Chapitre 19
Devant les entrepôts d'Eddie Grandes-Mains la toute première fois, j'avais été intimidée par la taille du bâtiment. Une gigantesque construction en brique rouge dont le plafond semblait si haut. Quiconque y pénétrait devenait minuscule. Sur le côté droit étaient adossées les écuries. Une vingtaine de box accueillaient les chevaux de l'entrepreneur. J'avais également été impressionnée par le manoir Pennwood, son parc immense, sa centaine de fenêtres et son marbre lustré.
Mais tout cela me paraissait bien ridicule face à la silhouette noire qui se détachait sur le ciel gris. Pourtant, Fellow m'avait dessiné les plans, expliqué en détail chaque recoin, je savais que le château des McAllow serait colossal. Cependant, la réalité dépassait mon imagination. La construction médiévale, composée de blocs sombres, se dressait sur un îlot rocheux aux arrêtes effilées. Un pont en pierre menait aux lourdes portes en bois que renforçait une solide armature en acier. L'édifice avait été érigé pour résister à des sièges et cela se voyait. Derrière lui s'ouvrait l'océan. Les vagues tout aussi ténébreuses que le reste du décor venaient se fracasser contre les berges, chargeant l'air d'embruns. Je levais mes yeux vers les tours pointées vers les nuages et déglutis. Je me trouvais devant l'antre du diable. Par réflexe, je plaquai ma main contre ma poitrine, sur ma bourse.
— Pour l'Angleterre !
— Pour la gloire !
— Pour l'argent !
— Pour rester en vie et rentrer à la maison !
J'aurais aimé étudier ma destination à l'aide du cristal de longue-vue, sauf que Fellow me l'avait récupéré ; il en aurait plus l'utilité que moi dans sa montgolfière. Je pris une grosse bouffée d'air et traversai le pont accompagnée par le bruit des vagues. Je me félicitai d'avoir ma couverture de garçon et les cheveux courts quand les bourrasques me décoiffèrent. Dans ma tête, je priai pour que le vent se calme avant notre fuite en ballon. Quelle idée stupide ! Parfois, Fellow était vraiment trop ambitieux dans ses stratagèmes.
J'attrapai le heurtoir en forme de cerf de la porte et frappai. Mon cœur battait la chamade alors que j'avais l'habitude de me grimer en un gamin. C'était sans doute le stress d'exécuter seule le plan de Fellow, d'être sans garde-fou si cela se passait mal. Sur le papier, la stratégie était pourtant simple : entrer en tant qu'aide-cuisine, trouver un moment pour m'éclipser, fouiller le bureau d'Eugenia, espérer dénicher le carnet pour ne pas avoir à poursuivre la recherche dans sa chambre ou la bibliothèque, patienter jusqu'à dix-neuf heures, faire un signe par une fenêtre à Fellow avec mon cristal éclairant, l'attendre sur le toit et s'échapper. Pourquoi cela se déroulerait-il mal ?
Ah ! J'oubliai un détail important : ne pas croiser la fille aux yeux de chat, qui malgré ma teinture et ma tenue de valet risquait de me reconnaître. Je déglutis en pensant à ce qui se passerait si elle me démasquait. Après tout, ils s'étaient bien débarrassés du pauvre professeur, et pas de manière douce. Ce château possédait sûrement des geôles sombres et humides, ainsi que des machines de torture prêtes à l'emploi. Un frisson me parcourut l'échine.
Les gonds grincèrent quand la porte s'ouvrit. Un homme en livrée se tenait derrière. Je pris ma voix la plus masculine.
— Bonjour, je suis Eli Brown, je viens de la part de Simon Murray.
L'homme me toisa avant de me faire signe d'entrer, sans un mot. Le hall principal célébrait toujours l'ère médiévale. Entre les haches et autres épées exposées au mur, les armoiries dans les escaliers et les armures menaçantes qui s'alignaient de chaque côté, j'avais remonté le temps. Les lustres et candélabres ne parvenaient ni à réchauffer l'atmosphère ni à repousser l'obscurité. Je regrettais par avance les petites ruelles coupe-gorges de Londres.
— Patientez ici, lâcha enfin l'homme.
Il disparut dans un escalier. Devais-je en profiter pour m'éclipser et m'occuper de ma mission ? Non, il était sans doute préférable d'attendre les festivités pour être sûre qu'Eugenia ne soit pas dans son bureau. Mon absence passerait plus inaperçue dans la cohue de la soirée. Je poireautai en détaillant les différents animaux empaillés qui habitaient les lieux.
— Bonjour, je suis monsieur Robertson, le majordome de ces lieux. Veuillez me suivre.
L'individu qui venait de se présenter parla avec un accent écossais si fort que je faillis ne pas le comprendre. Il me dominait largement en taille et en carrure. Bien qu'il soit entre deux âges, il n'aurait aucun mal à avoir le dessus sur moi. Il valait mieux que je m'en méfie. Il m'entraina dans l'aile des domestiques à travers des couloirs peu éclairés.
— Vous serez à l'interface entre la cuisine et les valets. Vous devrez disposer les chariots et plateaux pour mes hommes. Il est primordial que tout soit en ordre pour qu'ils ne perdent pas de temps. Vous serez dans l'ombre, mais votre rôle est stratégique. Si vous vous en sortez, nous pourrons faire à nouveau appel à vous dans le futur. J'ai entendu dire que vous souhaitiez devenir valet.
— C'est bien ça, monsieur.
— Bien. Les invités arriveront vers dix heures et commenceront par un apéritif. Puis vers dix-huit heures, ils rejoindront la salle à manger et débuteront le repas. Cela nous laisse encore deux heures pour le préparer.
Nous débouchâmes dans une grande pièce adjacente à la cuisine, d'après l'odeur et le bruit. D'immenses vaisseliers s'y trouvaient ainsi que deux jeunes hommes affairaient à trier de l'argenterie.
— Angus et Finlay vont vous montrer ce qu'il y a à faire.
Le majordome se retourna et repartit en un claquement de talons. Mes deux collègues du jour m'expliquèrent comment inspecter, compter et préparer plats et couverts pour la soirée. Ce travail minutieux et répétitif, bien qu'à l'abri et moins physique, collait beaucoup moins bien à mon caractère que la livraison de charbon, tant et si bien qu'au bout de deux heures, mes yeux louchaient sur les fourchettes et je m'y perdais dans les comptes. Si l'ambiance n'avait pas été aussi studieuse, j'aurais volontiers poussé un cri de défoulement. J'avais besoin de bouger, de me dégourdir les jambes. Et d'attaquer ma vraie mission, l'attente me rongeait.
Je prétextai un impératif naturel pour m'échapper quelques instants et prendre de l'avance sur mon exploration. Je me plaquai dans une alcôve et sortis les plans de Fellow. Je devais en premier lieu vérifier ma position et de me rafraichir la mémoire. Ce château était un véritable labyrinthe. Je souhaitais repérer les itinéraires pour ne pas hésiter le moment venu. Je remontai le couloir pour rejoindre un escalier en pierre. Deux étages plus haut, je poussai une porte pour quitter le monde des domestiques. Un épais tapis rouge recouvrait le sol de ce nouveau corridor. Ce dernier desservait une série de portes. D'après le plan de Fellow, la troisième donnait sur l'antichambre du bureau d'Eugenia. Je risquai à aller coller une oreille contre les moulures du battant.
Pas de bruit.
J'entrouvris et passai ma tête dans la salle. C'était un petit salon, avec une banquette et une cheminée. Un gigantesque portrait d'un barbu en kilt trônait au-dessus de l'âtre. A ses pieds, un pot de fleurs. Bien que façonnée de la même roche sombre que le reste du bâtiment, les rideaux, les tapis et les quelques éléments de décoration rendaient la pièce plus accueillante. Fellow s'était entiché d'une femme de goût.
— Que fais-tu ici, jeune homme ?
Surprise, je me retournai au garde à vous, face à un valet d'une trentaine d'années. Son visage froid m'inspira plus de méfiance que de sympathie.
— On m'envoie pour une question en cuisine... Elles ont besoin de l'avis de Madam...
— Mademoiselle Eugenia, me corrigea-t-il sèchement.
— Oui pardon. Mademoiselle Eugenia.
Ainsi, elle aussi demeurait célibataire.
— Décidément, elle veut le caser son Fellow !
— C'est clair ! Un coup la Pennwood, deux jours plus tard la McAllow.
Le valet me dévisagea en arquant un sourcil.
— Elle n'est pas ici.
Les mots claquèrent dans sa bouche.
— Elle est dans la bibliothèque avec Monsieur. Je vais t'y conduire.
Dès qu'il tourna le dos, je déglutis avec difficulté. Le plan ne prévoyait aucunement de me retrouver en personne devant Callum et Eugenia McAllow. Je n'avais cependant pas d'autre choix que de suivre les grandes enjambées de mon guide. Qu'aurait fait Fellow à ma place ? Baratiner sans doute. Si seulement j'avais son inspiration. Je me contentai de marcher dans les pas du valet dans l'attente de ma sentence, admirant les peintures et les vases sur le trajet. Nous empruntâmes un gigantesque escalier en bois foncé dont les marches étaient recouvertes d'un tapis rouge. Au-dessus du palier intermédiaire, le portrait en pied d'un colossal Écossais, déduction personnelle d'après son kilt, nous surveillait. Au passage, je lus son nom gravé dans la plaquette de cuivre : Callum McAllow.
Tous les poils de mon corps se dressèrent au garde à vous. S'il était la personne que j'allais rencontrer dans quelques minutes, je ne donnais pas cher de ma peau. Rien que son regard semblait capable de vous broyer les os.
Le valet s'arrêta devant une double porte haute de presque quatre mètres. J'avalai ma salive. Il était trop tard pour fuir. J'avais tout juste le temps de préparer ma question culinaire. Et si Eugenia ne m'avait pas vu d'aussi près que la fille aux yeux de jade, elle pouvait malgré tout me reconnaître. Son père n'aurait plus qu'à me torturer pour que je leur livre Fellow.
— Ne bouge pas. Monsieur a demandé à ne pas être dérangé. Tu vas devoir attendre qu'ils sortent.
Sur ces mots, il repartit au pas de course vers une autre tâche. Je me tenais seule dans ce grand hall. Mes jambes flageolèrent quand je relâchai la pression. Je pris appui sur le mur pour ne pas m'écrouler. Je n'étais vraiment pas passée loin d'être démasquée. Je respirai un bon coup et m'apprêter à aller me cacher ailleurs quand l'idée de savoir ce qui se disait derrière cette porte me saisit. Je ne résistai pas et je plaquai mon oreille contre le panneau de bois. L'épaisseur de la porte filtrait les sons, je ne distinguais pas tous les mots.
— ... dommage que Thomas... pour mon anniversaire.
J'attribuai cette voix grave à Callum. Il semblait parler de Fellow comme d'un proche. Il y avait bien un lien entre ce dernier et le McAllow.
— Quand... querelle finira ? reprit la voix.
— Père... têtu, répondit une femme. Mais il viendra... carnet. ... attraperons et... de nous écouter.
— Tu as raison... ce soir ?
— ... connais son arrogance...
Nom d'une chèvre ! Ils s'attendaient donc à ce que Fellow frappe ce soir. Sauf que c'était moi qui fonçais dans le piège et que je n'avais pas de plan B !
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