Chapitre 5


Il y a des engagements si sérieux qu'un homme perd son honneur à ne pas les remplir.

Henry Becque, Les Corbeaux

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Le cavalier fit ralentir sa monture à l'approche des abords de la résidence. L'étalon adapta son allure en conséquence et pénétra au pas dans l'allée principale. Le soldat plaça sa main en visière pour se prémunir du soleil et parvenir à lire le nom gravé de l'établissement sur l'écriteau tout juste dépassé. Le Ranch Sunhorse était le plus réputé des élevages de chevaux de la région. Situé à quelques kilomètres de Sieffert, à l'écart des autres habitations, il fournissait les meilleures montures à la, très connue et non moins célèbre, Garde de Wacil. Le ranch était tenu par une famille respectable et passionnée par les équidés, les Panfilo.

Cette fabuleuse épopée avait commencé il y a bien des années de cela, lorsque Edmond Panfilo avait débarqué en ville. Jeune et fougueux, il avait clamé haut et fort qu'il mettrait sur pieds l'élevage le plus admiré du royaume. Malheureusement, du haut de ses vingt ans et avec comme seul compagnon un canasson mal en point, les villageois ne l'avaient pas pris au sérieux, allant jusqu'à se moquer ouvertement de lui. Qu'à cela ne tienne, le jeune avait acquis un terrain abandonné au fin fond de la campagne et avait construit à la force de ses bras la demeure qui deviendrait plus tard une immense propriété. La bâtisse érigée, il ne restait qu'à aménager les extérieurs pour obtenir un établissement digne de ce nom. Mais le travail de la terre et l'entretien des végétaux n'étaient pas son fort. Arlette Panfilo – qui ne portait pas ce patronyme à l'époque – était embauchée en tant que pépiniériste au village. Elle avait entendu l'histoire de ce jeune homme qui cherchait de l'aide dans son domaine de prédilection. La demoiselle n'avait pas répondu à l'offre de suite, attendant qu'un de ses collègues plus expérimentés se manifeste. Mais, plus les öiches étaient passées et plus il était devenu évident que personne ne se porterait volontaire. Elle avait pris donc son courage à deux mains et était allée proposer ses services à la personne qui était la risée du village. Un gamin à la folie des grandeurs novice dans le monde équestre et une apprentie pépiniériste, le duo avait fait jaser les villageois durant des périodes. Les commérages s'étaient amplifiés lorsque la jeunesse masculine s'était battue pour conquérir la main d'Arlette. La bataille était pourtant perdue d'avance pour ses prétendants, car Arlette n'avait d'yeux que pour Edmond. À eux deux, ils avaient monté leur affaire et, au fil des années, s'étaient bâti une réputation inégalable dans le milieu. À présent, nombreux étaient les acheteurs à se bousculer pour obtenir une monture de l'élevage Panfilo. Le couple avait atteint tous ses objectifs et, la fleur de l'âge approchant, leur plus grand souhait concernait leur fils unique, Gwenhaël. Bien que celui-ci avait choisi une orientation professionnelle bien différente, les Panfilo espéraient que, dans quelques années, il reprenne l'affaire familiale.


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Le cavalier déboucha sur une place particulièrement fleurie. Il s'approcha d'un imposant saule enraciné à l'extrémité ouest dont les branches plongeaient dans la mare reposant à ses pieds. L'homme déchaussa et attacha solidement une longe autour du tronc de l'arbre. L'endroit était idéal pour laisser son étalon se rafraîchir et brouter à sa guise. D'un pas décidé, le soldat traversa la place pour atteindre la porte d'entrée de la demeure. Il se saisit du heurtoir et annonça son arrivée. Se reculant d'un pas, il patienta que l'on vienne lui ouvrir. La famille n'attendait pas de visite en ce jour de repos, mais le jeune homme fut surpris de ne pas percevoir de mouvement dans la maison. Il empoigna cette fois-ci plus fermement l'anneau et martela la porte de façon plus soutenue. Ses efforts furent récompensés quand la porte s'ouvrit, laissant apparaître, madame Panfilo, en personne, tenant à bout de bras un panier rempli de légumes. Un sourire s'élargit sur le visage du soldat, sourire qui s'étira encore lorsque la femme se mit à hurler. Sa voix se répercuta en écho dans tout le domaine.


***


Edmond s'attelait à guider les chevaux des paddocks vers leurs boxes pour la nuit. La dernière porte fermée, il laissa tomber dans sa besace les divers bouchons et étrilles et se rendit dans la pièce attenante aux écuries pour nettoyer le matériel qu'il avait entassé sur ses épaules. Il astiqua soigneusement les mors et quand ils brillèrent tous comme un sou neuf, Edmond accrocha les filets sur les crochets plantés au mur. Il inspecta une énième fois les selles et guêtres en écartant les plus usées, avant de retourner faire un ultime tour auprès de ses bêtes.

— Tout doux, ma belle, chuchota-t-il en posant sa main sur le chanfrein de la jument.

Phœnixa était sa reproductrice favorite. Il adorait l'observer courir dans les prés, sa robe dorée scintillant au soleil. Il la caressa tendrement en soutenant son regard fatigué. La jument était arrivée au terme de sa gestation et l'épuisement se faisait sentir. Onze Arcs déjà passés à attendre la naissance de ce poulain, dans peu de temps la poulinière prendrait sa retraite bien méritée.

— Courage ! Plus qu'un petit mois à tenir, lui souffla monsieur Panfilo.

Il délaissa la pouliche à regret après avoir jeté un coup d'œil au soleil qui touchait presque l'horizon. Sa femme ne tarderait pas à l'appeler pour le dîner et il n'avait pas encore entamé sa dernière tâche du jour. Revenant vers l'entrée du bâtiment, il empoigna la brouette pleine de paille souillée et une fourche pour se diriger vers le compost. Avant d'utiliser son outil pour décharger sa cargaison, il déverrouilla les articulations de ses mains. Ses doigts le faisaient souffrir de plus en plus souvent, la vieillesse pointait le bout de son nez. Les dents métalliques se saisirent de la litière usagée pour la déposer sur le futur fumier.

Edmond s'apprêtait à entamer la moitié de son tas lorsque le hurlement de son épouse le stoppa net dans son geste. Son sang ne fit qu'un tour et il s'élança vers leur maison la fourche à la main. Il contourna la bâtisse et s'immobilisa essoufflé devant la porte d'entrée grande ouverte. Des légumes étaient éparpillés autour d'un panier en osier renversé sur le sol terreux. Les rumeurs qui circulaient au village revinrent à l'esprit du vieil homme. Une bande de hors-la-loi sévissait dans les environs, commettant des actes de vandalisme de pillage au gré de leurs humeurs. Monsieur Panfilo renforça sa prise sur le manche en bois de son arme de fortune et s'engouffra dans la demeure le plus discrètement possible. Personne ne ferait du mal à son Arlette. Pas temps qu'il serait encore en vie.

Il avait effectué quelques pas dans l'entrée quand une ombre provenant de la cuisine s'immisça dans son dos. Edmond se retourna aussitôt pour intimider l'inconnu, la fourche à quelques millimètres de la jugulaire de l'homme.

— Par les Gardiens ! s'insurgea Arlette. Que lui vaut un accueil de la sorte ?

La femme sortit de la cuisine les mains sur les hanches et échangea un regard courroucé avec son mari qui menaçait leur fils avec son outil émoussé. Edmond s'attarda sur la silhouette masculine pour se rendre compte que le jeune homme qui portait les armoiries de la Garde n'était autre que Gwenhaël.

— Désolé, fiston. J'ai cru que...

— Au lieu de croire, agis ! le coupa Arlette. Pose-moi cette fourche avant de blesser quelqu'un ! Et profites-en pour ramasser le panier que j'ai fait tomber en ouvrant la porte à notre fils. La hanse m'a glissé des mains.

Gwenhaël s'empressa de proposer son aide à son père, encore un peu déboussolé, sous les yeux bienveillants d'Arlette.

— Ça, c'est bien mon fiston ! déclara-t-elle en pinçant les joues du jeune homme avant de disparaître dans la cuisine.

Père et fils ramassèrent les courges qui jonchaient le sol tandis que le soleil s'apprêtait à se coucher pour faire place aux lunes.

— Tu as l'air à cran, papa, commença Gwenhaël en tendant le panier à son paternel pour qu'il y pose ses courgettes. Vous avez eu des problèmes avec des vagabonds ? Je ne te savais pas si farouche !

— Ta mère finira par me déclencher une crise cardiaque, avoua l'homme en tapotant le dos de son garçon. Ses sauts d'émotion me font toujours imaginer le pire. Et à en croire les rumeurs...

— Que disent les rumeurs ?

Edmond balaya l'air de sa main comme pour chasser le mauvais sort. Il fit signe à son fils d'oublier les sornettes qui circulaient dans leur village de campagne.

— Es-tu ici en tant que soldat ou fils ?

— Je suis en permission pendant quelques jours. Le lieutenant Panfilo est resté à Wacil.

— Bien, se réjouit Edmond. Allons rentrer ton étalon et tu me raconteras les nouvelles de la capitale. Lieutenant, tu dis ? Tu as beaucoup de choses à nous narrer.

La famille Panfilo se réunit autour de la table de la salle à manger pour entamer le dîner. Bien que la conversation était enjouée et que Gwenhaël partageait ses succès et mésaventures, ses parents n'étaient pas dupes. Leur fils d'ordinaire discret et réservé avait pris de l'assurance depuis son entrée dans la garde, mais il était évident que quelque chose le tracassait. Chacun des parents interpréta ce mal-être de sa façon, l'un plus proche de la réalité que l'autre.

— Serais-tu sur le point de lui faire ta demande ? ne put se retenir Arlette tandis que son mari levait les yeux au ciel.

— Ma demande ? À qui ? s'étonna Gwen en avalant sa bouchée de travers.

Madame Panfilo s'agaça de la légèreté avec laquelle son fils prenait le sujet. Il avait grandi avec Fiona, la fille du vétérinaire du village et, enfants, ils étaient toujours fourrés ensemble à faire les quatre cents coups. Vu l'activité de Jorice, lui et Fiona, passaient régulièrement au ranch pour ausculter leurs chevaux. La demoiselle l'accompagnait en prétextant vouloir l'épauler dans ses soins, mais Arlette n'était pas dupe, Gwen l'intéressait plus que les bêtes. Fiona avait mal vécu le départ de Gwenhaël, qui s'était fait sur un coup de tête. Arlette, elle, avait espéré que ses nouvelles fonctions le feraient mûrir et lui ouvriraient les yeux sur les sentiments de la jeune femme. Après tout, il était temps pour elle de devenir grand-mère.

— Je ne serais pas contre si Fiona faisait partie de notre famille, tenta-t-elle une dernière fois.

— Comment ça ? Tu ne la considères pas déjà de la famille ?

— Il va falloir penser à te trouver une compagne, mon garçon, répliqua Arlette, déçue de la réponse de son enfant.

— Et quel est le rapport avec Fiona ? Je ne te suis pas, maman. Et ne t'inquiète pas, quand j'aurai rencontré quelqu'un, je te la présenterai.

Arlette sourit mi-figue mi-raisin et s'empressa de débarrasser la table pour se réfugier dans sa cuisine. La déception de sa femme attrista Edmond, mais il savait que toute chose venait en temps voulu. Même si son épouse appréciait Fiona, elle ne pouvait forcer leur fils à lui passer la bague au doigt. Manifestement, le souci du jeune homme ne concernait pas une peine de cœur et monsieur Panfilo en aurait mis sa main à couper. Il invita Gwenhaël à faire quelques pas avec lui dans le patio, l'heure tardive et l'espace cosy étaient propices aux confidences.

— Arrête de te faire du mouron, fiston finit par lâcher Edmond. Quelque chose ne va pas à la Garde ?

Gwenhaël avait espéré garder ses états d'âme pour lui, mais il savait ne rien pouvoir cacher à son père. Secret professionnel ou non, son paternel saurait l'écouter et conserver les informations pour lui.

— Il se passe quelque chose de grave, commença-t-il. Des désordres un peu partout dans le royaume et au-delà. Et des commérages et bruits de couloirs que je ne peux plus ignorer...

Edmond se remémora quelques heures plus tôt l'air grave qu'avait arboré son fils à la mention des rumeurs au village.

— Est-ce si préoccupant que cela ? Pourquoi cela te mine-t-il autant ?

— On m'a chargé de me renseigner sur certains conflits assez mineurs, mais de fil en aiguille j'ai fait le lien avec d'autres affaires. Si mes déductions sont bonnes, nous allons à l'avant de gros problèmes. À mon retour de permission, j'ai un entretien avec le gouverneur pour lui livrer les conclusions de mon enquête.

— Tu as peur de lui relater les faits établis ? Tu fais ton travail, bonhomme, même si les nouvelles ne sont pas réjouissantes, ton devoir est de faire part de tes découvertes.

— Même si j'ai outrepassé mes droits ? J'ai empiété sur les platebandes de frères soldats sans les tenir informés.

Monsieur Panfilo se gratta le menton, réfléchissant à la formulation de sa phrase. Son fils était trop honnête pour donner un coup de couteau dans le dos, mais il apprendrait que, dans certaines situations, faire cavalier seul ne pouvait être que salutaire. Ne disait-on pas que la fin justifiait les moyens ?

— Et ces camarades sont-ils arrivés aux mêmes conclusions que toi ?

— Non, chacun travaille de son côté, pour eux leurs missions sont totalement indépendantes et n'ont pas de point de corrélation.

— Autrement dit, aucun n'a jugé bon de croiser les évènements pour en faire sortir un dénominateur commun ?

Gwenhaël réfléchit quelques instants à la situation et l'analysa sous un nouveau jour. Personne n'avait eu une vue globale. Il avait abordé le problème sous un autre angle et avait débusqué l'anguille tapie sous les rochers. Si ses suspicions étaient fondées, ses supérieurs ne lui tiendraient pas rigueur de son écart de route. Mais si cela n'était pas le cas, il aurait suivi son instinct et ne regretterait pas, après tout, cela partait d'un sentiment de vouloir bien faire les choses.

— Tu as raison, affirma-t-il. Je vais rendre mon rapport complet en faisant part de mes doutes. Au moins, j'aurais la conscience tranquille.

— Ça s'est bien parlé, mon fils ! En attendant, profitons de ton séjour parmi nous. Laissons la Garde là où elle est et allons nous coucher, la journée a été assez éprouvante.


***


Il se retrouvait encore une fois au centre de cette grotte glaciale. À ses côtés se dressait un autel sculpté à même la pierre. Un emplacement vide attendait que l'on vienne lui rendre sa partie manquante. Il ne contrôlait pas ses gestes, comme à chaque fois qu'il se replongeait dans ce songe étrange. Autour de lui, des torches brûlaient d'un feu improbable aux teintes violacées. Pile au moment où son regard s'arrêtait sur la paroi rocheuse, une ouverture cachée basculait pour laisser entrer trois silhouettes. La Trinité, lui chuchota une voix dans sa tête. Les nouveaux venus passèrent à côté de lui sans le voir. Cela ne l'étonnait plus, puisque lui non plus ne parvenait pas à percevoir correctement ces personnes. La voix mélodieuse s'éleva à nouveau et il n'était pas le seul à l'entendre, car les trois ombres difformes se retournèrent comme en simultané vers lui.

— Par le passé, je t'ai sauvé la vie. À ton tour de préserver la mienne pour effacer ta dette. La mort, la vie. Tous ces états sont réunis pour libérer notre monde des erreurs commises.

Les silhouettes se mêlèrent pour former un être de vapeur obscure. La panique le gagna, jamais son rêve n'avait pris une telle tournure. Paralysé sur place, il ne put être que spectateur de la transformation de l'ombre informe en un dragon aux écailles ébène. Ses yeux reptiliens aussi rouges que la lave en fusion le regardaient. Il n'était plus invisible, la créature mythique que plus aucun Elfatiens n'avait croisée depuis des siècles l'avait choisi pour cible. Le dragon prit son envol dans un tourbillon de flammes et lâcha un rugissement tout droit sorti des enfers.

Gwenhaël se réveilla en sursaut, couvert de sueur froide. Le cauchemar qui le hantait depuis sa tendre enfance venait pour la première fois de s'altérer. Mais le hurlement ne s'était pas arrêté et résonnait à présent dans tout le domaine. Il repoussa ses draps et bondit hors de son lit. Le jeune homme sortait son épée de son fourreau lorsque la porte de sa chambre s'ouvrit à la volée pour laisser place à ses parents affolés. 

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