Le roulis de notre voiture me berçait, mes paupières s'alourdissaient et je dodelinai de la tête. Seuls ses impacts contre l'habitacle, lorsque je commençais à sombrer, me séparaient du sommeil. J'ouvris le rideau et la fenêtre dans l'espoir que l'air frais chargé de l'odeur de terre mouillée me tienne éveillée. La pluie avait cessé et le soleil perçait à présent à travers les nuages. La campagne anglaise rayonnait d'un vert vif.

— Refermez ce rideau, malheureuse ! m'interpella Fellow. J'ai un cristal chauffant entre les mains !

Depuis que nous avions quitté le manoir Pennwood, il étudiait la fameuse surprise de Lady Carolyn : la montgolfière récupérée dans les bois. Du moins en partie, la nacelle et le ballon se trouvaient arrimés sur le toit de notre véhicule. Ce qu'il démontait était un dispositif en fonte rappelant vaguement un poêle.

— En vérité, je vous le dis, Mademoiselle Magpie, ce système est très ingénieux. Vous savez sans doute que si les montgolfières volent, c'est parce que le ballon est rempli d'air chaud dont la densité est plus faible que celle de l'air froid. Ainsi, comme l'huile dans l'eau, cet air chaud vient se placer au-dessus de l'air froid. Mais voyez-vous, le problème pour voyager loin, c'est d'arriver à produire de l'air chaud directement dans la montgolfière. Sans y mettre le feu, évidemment. Approchez.

Je glissai sur la banquette pour faire semblant de m'intéresser.

— C'est très astucieux et d'une simplicité sans nom. Regardez, ici, dans cette partie d'où sort un tube, vous avez un cristal qui émet de la chaleur quand il est soumis à la lumière.

Il me tendit sa main où reposait une grosse pierre précieuse rouge, comme un rubis.

— Et là, vous avez une lampe à huile. Entre les deux, un diaphragme vous permet de régler l'intensité lumineuse envoyée au cristal, et ainsi la chaleur qu'il va produire. Vous pouvez donc carrément ajuster votre altitude. C'est fou !

Ses yeux brillaient d'une excitation que j'avais du mal à partager.

— Je pense pouvoir réparer tout cela. C'est très enthousiasmant de se dire que nous allons pouvoir leur rendre le tour qu'ils nous ont joué.

— Le quoi ? Ah non non non ! Vous pourrez me raconter tout ce que vous voulez sur l'air et l'huile chaude, je ne monte pas là-dedans. Vous ne savez pas le piloter. Même la jeune voleuse a failli y rester.

Je repris mon souffle sous le regard amusé de Fellow.

— D'ailleurs, vu que vous semblez être au fait de la famille McAllow, vous la connaissez peut-être ? Très blonde aux grands yeux verts ? On ne peut pas la louper.

— Cela ne me dit rien.

— Dommage, marmonnai-je. Et à propos, comment se fait-il qu'Eugenia vous reconnaisse ? Vous aviez l'air d'avoir été très proches.

— Disons que nous avons fréquenté les mêmes milieux pendant un temps.

Je plissai les yeux pour sonder son âme. Cette réponse ne me convenait pas. Il demeura impassible.

— Non, ce n'est pas ça, il y a autre chose. Cette tension... Vous avez été amoureux ! J'en suis sûre ! C'est pour ça que vous ne voulez pas aller plus loin avec Lady Carolyn ! Et que vous vous impliquez autant dans cette histoire de cristaux ! Haha, alors, pas mal votre apprenti ?

Il croisa les bras, dédaigneux. J'avais dû le vexer.

— Que connaissez-vous à l'amour pour avancer cela, Mademoiselle Magpie ? Vous pensez pouvoir le distinguer sans l'avoir vécu ? Vous ne le percevriez même pas chez vous.

— Ce n'est pas la peine de bouder, ce n'est pas grave d'être amoureux. Cela vous rend humain.

— Je ne suis pas amoureux ! Et je ne souhaite pas être associé à cette famille autrement que comme celui qui déjoua leur plan.

— D'accord, n'en parlons plus.

Écartant légèrement le rideau, je retournai à la contemplation des prairies anglaises. Trois minutes. Avant de m'ennuyer de nouveau.

— Mais Lady Carolyn, vous l'aimez bien ?

Il leva les yeux au ciel, sans doute à deux doigts de m'abandonner sur le bord de la route.

— C'est une femme formidable, mais pourrions-nous revenir à notre mission ?

— Nous avons encore quatre jours de trajet pour y penser, grommelai-je.

— Une livre pour que vous cessiez de vouloir me marier avec toutes les ladies qui passent.

— Deux !

Il ouvrit sa veste et, en un éclair, de nouvelles pièces brillantes atterrir sur robe. Je m'empressai de les glisser dans ma bourse. Cet énigmatique personnage ne me lâcherait pas plus sur ses amours que sur sa famille. Ce voyage risquait de paraître long. Je ne m'avouai pas vaincu pour autant, dès le lendemain, je retenterai ma chance pour en apprendre plus sur Lady Eugenia et la fille aux yeux verts. Pour l'heure, je le laissai élaborer son plan en silence et m'assoupis la tête contre le rideau.

Une tape sur l'épaule me réveilla.

— Ajustez votre perruque, nous allons nous arrêter dans cette auberge pour la nuit.

Pour une fois, ce fut avec un plaisir non feint que je portais ma fausse chevelure, trop heureuse de pouvoir enfin me dégourdir les jambes.

— Que sommes-nous ce soir ? m'enquerrai-je.

— À vous de choisir.

— Des cousins qui rendent visite à leur tante malade dans le nord de l'Angleterre.

— Son nom ?

— Laureen Smartwood.

Il sourit et se dirigea vers la bâtisse en pierres qui longeait la route. Nous étions toujours en rase campagne. Je pouvais faire une croix sur les beaux hôtels géorgiens.

— Ne faites pas cette tête, je suis sûr que nous y mangerons bien. Cela nous rappellera le Joyeux Cochon.

Il avait raison, nous nous retrouvâmes dans le brouhaha d'une taverne, mêlant discussions, disputes, rires et chants tandis assemblage de bières, ragoûts et sueur s'imprégnaient dans nos narines. Quelques jours hors des pavés crasseux de Londres et je m'étais déjà habituée au luxe. La honte s'emparait de moi. Heureusement que nos vêtements étaient plus modestes qu'à l'accoutumée, sans quoi nous aurions attiré tous les regards.

— Nous aurions dû prendre le train, commentai-je. Nous aurions été plus rapides.

— Mmm. Probablement. Mais je suis persuadé que nos ennemis s'y attendaient. Peut-être qu'ils surveillent les gares. Alors qu'en passant par les routes secondaires, ils ignoreront tout de notre arrivée. Ils baisseront leur garde, et c'est à ce moment que nous frapperons.

Quand il en parlait, cela paraissait toujours simple. Cependant depuis le fiasco de Pennwood, j'avais perdu une part de la confiance que je lui accordais. Nos adversaires étaient loin d'être des amateurs.

— De plus, continua-t-il, dans six jours, il y aura une fête familiale au château des McAllow. Cela sera l'occasion rêvée.

— Vous ne pensez pas qu'ils l'anticiperont ?

— Si, mais sans nous avoir vus en gare, ils seront dans l'incertitude. Et c'est vous qui allez vous infiltrer. Bien déguisée, je pense que seule votre amie aux yeux verts pourrait vous reconnaître.

— Je ne sais pas pourquoi, je m'y attendais. Est-ce que je pourrais avoir une avance sur mon salaire ?

— Hahaha. Si vous continuez comme ça, je vais finir par imaginer que vous avez du sang écossais dans vos veines.

Il but une gorgée de sa pinte et la reposa sur la table.

— Pendant cet évènement, ils auront besoin de renfort pour le service. Je vais envoyer quelques câbles durant notre trajet. Je vous trouverai une place parmi ces renforts. Une fois dans les lieux, vous n'aurez plus qu'à vous éclipser pour fouiller le château.

— Plus qu'à, répétai-je avec ironie. Je vais en avoir pour des jours...

— Je connais les murs, je vous dessinerai une carte pour vous rendre au bureau et dans la chambre d'Eugenia. Elle gardera surement le carnet dans l'une de ses deux pièces.

Je n'écoutai la suite que d'une oreille, happée par mon ragoût qu'il venait d'arriver. De toute manière, il me fera répéter le plan au moins une trentaine de fois avant le jour J. Autant savourer mon repas.

Nous regagnâmes plus tard nos chambres spartiates où l'isolation nous permettrait de profiter de l'ambiance de l'auberge toute la nuit. Ah, ma vie de noble me manquait déjà !

— Les gars, vous vous rendez compte qu'un jour, elle nous échangera contre un peu de luxe ?

— Tais-toi, Demi-livre ! Je vais faire des cauchemars !

Je me faufilai sous les draps rêches de mon lit. À peine eussé-je fermé les paupières que je sombrai aux pays des rêves. Dans le mien, j'étais l'automate d'un Tom Fellow qui élaborait des stratégies complexes, traçait des cartes de châteaux et me glissait des pièces d'or par une fente dans mon dos pour m'activer. La jeune fille aux yeux de jade apparaissait alors, me souriait avant de m'ouvrir le ventre à l'aide d'une dague. La monnaie que je contenais se déversait au sol, me libérant du joug de mon maître. Puis nous fuyions, la jeune fille et moi, poursuivies par un Fellow furibond. Je me réveillai en sueur.

— Hé, Eli, on t'avait dit que le ragoût était douteux !