Chapitre 18
Nous nous trouvions devant une modeste bâtisse en pierre aux volets verts, légèrement à l'écart d'une petite bourgade.
— Tom ! Sacripant ! Ça fait un bail ! Toujours aussi maigre !
Les bras écartés, l'homme qui s'approchait de nous était l'opposé de Fellow : court sur pattes, trapu, les traits épais et la chemise auréolée de taches non identifiées.
— Et toi, toujours aussi grand ! Bonjour Simon. Cela me fait plaisir après tout ce temps. As-tu reçu mon câble ?
— Ouais, Brindille. Je l'ai eu. Je n'ai pas tout compris, mais tu vas m'expliquer devant un verre.
Il nous invita à entrer et nous guida vers une table rustique. Il attrapa trois godets en terre cuite et une bouteille douteuse.
— Ce n'est pas simple d'être clair et concis dans les télégrammes. Pour commencer, laisse-moi te présenter Eli. C'est lui qui cherche un travail. Je dois un grand service à son père.
— Oh oh, ma Brindille, ça sent encore un coup foiré !
— On va dire ça. Bref. Eli aimerait devenir valet de pied.
J'avais beau connaître son plan, à chaque évocation de ma pseudovocation, mes mains se crispaient et je me mordais la langue pour ne pas réagir.
— Le souci, continua Fellow, est que ce jeune homme n'a aucune expérience. Et tu sais comme moi qu'on a souvent besoin d'aide pour mettre le pied à l'étrier.
— Je ne suis pas trop sûr de pouvoir être utile, je ne suis qu'un métayer.
— Ne fais pas ton modeste. Je sais très bien que tu es le préféré de l'intendant des McAllow. Et l'anniversaire de Laird McAllow arrive. La logistique va nécessiter des renforts. Je ne te demande pas de placer Eli en première ligne. Juste en appui quelque part entre la cuisine et le service, loin des festivités.
Simon s'agita d'un rire assez proche du hoquet.
— Donc après toutes ces années, tu es encore fâché avec...
— Oui, le coupa Fellow. Je ne vais pas épiloguer, mais je ne suis toujours pas le bienvenu au château. Tu pourras nous aider ?
L'homme trapu m'étudia de la chevelure teinte en brun foncé aux pieds avant de soupirer.
— À une condition. Pour être un bon valet, il faut un équilibre à toute épreuve. Pour tester ça, le petit va boire avec nous et quand la bouteille sera finie, il devra pouvoir marcher droit.
Je n'avais jamais eu ni l'argent, ni l'envie de le dépenser dans l'alcool, alors le défi m'inquiéta.
— C'est quoi dans la bouteille ? questionnai-je.
— Ah ça, petit, c'est du bonheur en concentré. Fait maison.
Je jetai un regard apeuré à Fellow qui se contenta d'un clin d'œil. Simon ôta le bouchon en liège et remplit généreusement les godets. Il en glissa un devant moi avec un sourire presque sadique. Puisqu'il fallait en passer par là pour éviter une guerre... J'attrapai le godet et le portai à mes lèvres. Le breuvage empestait l'alcool et ce fut pire quand il coula dans ma bouche. Il m'échauffa le palais et la langue. Je l'avalai espérant faire disparaître la douleur. Mais la brûlure suivit le trajet du liquide le long de ma gorge, jusque dans mon estomac. Je retins les larmes qui me montaient.
Simon s'ébroua après avoir descendu son verre cul sec tandis que Thomas sirotait le sien avec son air aristocratique auquel j'étais maintenant habituée.
— Deuxième tournée ! annonça le métayer en saisissant la bouteille.
Les veines violacées de ses joues témoignaient de son expérience à ce genre de jeu. Le deuxième godet ne fut pas meilleur que le premier. Cependant, il s'avéra moins douloureux. Je fixai la bouteille pour estimer le nombre de tournées qu'il me faudrait avaler. Elle n'était pas très grande, mais son contenu était bien trop fort. Au troisième service, la tête commença à me tourner. Je calmai ma respiration pour ne pas laisser le vertige l'emporter.
Quand Simon leva la bouteille pour la quatrième fois, Fellow le stoppa.
— Il n'a que quinze ans. Je pense que trois verres de ton tord-boyau sont fort suffisants pour prouver son courage et attaquer son équilibre.
J'étais à deux doigts de sauter au cou de Fellow pour le remercier. En plus de ma stabilité, l'alcool me creusait un trou dans l'estomac.
— OK, OK. Tu as toujours été trop responsable, Brindille. Allez petit, lève-toi et marche.
Je pris appui sur la table, en toute discrétion pour me redresser. Le sol tanguait et mon corps semblait réagir à mes ordres avec un temps de retard. Remporter ce défi se révélait plus compliqué que prévu. Fellow forma sur ses lèvres un mot que je tentai de déchiffrer. Sten... son. Stenson ? Ah, mais bien sûr ! Stenson, le majordome de Londres. Celui qui me donnait des cours de bonne conduite. Il m'avait forcé à marcher des centaines de mètres avec un livre sur la tête. C'était la même épreuve, à cela près que le livre, c'était moi.
Je m'élançai. Un pied devant l'autre, pas de geste brusque, compenser en douceur, respirer lentement. Mon équilibre pâtissait de mon ébriété, je sentais la terre s'inclinait sous mes chaussures. Je n'avais jamais embarqué sur un navire, mais cette expérience me permettait de comprendre pourquoi les marins à quai ne pensaient qu'à picoler. Ainsi ils ne quittaient jamais la mer. J'avançai, pas après pas. Je manquai de buter dans un pavé irrégulier du sol, mon tournis s'intensifia. Fixer un point droit devant. Comme ce vieux vaisselier en bois sombre rongé par les vers. Il me rappela celui de Mme Smith. D'ailleurs, que devenait-elle ? Que s'était-elle dit en ne me voyant plus livrer son charbon ? Que j'étais morte ? Fellow avait raison, je n'étais qu'une égoïste. Rester concentrée. Les pensées négatives affluaient dans mon esprit à mesure que l'alcool passait de mon estomac à mon sang.
— Tu vois, Simon, je t'avais bien dit qu'Eli pourrait même danser une gigue !
— Je n'y croyais pas. Ce petit vient d'où déjà ? Il n'y a qu'un Écossais pour tenir comme ça !
Je me retournai pour constater que j'avais en effet parcouru les deux tiers de la pièce. J'avais vraisemblablement réussi mon test. Je me hâtai de rejoindre ma chaise, tant que mes jambes collaboraient.
— Ça marche, Brindille, je vais voir pour faire embaucher ton petit. Tu loges où ?
— L'auberge sur la route vers Fort William.
— Si loin ?
— Je ne tiens pas à m'approcher plus du château.
Simon donna une tape sur l'épaule de Tom. Nous prîmes ensuite congé, en direction de la fameuse auberge. Sur le trajet, je ne résistai pas à creuser encore le passé de mon patron.
— Quel contraste entre Simon et vous ! On se demande bien comment vous vous êtes rencontrés.
— Mademoiselle Magpie, vous alternez véritablement entre des épisodes de délicieuse subtilité et une balourdise des plus grossières.
Il daigna malgré tout répondre à ma question.
— J'ai grandi dans les environs. J'aimais beaucoup m'échapper pour de longues balades, sortir de la société codifiée de la noblesse. Le père de Simon travaillait déjà sur ces parcelles. Nous nous sommes liés d'amitié, malgré nos différences, et Simon m'a introduit dans son monde. Il m'a montré comment vivaient le peuple, comment m'y fondre. Puis nous avons fait les quatre-cents coups au village. C'est aussi grâce à lui que j'ai eu l'idée d'acheter Le Joyeux Cochon. Et puis nos mondes ont fini par nous rattraper. L'alcool également pour Simon. Ce n'est pas un mauvais bougre pour autant.
— Ainsi vous avez grandi par ici. C'est comme ça que vous avez rencontré Eugenia !
— Vous ne me laisserez donc jamais en paix ? rit-il. Et vous ? Aucun garçon que vous ne regrettez à Londres ? On parle de moi, mais vous ne m'avez rien raconté de votre vie !
— Vous ne m'avez rien demandé non plus.
— Touché ! Et vous savez pourquoi.
Il se pencha vers moi, son regard plongé si fort dans le mien qu'il aurait pu lire mes pensées.
— Euh, non ?
— Parce que votre passé ne m'intéresse pas autant que votre futur. Je n'ai pas besoin de connaître votre histoire. C'est vous que je veux connaître. Ce qui vous a rendu futée et débrouillarde ne m'intéresse pas. C'est ce que vous en ferez ma préoccupation. C'est pour cela que je vous mets si souvent à l'épreuve. Je crois en votre potentiel. Un jour, vous me doublerez !
Cet étrange discours me perturbait. Personne n'avait jamais cru en moi autrement que pour livrer du charbon ou nettoyer des écuries. Personne n'avait jamais cru en un gamin des rues. Même Madame Smith qui m'enseignait la lecture ne croyait pas en mes chances d'en sortir. Pourquoi ce nanti tombé du ciel misait-il autant sur moi ?
— Votre intelligence est rare. Elle est discrète, car vous avez eu à vous fondre dans la masse. Et surtout, vous n'avez pas eu de professeurs. Mais justement, vous avez su apprendre seule. Après cette mission, je m'assurerai que vous aurez de bons enseignants. Et pas pour de la couture ou la tenue d'une maison !
Si seulement cela pouvait être vrai. Tiendrait-il parole ? J'avais du mal à y croire. Les nobles promettaient souvent, puis passaient à autre chose. Pourquoi serait-il différent ?
— Parce qu'il est différent depuis le début.
— Parce qu'au pire, tu es payée.
— Tu as encore le temps d'y penser, ne te prends pas le chou.
Personne n'avait tenu assez à moi pour s'inquiéter de mon sort, je n'imaginais pas que quelqu'un puisse s'inquiéter de mon éducation. Je refusais d'y croire. La vue de l'auberge en épaisses pierres grises me soulagea. Je sautai du carrosse pour échapper au malaise de cette conversation. Je courus monter ma valise dans la chambre indiquée et profiter d'un moment seul. En m'allongeant sur le lit, je compris que, en admettant qu'il finisse par tenir ses promesses, encore une fois, il m'avait bien roulée : il ne m'avait rien livré sur Eugenia !
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