Chapitre 15
Lady Carolyn nous prépara des chambres et nous offrit la possibilité de nous laver. J'en avais grand besoin, il n'y a pas que mes vêtements qui étaient dans un état lamentable. Notre hôte resta cependant prudente, des valets avaient été postés pour surveiller nos allers et venues. Chat échaudé craint l'eau froide. Ces dispositions ne m'empêchèrent pas de dormir comme une souche.
Le lendemain, une femme de chambre tira sans préavis les rideaux de ma fenêtre et me déposa une tenue de rechange sur une chaise. Je pris cela comme une injection de la part de Lady Carolyn à quitter les draps. J'enfilai la robe. Elle s'avérait bien plus simple et modeste que ce que j'avais porté ces derniers jours, ce qui n'était pas pour me déplaire. Je dus me débrouiller pour ajuster la longueur, elle était bien trop grande pour moi. Je sortis de la pièce et un valet m'escorta jusqu'à la vaste table du petit-déjeuner. Divers mets y étaient disposés dans des plats en argent ou en porcelaine fine, tous plus appétissants les uns que les autres. Seul Thomas Fellow était présent, assis en face de la porte, vêtu du même costume qu'hier. Sa mine arborait une arrogante fraicheur qui ne laissait en rien supposer de nos mésaventures nocturnes. Peut-être parce que son rôle au cours de la soirée avait consisté à dormir dans un placard.
— Mes respects du jour, Mademoiselle Magpie. Avez-vous passé une douce nuit ?
— Suffisante pour récupérer quelques forces.
Je le rejoignis et attrapai une assiette que je remplis avec l'appétit d'une personne qui a sauté un repas. Je me jetai sur les œufs brouillés et le pain, que Fellow compléta avec une grappe de raisin.
— C'est pour votre santé, commenta-t-il.
— Elle vous préoccupait moins quand je me faisais rouer de coups hier soir, grommelai-je la bouche pleine.
Il se contenta de rire. Lady Carolyn nous rejoint à cet instant.
— Je suis heureuse de constater que l'effraction de la veille n'a pas entamé votre bonne humeur. Je vous prie de m'excuser par avance si je suis un brin plus maussade.
— Nous ne saurons vous en tenir rigueur. Je gage cependant que les pitreries de mademoiselle Magpie arriveront à vous voler un sourire.
Elle arqua un sourcil, presque une invitation au défi. Un valet s'approcha et lui servit un thé.
— Et si nous revenions à notre affaire ? Vous nous avez laissées sur un suspense hier soir. Il serait temps d'y mettre fin. Qui est le clan McAllow ?
Ses yeux noirs étaient braqués sur Fellow.
— Comme vous le savez certainement, cela fait à peine plus de cent ans que les clans écossais ont été humiliés lors de la bataille de Culloden. Depuis la couronne d'Angleterre n'a eu de cesse que de détruire et interdire le mode de vie des highlanders. Dès lors, leur rancœur grandissante est aisément compréhensible. Les McAllow sont une famille puissante et ces dernières années, ils ont plus ou moins pris la tête des Écossais mécontents. La croissance de leur entreprise bénéficia du retrait de la scène publique de la Reine Victoria.
— Le retrait ? m'étonnai-je.
— Oui, depuis la mort de son mari, le prince-consort Albert de Saxe-Cobourg-Gotha, elle est beaucoup moins présente. Ses ennemis la savent affaiblie et deviennent plus téméraires. Ainsi de nombreux clans n'ont pas hésité à rejoindre les McAllow. Et nos colonies s'agitent également. En France, par exemple, la rancœur est au moins aussi forte qu'en Écosse. Les McAllow s'en servent. Ils ont en particulier noué des liens secrets avec Charles Louis Napoléon Bonaparte, le neveu de Napoléon 1er. Il ne rêve que de redonner son indépendance à la France et d'en devenir le prochain empereur. Sa mégalomanie le pousse à vouloir remplacer son illustre oncle dans les livres d'histoire.
Lady Carolyn reposa sa tasse.
— Je suis peut-être stupide, mais en quoi les recherches du professeur peuvent les intéresser ? demandai-je.
— Pour répondre précisément à cette question, nous aurons besoin de vous, Lady Carolyn. Cependant, rappelez-vous ce que je vous ai raconté dans le train. Le Roi George III s'est servi des cristaux pour vaincre Napoléon. Il a ensuite confisqué ceux qui étaient en possession de l'empereur. Charles Louis connait vraisemblablement leur existence, leur pouvoir et s'imagine sans doute qu'il saurait égaler les exploits de son oncle, s'il réussissait à se procurer quelques-uns de ces cailloux.
Il se tourna vers Lady Carolyn, posa ses deux mains à plat sur la table pour souligner la gravité de la situation.
— Mademoiselle, c'est important, j'ai besoin de cette information pour comprendre ce que mijotent les McAllow. Il ne s'agit plus seulement de la mort du professeur Chipperfield.
Je pus lire le doute sur le visage de Pennwood, jusqu'à présent imperturbable.
— C'est que... Je ne l'ai balayé qu'une fois. J'espérais en discuter de vive voix avec le professeur. Je me suis beaucoup attardé sur les cristaux et leurs propriétés, ainsi que sur ses hypothèses, ses tentatives d'expliquer certains évènements de l'Histoire sous ce nouvel angle. Il en recense de nombreux, certains dont l'existence est confirmée, d'autres à prouver.
Elle prit une pause pour réfléchir.
— Attendez ! Je me souviens ! Le professeur a cherché l'origine des cristaux. Il n'avait rien de concret, mais au cours de ses études, il est tombé sur la légende d'un roi ancien qui en son temps avait accumulé une belle collection de gemmes magiques. Ce dernier, si je m'en rappelle bien, aurait caché son trésor.
— Cela me semble être un bon mobile, commenta Fellow. Est-ce que le professeur avait trouvé l'emplacement de ce trésor ?
Pennwood se prit la tête dans les mains. Je sentis de ma chaise son esprit bouillir. Elle tapa sur la table.
— Raaaah ! Je n'arrive pas à m'en souvenir ! Monsieur Johnson, pourriez-vous me préparer un café ? Le thé ne suffira pas pour cette matinée.
Le valet de bien opina du bonnet et disparut.
— Alors, Sir Thomas, selon vous quelle serait la stratégie des McAllow ?
— Ils préféreront agir dans l'ombre dans un premier temps. Une fois qu'ils auront mis la main sur cette réserve de cristaux, ils s'en serviront pour motiver le neveu Napoléon à lancer ses attaques contre la couronne. Ils feront peut-être de même dans d'autres colonies. Ils affaibliront ainsi la Reine sans s'exposer. Ils attendront le moment propice.
Le valet réapparut avec une cafetière et versa une tasse à Lady Carolyn. Elle s'empressa de la porter à ses lèvres.
— Ce breuvage est une bénédiction. Et une drogue. J'ai commencé à en abuser lors d'un voyage en Turquie, je n'arrive plus à m'en passer.
Cette confession spontanée me fit sourire. Quelle lady étrange !
— Je crois me souvenir que, non, le butin de cristal du roi n'est pas indiqué dans le carnet. Non, c'est ça, c'est une sorte d'énigme.
Fellow abandonna sa raideur caractéristique provisoirement et s'adossa à sa chaise dans un soupir de soulagement.
— C'est une bonne nouvelle ! Cela veut dire que nous avons gagné du temps pour les arrêter. Ils vont sans nul doute retourner dans leur demeure écossaise le temps de résoudre cette énigme. C'est là que nous récupèrerons le carnet.
Il se redressa et saisit la main de la jeune femme.
— Pardonnez-moi, Lady Carolyn, quand je dis « nous », je ne comptais pas vous impliquer plus. Je parlais de Mademoiselle Magpie et moi. Nous vous rapporterons le carnet et justice sera faite au Professeur. D'ailleurs, si vous nous le permettez, nous allons prendre congé. Mademoiselle Magpie, je vous parie dix livres que vous allez adorer l'Écosse !
— Donnez-les-moi maintenant, vous savez très bien que pour cette somme je serais prête à vous dire que j'adore Londres.
— C'est bien là mon propos, vous ferez une Écossaise plus vraie que nature !
— Insinuez-vous que je suis radine, simplement parce que je ne dilapide pas mon argent comme vous ?
Lady Carolyn s'amusa de notre chamaillerie avant d'ajouter :
— Grand Dieu, pourquoi avoir confié le sort du royaume à pareille paire ?
Elle adopta soudain un air sévère.
— Pourquoi ne pas raconter tout cela à la Reine ? Avec son armée, elle mettrait très vite les McAllow aux arrêts.
La mine blasée de Fellow n'indiquait rien de bon.
— Parce que c'est soupçon plus compliqué... Si les McAllow ont pris la tête de la révolte écossaise, c'est avec et grâce à l'appui de la couronne.
— Comment ? m'étranglai-je. Cela n'a aucun sens.
— C'est un double-jeu. La Reine pense contrôler l'Écosse en plaçant un clan secrètement à sa solde, mais les McAllow la manipulent en retour.
— J'ai mal au crâne avec vos histoires de riches, grommelai-je. Je ne suis même pas sûre de comprendre qui sont les méchants.
Lady Carolyn intervint.
— La méchante, mademoiselle, c'est la mort. Et croyez-moi, si une guerre se déclare, elle sera la grande gagnante.
Avec son flegme habituel, Fellow plia sa serviette et se leva.
— Mademoiselle Magpie, si vous avez terminé votre petit-déjeuner, je souhaiterais partir dès que possible. C'est plus de cinq miles qui nous attendent et nous devons repasser prendre nos affaires à Bath.
— Je n'ai aucune idée de ce que cela représente.
— Comptez cinq jours de carrosse.
Mon séant souffrait par avance de ce calvaire. Je me levai pour rejoindre Fellow sur le point de franchir le pas de la porte. Je le fis à contrecœur, car je n'avais pas pu gouter à toutes les nourritures présentes sur la table. Lady Carolyn me retint.
— Est-ce bien sage pour vous d'accompagner Sir Thomas ? me chuchota-t-elle. Je ne comprends pas bien votre lien et je m'interroge sur les risques auxquels vous vous exposez dans cette entreprise.
Je poussai un soupir.
— Il m'a sorti de la rue et me paye bien. Peut-être que pour vous, il est un piètre employeur, mais pour moi, c'est le rêve. Je mange à ma faim, je dors dans de vrais lits, j'ai un toit au-dessus de la tête tous les soirs... Même votre majordome ne doit pas toucher dix livres par mois pour être traité ainsi.
— Vu comme ça. Je ne pense pas que Sir Thomas soit le pire patron, non. Mais j'hésite entre le déclarer fou à lier ou totalement charmant.
— Je reconnais que j'ai fini par le trouver attachant.
Pennwood éclata de rire. Elle aussi était envoutante.
Si seulement ils pouvaient se marier et m'adopter. Et tant pis si l'héritage allait à mon petit frère.
Elle poussa sa chaise et passa son bras sous le mien. Elle m'accompagna jusqu'au perron où Fellow patientait.
— Lady Carolyn, je suis fort ennuyé de vous demander ce service, mais pourriez-vous nous prêter une de vos voitures pour rejoindre Bath ? Il me semble que la nôtre ne nous ait pas attendus.
— Je vais faire mieux que ça, je vous la prête pour aller jusqu'en Écosse et je viens de donner l'ordre de charger une surprise supplémentaire qui vous sera peut-être utile.
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