Chapitre 13

Le souffle court, mes jupons remontés tant bien que mal, j'arrivais en haut de l'escalier. J'avais essayé de me faire discrète devant les domestiques, mais Fellow avait été assez claire sur l'urgence de la situation. Heureusement que la plupart étaient occupés par la réception. Je courus dans le couloir désert et finis en glissade face à la porte du cabinet de Lady Carolyn. Au moment où je mis la main sur la poignée, j'entendis du bruit derrière le panneau de bois. Si seulement mon patron avait eu tort.

J'ouvris le battant d'un seul coup pour surprendre l'intrus. Au niveau du bureau se trouvait un individu, plutôt menu, vêtu de noir, tête comprise. Dans sa main, un carnet.

— Oh merci ! J'avais tellement la flemme de fouiller dans ce désordre.

L'intrus pivota, interloqué, juste à temps pour me voir foncer vers lui. Ma bourrade de l'épaule nous envoya sur le carrelage dans une tempête de soie. Empêtrée dans ma crinoline, j'échouais à ceinture mon rival qui se faufila hors de mon étreinte, tel un serpent. Je réussis cependant à lui arracher sa cagoule alors qu'il se relevait. Ou plutôt qu'elle se relevait. Il s'agissait de la jeune femme du théâtre et du train, cette fois-ci sans perruque. Elle avait une chevelure blonde, presque blanche, raide et coupée droit au bas de son visage. Une bien étrange coiffure.

Je me redressai et la chargeai dans une seconde tentative de l'immobiliser. La suite n'est pas très claire dans mon esprit, elle commença à se baisser, disparut de mon champ de vision et je sentis mes jambes se faire balayer sur la droite. J'entendis l'ossature de ma robe rompre à l'atterrissage. La jeune femme prit le temps de m'adresser un petit regard amusé de ses yeux si troublants avant de s'échapper vers la pièce mitoyenne.

— Fichue tenue ! grommelai-je comme si elle était la seule responsable de mon échec.

J'arrachai mes jupons, le cadavre de crinoline, mes chaussures et jetai avec rage ma perruque au sol.

— Maintenant, on va voir si tu peux semer un gamin des rues !

Je partis à sa poursuite, plus légère dans ma culotte bouffante.

Plutôt que fuir par le couloir, elle avait choisi de s'engager dans le dédale de pièces contiguës, cette enfilade de petits salons, de bureaux et d'antichambres. Elle se mouvait avec grâce et agilité tandis que je me cognais à tous les objets qu'elle renversait en travers de mon chemin. Mais je courais plus vite et lui reprenais du terrain quand il n'y avait pas d'obstacle.

Nous débouchâmes dans une vaste pièce uniquement meublée d'un grand piano. Elle sentit que j'avais l'avantage et bifurqua à gauche et poussa un gros vase, sans doute très couteux, au sol avant de franchir la porte. L'impact projeta des éclats de faïence de part et d'autre du seuil. J'allais regretter mon absence de chaussures. Je ralentis pour limiter les dégâts. Quelques morceaux tranchants entaillèrent malgré tout ma plante et m'arrachèrent des larmes de douleurs. Quoiqu'il advienne, cette soirée méritait à elle seule ses dix livres. Je repartis aussi vite que je pus, en essayant de ne pas déraper dans mes bas imbibés de sang.

Je passai une nouvelle porte et retrouvai ma cible prise au piège dans cette salle. Il n'y avait qu'une issue, et elle était derrière moi. Plus besoin de courir, je m'approchai doucement, prête à lui arracher ce carnet des mains. Elle me semblait pas paniquée pour autant. Étrange.

— Tu es dans une impasse et je suis plus grande et plus costaude. Si tu me donnes ce calepin, je ferais comme si je ne t'avais jamais vu.

Elle se contenta de répondre avec un sourire joueur. Pas méchant, juste une invitation à venir chercher ce carnet moi-même. Je soupirai.

— Vraiment ? Tu sais que tu es surement en train de me faire rater mon futur mari à la soirée d'en dessous ?

Toujours pas un mot.

— OK, tu ne me laisses pas le choix.

J'avançai. Elle glissa sa main droite dans sa poche de pantalon. Je m'approchai encore. Son sourire se fit plus grand. Je n'étais plus qu'à deux mètres, alors je chargeai. À ce moment-là, elle retira le poing de sa culotte et les ténèbres envahirent les lieux. J'étais soudainement devenue aveugle. Sans repères, je percutai un mur et tombai au sol.

— Qu'est-ce que c'est que ça ?

J'entendis ses pas légers s'écarter de moi. Et progressivement, l'obscurité recula. Pas partout. Au milieu de la pièce se trouvait une sphère d'un noir parfait d'environ quatre mètres de diamètre. Ses contours s'estompaient en s'éloignant du centre.

— Bien joué ! Est-ce que c'est un cristal qui absorbe la lumière ? C'est impressionnant !

La sphère s'évanouit laissant réapparaitre la jeune femme au menton pointu. Elle se retourna et reprit sa course.

— Encore ? Si tu crois que je vais lâcher l'affaire, tu te trompes ! criai-je en me redressant sur mes pieds douloureux.

J'avais mal partout et commençai à boiter. La fugitive emprunta cette fois-ci le couloir, profitant de mon handicap pour me distancer. Je puisai dans mes dernières forces pour ne pas la perdre. Elle fonçait vers les escaliers et entreprit de les gravir vers les étages supérieurs. Le temps que j'atteigne le palier à mon tour, je me retrouvai nez à nez avec une Lady Carolyn médusée.

— Je ne sais pas ce que vous croyez, mais ce n'est pas ça ! expliquai-je en l'esquivant.

Je grimpai les marches à sa suite. Le faste des premiers niveaux, comme lors de mon séjour à Londres, s'estompait au fur et à mesure de mon ascension, plancher et boiseries blanches remplaçaient marbre et dorures. À bout de souffle, j'atteignis le sommet de l'escalier, au moment où une porte tout au bout d'un étroit corridor se refermait. J'eus le temps d'apercevoir un bout de ciel dans sa robe de nuit. Elle tentait de s'échapper par les toits. J'empruntai le couloir en laissant des traces brunes sur le sol. La porte débouchait au milieu des versants de toiture, sur un passage qui rejoignait le pourtour du bâtiment et séparé du vide par un parapet en ciment.

Un étrange objet attira alors mon œil. La cambrioleuse sautait à bord d'une petite nacelle suspendu par de complexes cordages à un ballon sombre qui flottait dans les airs. Une montgolfière ! J'en avais vu des illustrations sur des affiches colorées de spectacles de saltimbanques, mais jamais en vrai. Ma curiosité s'en trouva décuplé, je demanderai à Fellow de m'expliquer comment cela peut voler. La fugitive me salua de la main et détacha l'amarre qui maintenait l'embarcation au manoir. Je courus dans sa direction, sachant pourtant que je ne pourrais rien pour la retenir. Accrochée à la rambarde, je la regardai glisser sous la lueur de la lune, impuissante. Elle avait gagné.

Soudain, j'entendis la porte se rouvrir avec fracas. Lady Carolyn surgit, l'air déterminé et surtout, un fusil dans les bras.

— Je vais vous apprendre à piller ma demeure !

Paralysée par ce nouveau visage à mille lieues de la noble dame de salon, je l'observai armer son fusil et viser en direction de la montgolfière. La détonation assourdissante me fit sursauter. Plus loin, le ballon perdait doucement de l'altitude vers le cœur de la forêt.

— Venez avec moi, vous allez avoir des explications à me donner !

Elle m'attrapa par le bras avec une force que je ne lui soupçonnai pas et me tira vers le manoir.

— Aïe, protestai-je, ce n'est pas à moi qu'il faut demander des explications, c'est à Fellow !

— Ne vous inquiétez pas, votre cousin ira au droit aussi. Mais d'abord, vous allez m'aider à retrouver cette montgolfière !

Elle m'entraina à travers les escaliers et couloirs de sa demeure, en veillant à emprunter les parties réservées à l'intendance et ainsi éviter de croiser ses invités, le fusil dans une main et une jeune femme dans une piètre tenue dans l'autre. Nous traversâmes les cuisines pour atteindre la porte qui servait d'accès pour les livraisons de provision. Lady Carolyn saisit une lanterne et sortit sur le côté du manoir. Un petit pont permettait de franchir les douves. Elle me tendit la lumière et rechargea son arme. Puis elle le pointa vers moi.

— Vous passez devant, ordonna-t-elle en désignant les arbres d'un mouvement de tête.

Je déglutis. Avoir une personne en colère me braquant un fusil dans le dos, en pleine nuit et dans les bois n'avait rien de rassurant. À cela s'ajouta l'épaisseur de la canopée qui filtrait la lueur de la lune. La lampe dans ma main n'éclairait guère mieux. Il suffirait d'une racine invisible dans la pénombre pour qu'elle trébuche et que le coup parte tout seul. Plus nous nous enfoncions et plus les silhouettes sombres des troncs se refermaient sur nous. Les branches et les ronces s'accrochaient à ma culotte et les pierres continuaient de blesser mes pieds.

— Je ne voudrais pas être défaitiste, mais je doute que nous parvenions à retrouver la montgolfière en pleine nuit.

— Le seul moyen de le savoir est d'essayer. Avancez ! commanda-t-elle.

— Ça pourrait être dangereux, elle pourrait nous tendre une embuscade.

— C'est pour ça que vous ouvrez la marche. Croyez-moi, j'ai quelques expériences en milieu hostile. En comparaison, ces bois sont un salon de thé.

— Peut-être devrions-nous attendre Sir Thomas, c'est lui le cerveau de la bande.

— Cerveau qui devra répondre soigneusement à mes questions s'il ne veut pas finir en porridge.

La douce et enjouée lady me manquait. Même si mon respect grandissait pour cette femme qui savait prendre les choses en main sans faire appel à un homme.

Je butai sur un obstacle et échouais de peu à faire tomber notre seule source de lumière. Cela devenait vraiment dangereux. Je pense que Fellow désapprouverait, mais avec un canon sur la tempe, nous risquions de finir par lui en parler dans tous les cas.

— Puis-je émettre une suggestion pour nous permettre d'y voir un peu plus clair ?

— Allez-y.

C'était surement une folie que d'agiter un cristal sous son nez, sauf si le professeur Chipperfield l'avait déjà initié. Je portais ma main à ma poitrine, la gueule du fusil suivant mes gestes. Je sortis la pochette de mon corsage et brandis ma botte secrète. Je la disposai tant bien que mal dans la lanterne, pas tout à fait en face de la mèche, mais suffisamment pour que la pierre se mette à rayonner.

— C'est donc bien cela qui vous amène, en conclut Carolyn.

Elle ne me parut pas surprise outre mesure, j'en déduis que dans ses échanges avec le professeur, le sujet avait été abordé.

Nous reprîmes notre avancée, accompagnées par le hululement des chouettes, toujours plus loin dans la forêt, toujours plus loin des petits fours du manoir. Nous finîmes par apercevoir la toile du ballon, pendue aux branches d'un chêne. Lady Carolyn me fit signe de m'en approcher doucement, tandis qu'elle restait à bonne distance, le fusil armé.

Au pied de l'arbre gisaient la nacelle, renversée, et un curieux dispositif composé d'une lanterne reliée à une boîte en acier. Je balayais les alentours, à la recherche du carnet ou de la fugitive, je ne trouvai ni l'un ni l'autre. Je haussai les épaules en direction de Pennwood.

— Je pense qu'elle avait une longueur d'avance et a réussi à s'échapper.

— Vous avez sans doute raison. Je ferai fouiller les bois et ramener la montgolfière demain matin. Pour l'heure, rentrons soigner vos blessures. Avant que vous ne répondiez à mes questions.

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