ce carnet. Ta patronne t'a chargé de le protéger, le mien de le voler. Même si mes chances de réussite sont faibles, je me dois d'essayer.

Ses yeux exprimaient de la déception et de futurs regrets. À cette vue, mon cœur frémit bien plus qu'il n'aurait dû. Plus je me plongeais dans son regard, plus je désirais m'y perdre. Cette sensation étrange me perturbait. Non, il n'y avait rien de magique à tout cela et j'avais bien une idée sur ce frisson. Une faiblesse humaine qui m'avait jusqu'alors épargnée. Mais je gardais l'esprit clair et préparai mon plan.

— Finalement, tu as peut-être raison, soupirai-je. Laisse-moi juste envoyer un signal pour que Fellow vienne me récupérer.

Je sortis le cristal éclairant de ma poche ainsi qu'une boîte d'allumettes. J'en grattais une pour enflammer une lampe à huile posée sur le bureau, puis me dirigeai vers la fenêtre. De là, j'approchai et éloignai plusieurs fois la flemme du cristal suivant un code défini. Les éclats lumineux se perdirent à l'horizon. Est-ce que Fellow surveillait déjà ? Je n'en avais aucune idée. Malheureusement, je n'avais aucune autre alternative.

— Au fait, Isis, je suis enchantée de faire ta connaissance officiellement. Moi, c'est Eli.

En même temps que je lui souris, je lui jetai la gemme au visage et balançai la lampe à huile en direction de la bibliothèque. Elle intercepta le premier projectile sans peine, alors que le second s'écrasa au pied du meuble. L'huile se répandit sur le tapis et s'enflamma. Je profitai de sa surprise pour saisir le carnet et la chargeai avec mon épaule. Mon geste l'envoya à terre au milieu de l'antichambre. Je courus vers la sortie sans me retourner.

Désolée Isis, ce n'est pas contre toi.

Isis ne me couvrirait plus dorénavant et ne tarderait pas à donner l'alerte. Je devais faire vite. Pas question de m'arrêter pour consulter les plans, je ne pouvais compter que sur ma mémoire et espérer rejoindre le toit plat de la tour. Quand j'y serais, je barricaderais la porte en attendant Fellow.

— Moi je dis qu'il est train de piquer un roupillon.

— Tais-toi, Demi-Livre. Finir dans le coffre d'un Écossais, ça serait pire que l'enfer pour nous. On ne reverra jamais la lueur du jour.

Je filai de ma plus belle foulée sur les moquettes des couloirs et sous les regards des ancêtres McAllow pendus aux murs.

À gauche après la deuxième armure ! Deuxième ou troisième ? Nom d'une chèvre, j'avais déjà oublié. Personne sur mes talons pour l'instant, ils devaient être occupés avec mon début d'incendie. Je me risquai à ouvrir la porte après le deuxième chevalier. Elle donnait sur un étroit escalier en colimaçon, froid et humide. Parfait ! Cela devait être celui que je cherchais ! J'avalai les marches en pierre aussi vite que possible. J'espérais avoir semé mes éventuels poursuivants, malheureusement, j'entendis les gonds grincer et le son de pas qui grimpaient quatre à quatre. J'accélérai, sans prendre le temps de vérifier si j'apercevais la montgolfière par les petites ouvertures. J'atteignis le sommet et sa dernière porte.

Je poussai le battant, m'attendant à découvrir le toit de la tour ronde. Tour du XIIème siècle, n'avait pu se retenir de préciser Fellow. Hélas, je débouchai dans un couloir. Je m'étais trompée ! Je me plongeai quelques instants dans mes souvenirs. Je devais me trouver à l'étage des domestiques, sous les combles du bâtiment principal. Les pas dans l'escalier se rapprochaient, il était trop tard pour rebrousser chemin. Je n'avais pas non plus le temps de réfléchir à ce que Fellow ferait à ma place. J'allais devoir la jouer à la Eli Magpie, enfant des rues, habituée à échapper aux policiers, aux voleurs et autres énergumènes peuplant les bas-fonds de Londres.

En premier lieu, ralentir les poursuivants. Je ne trouvai rien dans ce couloir pour coincer la porte des escaliers. En revanche, vu leur largeur, ce renard empaillé ferait un bel obstacle. Je l'attrapai et le jetai tel quel dans le colimaçon. Il dégringola quelques marches avant de rester bloqué.

Je devais maintenant disparaître. Le nombre de portes à l'étage jouait en ma faveur, ils ne pourraient pas deviner derrière laquelle je me cachais. À supposer que j'en trouve une qui s'ouvre. La troisième chambre fut la bonne. Je m'y faufilai et m'empressai de coincer la porte avec une chaise. Je fouillai précipitamment la pièce à la recherche d'une clé pour la verrouiller. Chou blanc. Tant pis. La chaise ne les dupera pas, en revanche, elle me donnera du temps. Mais du temps pour quoi ? À moins de sortir par la fenêtre, cette chambre était un cul-de-sac. En désespoir de cause, je regardai à travers la vitre. Les nuages noirs s'amoncelaient et toujours pas de ballon en vue. Néanmoins, je constatai que je ne me trouvais pas si loin de la tour. Si j'arrivais à longer la toiture inclinée sans déraper sur les ardoises, je pourrais l'atteindre.

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